Lundi 21 Septembre 2015

Al-Māwardī, De l’éthique du Prince et du gouvernement de l’État



À rebours des thèses du monisme islamique, qui prônent une fusion entre religion et politique, al-Māwardī propose une grille de lecture plus complexe qui ouvre la voie à la sécularisation ainsi qu’à l’autonomisation du politique tout en laissant une place à la raison.

Par Salih Dogan

Publication en partenariat avec le site Lectures.revues.org

 

Broché: 536 pages
Editeur : Les Belles Lettres;
Édition : 1 (13 mars 2015)
Collection : Sagesses médiévales
Langue : Français
ISBN-10: 2251183167


Si l’ouvrage Statuts gouvernementaux a permis d’asseoir définitivement la réputation d’al-Māwardī en Occident, notamment chez les spécialistes du droit, cette récente traduction [1] vient combler un vide dans la longue tradition des Miroirs des princes (traités d'éthique gouvernementale). L’ouvrage, qui porte incontestablement la marque de fabrique de ce juriste irakien du Xe siècle, apprécié pour son esprit de synthèse et d’analyse, s’impose autant par le style que par la rigueur intellectuelle dont fait preuve l’auteur. Pour le style tout d’abord, qui présente nombre d’analogies avec Le Prince de Machiavel, les sentences et maximes que l’auteur prononce sont autant de morceaux d’anthologie ; quant au fond, al-Māwardī théorise un certain nombre de problèmes d’une étonnante actualité que Makram Abbès relate dans l’essai – sur lequel nous reviendrons – qui précède et introduit le texte [2]. Des missions diplomatiques dont il fut chargé, al-Māwardī s’est attiré la sympathie des représentants de deux institutions, l’institution politico-militaire du sultan et l’institution religieuse du calife, qui n’étaient pas vouées à s’entendre et qu’il a réussi malgré tout à concilier. De ce talent hors pair pour la négociation découle, à travers son œuvre, la préoccupation constante de vouloir combiner la pensée à l’action.

Al-Māwardī, en bon conseiller, se charge d’éclairer le Prince par ses maximes de sagesse et conseils moraux afin d’établir les règles qui permettraient d’accéder à la perfection dans l’art de gouverner. Il articule sa pensée autour de deux grandes parties composées chacune de vingt chapitres [3] où il se concentre d’abord sur l’art de diriger sa propre conduite pour se livrer ensuite à la conduite de l’État. Al-Māwardī fonde, de prime abord, le pouvoir sur l’éthique du Prince, à laquelle il consacre sa première partie. Cette éthique, dans la mesure où elle est une discipline que le Prince doit s’appliquer à lui-même, est d’autant plus nécessaire que celui-ci constitue une référence pour son peuple. Partant de l'examen des caractères par lesquels le souverain peut être reconnu comme étant un Prince vertueux, al-Māwardī passe ensuite en revue, dans sa seconde partie intitulée « du gouvernement de l’État », les compétences requises et les institutions avec lesquelles le prétendant au pouvoir doit concourir. Il énonce les règles qui, selon lui, permettent une bonne administration de l’État et les conditions qui garantissent l’ordre social. En présupposant qu’il est nécessaire de se gouverner soi-même avant de gouverner les autres, al-Māwardī cherche avant tout à responsabiliser le Prince sur sa condition humaine pour parfaire l’exercice de sa vocation.

Al-Māwardī postule tout d’abord que la nature de l’homme n’est en soi ni bonne, ni mauvaise [4]. Cette relativité des caractères l’amène à définir le vertueux comme étant « celui dont les vertus l’emportent sur les vices » (p. 246). Ces vertus peuvent s’acquérir et donc corriger les caractères innés. Elles se définissent par une position médiane entre deux pôles de caractères antithétiques qui fixe un seuil au-delà duquel les vertus deviennent des défauts, par leurs excès [5]. Al-Māwardī définit cependant les caractères à partir de leurs manifestations extérieures, c’est-à-dire lorsqu’on les perçoit de manière régulière chez l’individu. Les vertus du Prince sont par ailleurs indissociables des Arcana imperii [6] et ne doivent pas faire abstraction des lieux de pouvoir, des intrigues de cour, de la menace potentielle des ennemis, ce qui laisse une marge pour la dissimulation et la simulation de caractères. Ces vertus doivent tenir compte également de la stratification sociale ainsi que des usages (division entre masse et élites, conservation des rangs, étiquette) et des limites qui s’imposent à la volonté (la « fortune »). L’éducation du Prince ne tolère aucun écart de conduite, ce qui amène al-Māwardī à passer du « juste milieu » des caractères à une « politique juste » dans les affaires de l’État : il fonde ainsi les bases de la souveraineté sur la justice [7]. La réflexion d’al-Māwardī sur la nature du pouvoir l’amène à s’interroger sur les rapports de domination, notamment à travers une analyse des institutions. Il préconise l’équilibre entre l’institution religieuse et l’institution politico-militaire. La religion permet d’éviter que la domination du fort ne s’exerce sur le faible et ne laisse libre-cours aux instincts les plus vils. Le Prince doit donc, par son pouvoir temporel, garantir les fonctions d’intégration que procure l’autorité morale de la religion tout en veillant cependant à ce qu’elle n’empiète pas sur le politique, afin d’éviter les schismes et donc la guerre civile. Al-Māwardī reconnaît, en se pliant à la règle des Miroirs des princes, que le pouvoir à une logique propre qui se démarque de celle du religieux. Dans la conception organiciste d’al-Māwardī puisée chez les Anciens, le Prince fait figure de médecin qui veille, à la lumière de la tradition médicale galénique, sur l’unité du corps politique et l’interdépendance de ses membres [8]. À la question de savoir si le Prince se doit d’être craint ou d’être aimé, pour parler comme Machiavel, al-Māwardī répond que les caractères d’un Prince ne doivent être ni doux, ni durs en soi car le pouvoir n’est coercitif ou incitatif que selon les circonstances dont il dépend. Ainsi, lorsque des déséquilibres tels que la corruption [9] se manifestent au sein du corps politique, il convient pour le Prince -d’en rechercher « les causes qui doivent être soignées à la racine par leurs contraires » (p. 414). En définitive, seule l’identification des causes de la « maladie » permet d’établir un diagnostic adéquat.

Dans son essai, Makram Abbès souligne combien ce représentant du « siècle de l’humanisme arabo-islamique » offre une nouvelle approche des rapports entre islam et politique. À rebours des thèses du monisme islamique, qui prônent une fusion entre religion et politique, al-Māwardī propose une grille de lecture plus complexe qui ouvre la voie à la sécularisation ainsi qu’à l’autonomisation du politique tout en laissant une place à la raison. Il en découle une logique qui échappe à l’absolutisme induit par la loi de nécessité [10] et le développement de rationalités gouvernementales reposant, selon Abbès, sur une relation gouvernant / gouvernés allant jusqu’à inclure l’idée, avant la tradition contractualiste, d’un contrat tacite entre le premier et les seconds (p. 76).

Outre cette postérité en philosophie politique, al-Māwardī reste largement méconnu chez les sociologues. Or, il apporte un éclairage indéniable pour les tenants de la sociologie politique. La sociologie de la domination qu’il propose montre, à l’instar de Max Weber [11], qu’il était conscient des problèmes que suppose la relation entre le Prince et son administration dans les régimes « patrimoniaux ». Que le point de vue soit celui de la relation entre centre et périphérie, de la méritocratie ou du népotisme, de l’administration qu’il faut s’allier et dont il faut garantir la fidélité, de l’éloignement des provinces comme de celui du contrôle de l’État, tout concours à montrer que la question du pouvoir est au cœur de la réflexion d’al-Māwardī. Le pouvoir n’est jamais réduit à une essence mais constitue le résultat d’une interaction : celle d’un Prince qui se donne à voir face à ses sujets et dont la réalité du pouvoir passe par la médiation d’une administration dont tout l’enjeu est d’éviter qu’elle s’autonomise. Comme pour Machiavel, celui qui éclaire le Prince est aussi d’une certaine manière celui qui le dénonce : l’insistance d’al-Māwardī sur la justice montre, en effet, qu’en terre d’islam comme ailleurs, nulle souveraineté durable n’est possible sans un pouvoir légitime.

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[1] Makram Abbès s’est appuyé sur deux sources pour traduire le texte dont le titre intégral est de l’Examen aisé et la victoire rapide en matière d’éthique du Prince et de gouvernement de l’État (Kitāb tashīl al-naẓar wa-taʿǧīl al-ẓafar fī aẖlāq al-malik wa-siyāsaẗ al-mulk) de Abī al-Ḥasan ʿAlī ibn Muḥammad al-Mawārdī. La première, qui a donné naissance aux deux éditions arabes sur lesquelles s’appuie le traducteur, est plus complète car elle repose sur deux manuscrits conservés à Gotha en Allemagne ; quant à la seconde, relative au manuscrit de Téhéran, elle reste plus fidèle au texte en raison du nombre limité d’ajouts de la part des copistes. Les éditions arabes sont celles de Muḥyī Hilāl al-Sarḥān et Ḥasan al-Sāʿātī, Beyrouth, Dar al-nahda l-’arabiyya, 1981. Ridwan Al-Sayyid, Beyrouth, Dar al-’ulum al-’arabiyya, 1987.


[2] Il convient de noter, à un double titre, tout le mérite qui revient ici à cette traduction inédite. En parfait arabisant, Abbès a su, dans ses commentaires, tout à la fois éviter les travers de l’orientalisme et exploiter la richesse de la langue arabe en redonnant un second souffle au texte en le baignant dans sa matrice linguistique et lexicale. En fin philosophe et conformément à son intérêt pour la philosophie morale et politique en Islam, Abbès réussit à mettre en miroir ces traditions intellectuelles occidentales et orientales sur le plan théorique et sur celui de leur généalogie.

[3] La division en vingt chapitres ne vient pas de l’auteur mais du traducteur.

[4] « L’homme est naturellement enclin à des caractères qui ne sont ni louables totalement, ni blâmables dans leur ensemble », p. 245.

[5] « … chaque vertu possède une limite (hadd-limite) qui est l’essence par laquelle elle est définie (hadd-définition), et le fait de dépasser la limite crée un défaut dans l’essence », souligné par Makram Abbès (p. 340).

[6] À savoir les secrets du pouvoir, les mystères de la politique.

[7] Comme il l’affirme dans une formule ramassée d’Ardashīr ibn Bābik, roi persan sassanide (226-241), qu’il reprend à son compte, « lorsque le souverain renonce à la justice, les sujets renoncent à obéir » (p. 385).

[8] Pour l’influence de Galien sur la pensée d’al-Māwardī, voir la note 1 p. 392.

[9] « phénomène qui naît de l’éloignement de la justice » (p. 414).

[10] Cette loi exige de se plier à la volonté du Prince, même tyrannique, pour éviter la fitna (guerre civile) et préserver l’unité de l’ummah (communauté des croyants). Pour la relation entre islam et politique voir également Makram Abbès, Islam et politique à l’âge classique, Paris, PUF, 2009.

[11 Voir en particulier Max Weber, La domination, Paris, La Découverte, coll. « Politique & sociétés », 2013 ; notes critiques et compte rendu pour Lectures : https://lectures.revues.org/12992.




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