Mercredi 1 Avril 2015

Alain Gresh : Une fabuleuse découverte sur l’islam (réponse à Abdennour Bidar)

Par Alain Gresh,



Il faut toute l’assurance — certains diront l’arrogance ou la suffisance — d’un philosophe pour se dresser sur ses ergots et lancer, de France, une « lettre ouverte au monde musulman », dans laquelle le tutoiement familier se mêle à des dizaines d’occurrences de « mon cher islam », « mon cher monde musulman » [1 ], avec une familiarité un peu condescendante. Au monde musulman tout entier ? Rien de moins. L’auteur s’adresse à un milliard et quelques centaines de millions d’individus, majoritaires dans une cinquantaine de pays, qui vivent dans les conditions les plus dissemblables et qui sont pourtant amalgamés sous un seul vocable — incluant aussi les musulmans des pays où ils sont minoritaires.
Ces centaines de millions de mahométans seraient, pour l’immense majorité d’entre eux, atteints d’une grave maladie — seule une petite minorité d’élus y échappant dont, bien sûr, l’auteur du pamphlet, Abdennour Bidar. Car son ton mi-compatissant mi-donneur de leçons ne peut dissimuler le fond du propos, l’essentialisation des musulmans, leur réduction à une abstraction qui s’appelle « islam » et qui permettrait d’expliquer tous les maux dans lesquels il se débattent.
Que l’Indonésie soit, au même titre que le Brésil, un pays démocratique (et le plus peuplé des pays musulmans), que l’autoritarisme égyptien ait peu avoir avec la religion, que l’Albanie connaisse des problèmes et des conflits qui ne portent pas sur la religion, qu’importe. Que la situation des femmes soit difficile dans beaucoup de pays musulmans, nul le contestera. Mais vivent-elles des conditions plus dures au Pakistan qu’en Inde, un pays laïque ? Peut-on vraiment affirmer que les femmes turques n’ont pas conquis de nombreux droits ces dernières décennies ? Comment expliquer que les jeunes femmes soient majoritaires dans toutes les universités du monde arabe (à l’exception du Yémen) ?
Preuve de leur maladie, les musulmans seraient, selon l’auteur, convaincus que « l’islam est la religion supérieure à toutes les autres ». Et alors ? N’est-ce pas une conviction qui anime, en général, tous les croyants des trois grandes confessions et leurs institutions ? Ni le Pape, ni aucun grand rabbin ne met, à ma connaissance, sa religion sur le même plan que les autres cultes.

Un secret soigneusement dissimulé

Alain Gresh
Selon Bidar, « les racines du mal » qui a atteint le monde musulman sont à chercher en son sein, dans un secret qui remonterait à la mort du Prophète et qui aurait été soigneusement dissimulé, enfoui, enterré depuis plus de 1 400 ans par tous les docteurs de l’islam, mais que notre philosophe a su mettre au jour. Quel est donc ce mystère ? « Le Coran nous dit que l’homme est appelé à grandir jusqu’à ce qu’il devienne créateur. » Et le texte sacré prône que « tout être humain doit être rendu suffisamment libre, suffisamment maître de sa vie et non plus créature ou l’esclave de quiconque ». Ah bon, le texte sacré dit cela et personne ne l’avait compris avant Bidar ?

Je ne m’engagerai pas sur ce terrain miné. Ce que prône le Coran, comme l’écrit Olivier Roy, c’est ce que les musulmans disent qu’il prône. Et n’étant pas musulman, je me garderai bien d’interpréter un texte aussi beau qu’obscur. Un croyant a tout à fait le droit de s’y essayer, Bidar aussi. Mais l’Histoire nous apprend que le Coran a été compris au cours des siècles de manière très diverse et changeante, les hérésies d’hier devenant le dogme d’aujourd’hui. Pourtant, c’est dans la mauvaise interprétation du Coran depuis la mort du Prophète que Bidar voit les raisons de l’émergence de l’Organisation de l’Etat islamique (OEI). « Les racines du mal sont en toi-même » jette-t-il aux millions de ses « chers amis musulmans ». Aussi simple que cela. Bien sûr, l’OEI habille ses crimes d’un langage religieux, mais faut-il la prendre au mot ? Les aventures occidentales en Irak et en Afghanistan n’ont-elles pas été commises au nom de la démocratie et des droits humains ? On peut trouver des causes bien plus sérieuses et bien plus « terrestres » à la naissance du califat que la bonne ou mauvaise exégèse d’une sourate du Coran. En 2002, Al-Qaida n’existait pas en Irak. Il a fallu l’invasion américaine de 2003, la dissolution de l’armée irakienne par les Etats-Unis, la confessionnalisation du pays organisée par Washington, pour voir l’organisation d’Oussama Ben Laden prendre son essor, avant de muter en Etat islamique. Soyons donc clairs ! Si les Etats-Unis n’avaient pas envahi l’Irak en 2003, jamais Al-Qaida ne se serait développée dans ce pays, jamais elle ne se serait transformée en OEI, même si des milliers de musulmans avaient interprété le Coran de telle ou telle manière [2 ].
D’autre part, si, dès la mort du Prophète, les croyants ont mal compris son message, s’ils n’ont pas déterré le secret que Bidar seul a découvert, comment diable (si l’on peut dire) ont-ils été capables de fonder des empires aussi brillants — sur tous les plans, y compris intellectuel et scientifique — que l’Empire omeyyade, l’Empire abasside, l’Empire moghol ou l’Empire ottoman ?


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[1] Abdennour Bidar, Lettre ouverte au monde musulman, Editions Les Liens qui libèrent, Paris, 2015. Lire également le texte éponyme publié par l’auteur dans Marianne en octobre dernier.
[2] Lire aussi « Funeste rivalité entre Al-Qaida et l’Organisation de l’Etat islamique  », par Julien Théron, Le Monde diplomatique, février 2015.



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