Vendredi 30 Aout 2024

Amélie Chekroun, La conquête de l’Ethiopie. Un jihad au xvie siècle



Pour conclure, cette recherche de longue haleine s’inscrit dans le champ en plein renouvellement des études sur l’islam éthiopien médiéval et moderne dont Amélie Chekroun est une figure majeure. Ce texte essentiel qu’est le Futūḥ al‑Ḥabasha a enfin reçu l’analyse qu’il méritait. Plus avant, ce travail replace l’islam éthiopien dans l’histoire de la Corne et sur le temps long, tout en amorçant un dialogue prometteur avec une histoire globale de l’Islam.

Anaïs Wion
 
Cette recension a déjà fait l'objet d'une publication dans le Bulletin critique des Annales islamologiques sous licence Creative Commons (BY NC SA).


 

Broché: 300 pages
Éditeur :
CNRS éditions (23 février 2023)
Langue : Français
ISBN-13:
978-2271145543

Recension

   
    Cet ouvrage rend enfin accessible une thèse soutenue en 2013 et marque d’une pierre blanche les études concernant l’Éthiopie médiévale et moderne, aujourd’hui en plein essor et en pleine mutation. Le propos est de décentrer le regard historiographique sur un moment fondateur de la modernité éthiopienne : la guerre menée par les armées musulmanes dans les décennies 1520 à 1550 contre le royaume chrétien éthiopien et qui donna lieu à une profonde restructuration géopolitique dans cette partie de la Corne de l’Afrique. Si cette guerre a longtemps été considérée quasiment uniquement du point de vue chrétien, la principale source écrite la documentant, le Futūḥ al‑Ḥabasha ou Conquête de l’Éthiopie, a pourtant été écrit par un auteur musulman et pour un public musulman. Ce paradoxe montre bien le déséquilibre qui a longtemps prédominé dans le champ des études éthiopiennes et cette étude, ainsi que plus globalement l’ensemble des travaux d’Amélie Chekroun, participent grandement à repenser l’histoire de l’Éthiopie musulmane « à part égale ».

    Le socle documentaire en est donc un texte intitulé Futūḥ al‑Ḥabasha. L’autrice dresse tout d’abord un tableau complet des manuscrits connus, au nombre de neuf, et montre les problèmes que posent les travaux antérieurs fondés sur une édition désormais lacunaire et problématique. Pour son étude, elle a systématiquement eu recours aux textes manuscrits mais sans toutefois proposer de stemme des manuscrits ni se lancer dans une nouvelle édition critique. L’auteur de ce texte, ʿArab Faqīh, est un soufi proche des milieux lettrés d’Arabie de la première moitié du xvie siècle et ainsi contemporain des événements qu’il décrit. Les conditions d’écriture – et de ré-écriture – abordées avec soin dans le premier chapitre montrent que ce long récit avait pour objectif premier de faire accepter une guerre de conquête, ou jihad, qui ne faisait pas partie des traditions guerrières des musulmans éthiopiens, puis de la documenter avec grande précision. ʿArab Faqīh met ainsi toute sa connaissance du corpus littéraire et du droit musulman au service de cette guerre sans précédent. Le titre même, Futūḥ al‑Ḥabasha, est inusuel et va piocher dans le registre littéraire des textes documentant les premières conquêtes (Futūḥ) de l’Islam. Proche de l’imām Aḥmad, le chef de guerre et héros de cette histoire, ʿArab Faqīh, interroge des militaires – dont des renégats chrétiens qui l’instruisent sur le camp adverse – pour décrire au mieux les stratégies, les batailles et les évolutions de la situation. Il n’a de cesse de dénombrer et de décrire le butin de guerre afin de motiver de nouvelles levées de troupes. Il s’adresse aussi aux futures générations qui descendront de ces héros guerriers puisqu’elles bénéficieront de leurs droits sur les terres conquises (p. 51). On mesure ainsi la puissance de la projection qui sous-tendait l’écriture de ce récit ! Ce texte se clôt avec les grandes victoires de 1537. Après la défaite qui suit la mort de l’imam Aḥmad en 1543, le Futūḥ al‑Ḥabasha a continué à être utilisé pour susciter un engouement pour la continuation de la guerre. Mais la suite de la guerre s’avéra complexe et s’acheva par une défaite définitive du camp musulman au début de la décennie 1560.

     Après un premier chapitre présentant méthodiquement le corpus documentaire, le chapitre 2 replace la conquête dans un temps long en faisant une histoire du sultanat du Barr Saʿd ad‑Dīn, et ce n’est pas l’une des moindres avancées qu’offre ce travail. A. Chekroun reprend le dossier complexe de l’histoire des royaumes musulmans depuis la fin du xive siècle. L’ancien sultanat de la dynastie Walasma, situé dans la région de l’Awfat, devint, dans la seconde moitié du xve siècle, une province chrétienne. Le sultan Saʿd ad‑Dīn partit alors vers l’est pour refonder le sultanat dans une région qui va de Harar (qui n’existe alors pas encore) jusqu’au port de Zeyla. Ce territoire sera ensuite nommé Barr Saʿd ad‑Dīn. Plus tard, au début du xvie siècle, l’imām Aḥmad, héros de cette histoire, entra dans la carrière politique par un coup d’État. L’historiographie tenait pour acquis jusqu’à présent que celui-ci était l’agent d’un parti d’opposition à une politique jugée trop conciliante avec l’autorité chrétienne, et que sa prise de pouvoir s’inscrivait dans un durcissement des relations entre les chrétiens et musulmans. A. Chekroun montre qu’il n’en est rien et, qu’au contraire, la politique du sultan Muḥammad depuis la fin du xve siècle avait été particulièrement offensive (p. 98-106). Si ce sultan fut assassiné, si sa succession a été particulièrement houleuse et si la capitale du Barr Saʿd ad‑Dīn fut transférée de Dakar à Harar en 1520, cela n’est en rien dû à une reprise en main, par un parti anti-chrétien, de la politique du sultanat. Cette hypothèse historiographique traduit, avant tout, le point de vue christiano-centré qu’adoptaient les analyses proposées jusqu’à récemment. En réalité, ce que démontre avec grande finesse A. Chekroun, c’est que ces troubles politiques servirent un parti régional issu de la petite région de Hubat (p. 109). L’imām Aḥmad était originaire de cette région et, tirant parti de la redistribution des cartes, il affermit son autorité à partir de 1520. Laissant le nouveau sultan dans la nouvelle capitale de Harar gouverner et collecter l’impôt, il prit le contrôle des armées, les restructurant et renouvelant l’art de la guerre. Ainsi se clôt une période de fitna, ou désordre politique, qui justifiait un jihad interne afin de rétablir un « gouvernement juste ». Néanmoins, les causes précises du déclenchement de la guerre de conquête demeurent difficiles à cerner (p. 201-202).

     Le chapitre 3 dresse le portrait des populations musulmanes très diverses qui composent le Barr Saʿd ad‑Dīn au xve et au début du xvie siècle. Il permet ainsi de mieux comprendre la base démographique et culturelle sur laquelle a reposé cette guerre sans précédent. Les populations sédentaires, souvent urbaines et désarmées, commencent peu à peu à être mieux connues et localisées grâce aux fouilles archéologiques. Elles sont néanmoins peu présentes dans le Futūḥ al‑Ḥabasha qui s’attache avant tout à présenter les soldats des armées de l’imām Aḥmad. Parmi ceux-ci, on distingue trois grandes catégories. Il y a les soldats engagés parmi les populations nomades, en particulier les Somali qui viennent d’un pays (bilād) bien distinct du Barr Saʿd ad‑Dīn, ainsi que les Harla, eux aussi indépendants politiquement du Barr Saʿd ad-Dīn et structurés en clans. Les malasay sont, quant à eux, un corps d’élite, probablement composé de cavaliers, qui forma la base d’une armée permanente, créée par Aḥmad et qui lui était dévouée. Des mercenaires étrangers, arabes et originaires du Maghreb, rejoignirent cette armée, lui faisant bénéficier de savoirs techniques novateurs. Plus loin dans l’ouvrage (chapitre 7) est décrit un autre corps d’armée permanent, celui de « l’armée de la mer », composé de fantassins. C’est aussi au chapitre 7 que d’intéressants développements sur l’armement et sur l’apparition des armes à feu dans les rangs musulmans et chrétiens sont abordés.

    Cette armée était-elle homogène dans ses pratiques de l’islam ? Cette question reste épineuse mais permet à l’autrice de présenter les liens avec le Yémen et l’Arabie, et de décrire, autant qu’il est possible dans l’état actuel des connaissances, les rites sunnites hanafites, majoritairement, mais aussi shafi’ites, pratiqués aux xve et xvie siècles en Éthiopie. 6Plus loin, Amélie Chekroun aborde la question des populations musulmanes situées plus au nord : d’abord celle des Balaw, vivant au Tigray, puis la question méconnue du petit royaume du Mazaga (p. 197-98), situé non loin de la rivière Takazzé, au sud du Shiré, et qui disparut probablement en tant qu’État musulman indépendant à la fin du xvie siècle ou au début du xviie siècle. L’autrice dresse un portrait des formations politiques de la Corne tout à fait complet et qui rend visible la pluralité des populations qui co-existèrent dans cet espace.

     Le chapitre 4 porte sur le royaume chrétien tel qu’il est présenté dans le Futūḥ al‑Ḥabasha. Il est l’occasion de reprendre à zéro les connaissances sur les royaumes situés entre le royaume chrétien et le Barr Saʿd ad‑Dīn, à savoir cette kyrielle d’États dont les populations étaient majoritairement musulmanes ou, dans une moindre mesure, animistes, et qui se trouvaient sous le contrôle administratif et fiscal du royaume chrétien. A. Chekroun les cartographie avec méthode, mettant fin à un flou qui perdure depuis plus d’un siècle sur la géopolitique de cette zone située de part et d’autre du fleuve Awash, et ce sont désormais ses cartes (en particulier p. 18 et p. 183) qui devront servir de base à de futurs travaux. Il faut, ici, souligner le fait que cette étude s’est accompagnée de très nombreux terrains de recherche dans l’ensemble de ces régions depuis près de 20 ans, et c’est aussi cette connaissance très fine du terrain qui, liée à la lecture attentive des textes, a permis de renouveler en profondeur et sur des bases solides la cartographie.

     Les contextes étant posés, le chapitre 5 nous présente l’imām Aḥmad b. Ibrahim al‑ghāzī et son exceptionnel jihad. Il s’agit tout d’abord de définir cette notion plurivoque de jihad et d’en distinguer les différentes acceptions : jihad interne, guerre défensive, razzia et guerre de conquête. À vrai dire, ces quatre formes de guerre existent dans les actions militaires menées par Aḥmad, qui passe d’un jihad interne lui permettant de construire son autorité, à une guerre de razzia traditionnelle aux dépens des états limitrophes sur lesquels le royaume chrétien exerce le même type de déprédations. La guerre de conquête ne vient qu’une fois toutes ces formes de guerre arrivées à leurs limites. Il est peu probable qu’il y ait beaucoup de modèles de ce type de jihad sur des terres chrétiennes en Éthiopie, mais A. Chekroun met à jour une nouvelle source mamelouke syrienne qui indiquerait une tentative de conquête de ce type au xiiie siècle (p. 211-12) !

     L’un des apports de ce travail, qui peut paraître de l’ordre du détail à des lecteurs et lectrices externes au champ d’étude, est de reprendre la périodisation qui fait de la date de 1527 le début du jihad mais aussi, dans un impensé historiographique qui en dit long sur le cadre conceptuel des études éthiopiennes “classiques”, la fin de la période médiévale. Or l’autrice montre que la date qui marque une rupture dans les pratiques guerrières et dans le projet politique de l’imām Aḥmad est en réalité 1531, quand ce dernier réussit, enfin, à convaincre les gouverneurs, les chefs de guerre et les soldats de s’engager dans une guerre longue et lointaine.

     De même, connu sous le sobriquet infamant de Grañ ou « le Gaucher » dans l’historiographie chrétienne à partir de la fin du xvie siècle, l’autrice réhabilite le nom de l’imām Aḥmad b. Ibrahim al‑ghāzī (ce dernier surnom lié à ses victoires lors des razzias), expliquant par ailleurs comment il légitime l’octroi du titre, jusque-là inusité, d’imām.

     Enfin, les chapitres 6 et 7 détaillent les étapes et les stratégies de la conquête à proprement parler, entre 1531 et la mort de Aḥmad en 1543, et les modalités de l’occupation de l’ensemble du territoire chrétien. La question de la conversion est abordée, ainsi que celle, cruciale, de la perception de l’impôt dans les nouvelles provinces conquises, la capitation étant requise quand les populations choisissaient de ne pas se convertir.

     Pour conclure, cette recherche de longue haleine s’inscrit dans le champ en plein renouvellement des études sur l’islam éthiopien médiéval et moderne dont Amélie Chekroun est une figure majeure. Ce texte essentiel qu’est le Futūḥ al‑Ḥabasha a enfin reçu l’analyse qu’il méritait. Plus avant, ce travail replace l’islam éthiopien dans l’histoire de la Corne et sur le temps long, tout en amorçant un dialogue prometteur avec une histoire globale de l’Islam.

     Il faut enfin saluer la naissance d’une nouvelle collection dans laquelle s’inscrit cet ouvrage, nommée Zéna, chez CNRS Éditions, co-dirigée par Marie-Laure Derat et François-Xavier Fauvelle, entièrement dédiée à l’histoire de l’Afrique et dont cet ouvrage est le troisième opus.



 




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