Editeur : Les Empêcheurs de penser en rond (26 avril 2012)
Collection : La découverte
Langue : Français
ISBN-10: 235925040X
ISBN-13: 978-2359250404
Prix :19,95 €
Bidar poursuit son état des lieux en examinant l’apport et surtout les limites de la pensée dite traditionnaliste dans la mesure où elle se pose comme alternative critique à la pensée moderne. Il passe ainsi en revue les grands noms des philosophies traditionnelles comme René Guénon, Teilhard de Chardin, Sri Aurobindo ou Mohammed Iqbal. Il leur reconnaît le mérite d’avoir pris conscience de l’ère nouvelle dans laquelle l’humanité est engagée, mais il regrette aussi que « ces pensées restent dans un cadre religieux » alors qu’il importe de partir de « la nouvelle position qui est la nôtre, celle des hommes sortis de la religion ». À ce titre, le symbolisme religieux selon lui n’est pas opérant et les sagesses religieuses par-delà leur indéniable contribution n’auraient plus aucune efficacité dans les conditions actuelles. C’est comme, dit-il, « souffler sur des braises éteintes et mourir pétrifiés de froid ».
Car « notre monde poursuit la religion avec d’autres moyens » alors que nous sommes censés en être sortis, et que le divin continue d’exister malgré l’annonce de sa mise à mort. « La modernité [écrit Abdennour Bidar] n’a pas su aller au bout de son propre geste en installant l’homme sur le trône de ce Dieu qu’elle venait de mettre à mort... ». Le monde sorti de la religion du siècle dernier, après s’être débarrassé des totalitarismes fasciste et communiste que Raymond Aron qualifiait d’ailleurs de « religions séculières » [3], les remplaça par « la toute-puissance destructrice de l’argent et de la chimie [comme] nouveaux dieux ». Les crises financières et écologiques rendent compte du fait que l’homme contemporain rechigne une nouvelle fois encore à endosser son « statut de créateur » en acceptant « son impuissance face à des pouvoirs qui le dépassent ». Or pour le philosophe, ces pouvoirs ne sont autres que les siens propres.
Aussi, « le meilleur signe que l’humanité devient divine est qu’elle n’est plus jamais innocente de ce qui l’accable » nous dit-il. Ce que l’on peut en partie comprendre sans grande difficulté pour ce qui relève par exemple de la pauvreté, dans la mesure où celle-ci se veut le produit d’une certaine organisation sociale dont l’immuabilité est toute relative ; mais qu’en est-il des catastrophes naturelles ? L’homme peut-il faire la pluie et le beau temps ? D’aucuns répondront que la technologie permettant de modifier le climat serait disponible [4]. Pour Bidar, les possibles de l’homme ne sont donc pas finis et limités et le seraient encore moins s’il se sait et se vit comme créateur. Il faut pour cela non seulement être théocide mais devenir « théophage ‑ mangeur de Dieu », en s’assurant d’être animé d’une « consommation créatrice ».
C’est une conviction que Bidar défend avec fougue et passion, une conviction qui ne saura être entretenue qu’à l’abri d’une enquête de terrain. L’objectivation qu’offre une investigation empirique conduirait inévitablement à réviser des positions forgées au gré de méditations, pour finir par admettre, à l’instar de Marcel Gauchet, que « si nous sommes sortis du religieux, dans tous les sens du terme, il ne nous a pas quittés, et peut-être, toute terminée que soit sa course efficace, n’en aurons-nous jamais fini avec lui » [5]. Certes, Bidar lui reproche l’aveu de cette « incapacité à remplacer le religieux », même si Gauchet continue de défendre « une véritable pensée du fait religieux […] comme le résultat d’une décision sociale qui aurait pu être autre. L’espèce humaine [écrit-il] a opté pour la voie religieuse, elle est en passe d’y renoncer, elle aurait pu ne jamais s’y engager » [6]. Soumise à l’épreuve des faits, cette hypothèse que d’aucuns qualifieraient de laïque radicale reste selon nous d’une fragilité bien grande devant l’indéniable constat de l’existence de mêmes gestes, de mêmes attitudes, de mêmes rites, de mêmes institutions sociales, comme autant d’invariants plaidant en faveur de la spécificité du phénomène religieux, de sa cohérence et de sa permanence dans l’histoire. En d’autres termes, et pour reprendre René Girard, « comme [le religieux] est, tout au long de l’histoire, l’élément immuable dans des institutions diverses et changeantes, on ne peut pas renoncer à la pseudo-solution qui fait de lui un pur néant, un paramètre insignifiant, sans se trouver confronté à la possibilité inverse, fort désagréable pour l’anti-religion moderne, celle qui ferait de lui le cœur de tout système social, l’origine vraie et la forme primitive de toutes les institutions, le fondement universel de la culture humaine » [7].
S’il fait face à son époque, Bidar cherche en revanche à échapper au passé, à toute condition historique de l’humanité, pour penser librement son avenir, un avenir sans religieux. Et même s’il regrette que « la surpuissance » de l’homme soit « gaspillée » par cette actuelle « civilisation matérialiste, utilitariste, consumériste et hédoniste », le philosophe français se rend au chevet des dernières découvertes scientifiques et technologiques pour examiner leurs incidences dans nos vies futures amenées à « s’affranchir [toujours plus] de toute dépendance subie ou aliénée à une extériorité ». Ce n’est plus la réalité qui laisse place à la fiction, mais l’inverse jusqu’à ce qu’il faille admettre que « l’illusion de demain sera le réel d’aujourd’hui ». C’est là pour Bidar l’une « des conditions d’avènement du créateur humain ».
Á la lecture de ce livre, on se demande bien s’il est encore raisonnable d’appeler l’humanité à se prendre pour une divinité, pour ce dieu qu’elle aurait inventé, tué puis mangé, quand on sait que cela l’a trop souvent conduite à être « monstrueuse », diabolique même. Si seulement le summum de la prétention humaine pouvait se limiter à mener une vie angélique, même imparfaite se dit-on avec lucidité. Mais si dieu, diable et ange ne sont qu’êtres imaginaires, que l’être humain ne se contente-t-il pas alors de n’être qu’humain, juste humain [10] !
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Pour le lecteur souhaitant approndir, il retrouvera interviews et articles de l'auteur, Abdennour Bidar, en relation avec cet ouvrage dans Le monde des religions , le Monde et enfin sur France culture dans l'émission Les Racines du ciel.
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[1] John Langshaw Austin, Quand dire, c’est faire, Paris, Seuil, 1991 [1962].
[2] Amartya Kumar Sen, « Equality of what ? », The Tanner Lectures on Human Value, Salt Lake City, University of Utah Press, 1979, p. 195-220.
[3] Raymon Aron, L’Âge des empires et l’avenir de la France, Paris, Défense de la France, 1946, p. 288.
[4] Voir notamment le rapport de la Commission européenne des affaires étrangères, de la sécurité et de la politique de défense sur les programmes de recherche sur les rayonnements à haute fréquence (rapport A4-0005/99 en date du 14 janvier 1999 ).
[5] Marcel Gauchet, Le désenchantement du monde. Une histoire politique de religion, Paris, Gallimard, 1985, p. 67.
[6] Marcel Gauchet, La condition politique, Paris, Gallimard, 2005, pp. 45-90.
[7] René Girard, Je vois Satan tomber comme l’éclair, Paris, Grasset, 1999, p. 123.
[8] Camille Tarot, Le symbolique et le sacré. Théories de la religion, Paris, La Découverte, 2008, p. 187.
[9] François Chenet, « Le régime des castes », Diogène, 1989, p. 127.
[10] Clin d’œil à Friedrich Wilhelm Nietzsche, Humain, trop humain. Un livre pour esprits libres, Paris, Gallimard, 1988.