Docteure en Sociologie, ses travaux portent les évolutions du rôle et de la représentation des… En savoir plus sur cet auteur
Samedi 16 Janvier 2016

Comment l’« Etat islamique » détourne des textes et des codes islamiques pour se rendre plus attractif



La propagande numérique de l’Organisation de l’Etat Islamique (OEI) en direction de l’Occident ne cesse de prendre de l’ampleur. Cette propagande vise essentiellement à diffuser l’idéologie du groupe afin de recruter parmi de potentiels sympathisants, par le biais d’un nouveau discours alternatif sur les plans historico-religieux, social, et politique, qui reprend et détourne des codes communs de l’islam sunnite. 
   
  Par HASNA HUSSEIN, Sociologue des médias. Elle travaille actuellement sur les usages d’internet et des réseaux sociaux et la radicalisation chez les jeunes en France.
 

Ce n’est plus une découverte ; internet constitue pour l’OEI une véritable plateforme opérationnelle dont il se sert pour diffuser sa propagande, distiller ses grandes orientations stratégiques, lever des fonds et recruter[1]. Sur ce dernier point, l’OEI a mobilisé son arsenal médiatique pour soutenir une propagande à la fois variée et ciblée pour répondre à ses propres besoins et attentes, ainsi que pour s’adapter à ceux de futurs djihadistes, selon l’espace, le temps et le dispositif utilisé. Mais peu de recherches se sont jusqu’à présent penché en détail sur le contenu de ces productions médiatiques.

Dans son dernier numéro, le magazine francophone mensuel Dar al-islam, mis en ligne peu de temps après les attentats du 13 novembre[2], révèle une nouvelle stratégie médiatique et politique adoptée par l’OEI. Cette stratégie s’appuie non seulement sur un discours identitaire et de victimisation appelant à la haine, au rejet de la société et à la violence envers l’Etat « Croisé », ses représentants (dont la police, l’armée) et ses fondements (la liberté et la laïcité), mais aussi sur un nouveau discours de légitimation par la sacralisation de l’image du califat, de ses soldats et de ses modalités d’embrigadement. L’analyse des innovations dans la propagande numérique francophone de l’OEI permet de mieux comprendre son attractivité, ses stratégies et ses manières d’agir et de mieux la combattre en élaborant de nouvelles formes de lutte alternatives à la censure des contenus djihadistes et la production de contre-discours.

La sacralisation de l’image du califat

La construction de l’image du califat s’appui sur un processus de sacralisation et d’héroïsation des composantes de ce modèle de gouvernance historico-religieux [3] : soldats, lois, pratiques sociales et systèmes de valeurs réputées conformes à la charia. Le dernier numéro de Dar al-islam (58 pages), constitué de 8 articles et reportages au total, contient 71 versets et plus de 35 hadiths (paroles attribuées au prophète Muhammad) en plus de références religieuses classiques telles qu’Ibn Hanbal, Ibn Kathîr ou encore al-Tabarî et Ibn Taymiyah, ainsi que des codes religieux communs de l’islam dont l’imaginaire des grandes batailles (Dabiq notamment, lieu où est censé se dérouler la bataille finale entre musulmans et « armée croisée »), la lutte contre « les juifs » (les arbres « dénonçant » les juifs qui se cachent derrière eux), la mythologie topologique (le Châm comme refuge des croyants à la fin des temps) et apocalyptique (l’apparition de l’antéchrist, ou « dajjâl »). Les versets coraniques, les hadiths et les codes religieux communs dans l’islam sunnite, qui constituent près d’un tiers du contenu total du magazine, sont ainsi mobilisés par l’organisation dans l’objectif de légitimer son projet idéologique et politique ainsi que son recours à la violence. Il s’agit ici d’un choix très sélectif, d’un usage détourné et d’une interprétation la plus belliqueuse possible du corpus islamique (décontextualiser les versets et les hadiths, restreindre leur sens etc.) pour argumenter les éléments fondamentaux de la propagande de l’OEI que sont « l’appel au tawhîd », « la légitimité d’agir en cas de persécution », « l’allégeance et l’émigration (la hijra) », « le devoir de faire la guerre à tous les mécréants », « établir une terre d’islam gouvernée par la loi d’Allah et dans laquelle se rassemble les musulmans » ou encore « le jihâd dans le sentier d’Allah ». L’OEI veut ainsi tenter de prouver à des individus en quête de certitude et d’authenticité que son califat est « bâti sur la méthodologie coranique et prophétique, patiemment, par le sacrifice et le sang des meilleurs de cette communauté ».

Ce califat constitue aussi selon cette propagande « un refuge pour les opprimés de la terre entière dans lequel ils peuvent vivre sous l’autorité d’Allah et de la Sunnah du messager d’Allah ». Dans ce travail de branding, le califat prétend offrir « un monde meilleur » et « une société utopique » où vivent le « groupe d’élus » rendu possible par le « sacrifice du sang » des « héros » de la Néo-oumma (la communauté des croyants). Le champ lexical et la mise en scène d'un imaginaire militariste par le magazine révèlent l’importance de cette composante du califat :
« soldat du califat », « les lions du califat », « Les cavaliers du jihâd », « mujâhid » sont exposés telles des gravures de mode sur une dizaine de photos, cagoulés de face ou de profils, munis d’épées ou d’armes automatiques et vêtus de tenues militaires ou de djellabas, parfois juchés sur des chevaux.

Le rejet de l’altérité

Cette mythologie de l’image et ce registre discursif s’appuient aussi sur le rejet d’autres modèles de gouvernance et de toute altérité, qui seront représentés d’une manière dévalorisante: « l’Etat croisé », « l’Etat du tâghût (non théocratique) », « l’Etat policier », « l’Etat apostat », « les idolâtres », « les mécréants », « les traitres ». Il est intéressant de noter qu’ils n’attribuent pas à proprement parler la qualité de « musulman » à ceux qui se trouvent hors de leur territoire mais lui préfère le terme de « muwwahîd » (celui qui croit en l’Unicité de Dieu) dans le meilleur des cas. C’est une représentation binaire du monde (« la terre d’islam » vs « la terre de mécréance »; la Syrie « terre de la paix » vs la France « terre de la guerre ») qui se dégage également de la lecture de ces lignes et regroupe dans un même panier des catégories d’individus hétérogènes : les « mécréants » et les « innovateurs, (réformistes) » vs les « gens de la vérité » et les « musulmans du califat ».

Le rejet de la « société des mécréants » passe aussi par le rejet de ses institutions. Le magazine consacre 5 pages contre ce qu’il appelle « l’école de la jâhilîya (l’ignorance) » proposant ainsi un système éducatif alternatif susceptible de convaincre les familles d’accomplir leur hijra (« émigration ») vers ledit califat. Sans même parler de l’appel à l’atteinte des personnes physique, récurrente dans cette organisation, celle-ci mobilise encore une fois le référent religieux (versets et hadiths) pour attaquer des principes, les méthodes et les manuels scolaires de l’école française : la laïcité, la mixité, la liberté de conscience, la musique et les dessins animés, la tolérance et l’humanisme, les théories scientifiques de la création et la théorie du genre. Dans la dernière partie de la publication djihadiste, la présentation de nouveaux manuels scolaires pour l’enseignement des sciences et de l’histoire en primaire élaborés par l’OEI révèle une stratégie éducative dans l’objectif de s'ériger en société alternative qui envisage l’ensemble des aspects de la vie sociale (telle qu’elle la conçoit). Un espace de vie (et de mort) qui se pose comme une forme de « contre-culture », pour reprendre le terme de Farhad Khosrokavar[4], en opposition avec le modèle occidental, souvent fantasmé et affligé des attributs les plus démoniaques.

Une nouvelle façon pour susciter la colère

La propagande de l’OEI vise aussi « à susciter la colère » (« making angry ») [5] chez la population cible afin de faciliter son embrigadement et assurer son allégeance au califat. Pour ce faire, l’organisation change de stratégie médiatique en utilisant moins les images violentes que des sujets polémiques et non-consensuels en rapport avec l’islam tels que l’interdiction du voile ou de niqab, l’homosexualité, la liberté de conscience, les rapports sexuels en dehors du mariage et l’avortement. On peut donc percevoir comme une volonté de ‘normaliser’ leur argumentaire. Dans le même objectif, le magazine propose une sorte d’analyse complotiste de la situation en Syrie et en Irak des politiques étrangères (la Russie, l’Iran, la France et les Etats-Unis) au Moyen-Orient : « Ainsi, les mécréants – qu’ils soient chrétiens catholiques, protestants ou orthodoxes, qu’ils soient bouddhistes, hindous ou sikhs, qu’ils soient capitalistes, communistes ou fascistes– sont en fin de compte alliés les uns des autres contre l’islam et les musulmans »

La stratégie médiatique va jusqu’à la mise en scène de l’attractivité du califat auprès de ses rivaux. Dar al-islam consacre ainsi un long article de 5 pages à un entretien avec un ex-membre du conseil consultatif du groupe Al-Nosra, nommé Abû Samîr al-Urdunî. Cette stratégie de séduction ou de fascination voulue par l’OEI s’opère aussi par la place donnée à certains propos perçus comme « sympathisants » vis-à-vis de l’OEI tels ceux de l’écrivain Marc Edouard Nabe
(article de 9 pages, reprenant abondamment des passages du magazine on-line qu'il a publié courant 2015) ou du philosophe Michel Onfray . Dar al-islam offre aussi une mise en scène des rapports de force entre l’OEI et l’Etat français. Tant par le discours que par l’image il vise à tenter d'humilier la République et ses représentants (« pauvre France »). La couverture reprend la photo d’un policier en larme dans les bras d’un de ses collègues qui est sous-titrée : « La France à genoux ». Le magazine consacre aussi un reportage photos de 5 pages sur les attentats du 13 novembre dernier.

Cette mise en scène des rapports de force inversés s’opère aussi par le biais d’un discours festif et victorieux véhiculé notamment par l’introduction du magazine : « Paris a tremblé sous leurs pieds et ses rues leur sont devenues bien étroites », « pour nous, l’heure n’est pas à la réflexion, elle est à la célébration ». Enfin, le message principal véhiculé par ce dernier numéro, contrairement aux précédents, est celui d’une sorte de justification plus politique que religieuse des attentats du 13 novembre : « Ce sont donc les bombardements aveugles français qui sont la cause de cette menace ». Ceci laisse supposer une prise de conscience par l’OEI des réactions quasi exclusivement négatives causées par ce genre d’attentats au sein des communautés musulmanes de France, à la différence des attentats du 7 janvier[6].

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[1] Voir Marc Hecker, « Web social et djihadisme : du diagnostic aux remèdes », Focus stratégique, n° 57, juin 2015.
[2] Le lien vers le document ainsi que les pages des citations ne sont pas indiquées à dessein.
[3] Voir à ce propos le dernier ouvrage de Nabil Mouline, Le califat. L’histoire politique de l’islam, Paris, Flammarion, 2016.
[4] Voir Farhad Khosrokavar, Radicalisation, Paris, Editions de la maison des sciences de l’homme, 2014.
[5] Voir Peter R. Neuman, « The new jihadism. A global snapshot », The international center for the study of radicalisation and political violence, 2014.
[6] Voir le dernier ouvrage de Gilles Képel, Terreur dans l'Hexagone. Genève du djihadisme français, Gallimard, 2016.



 

Source inconnue



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