Islamologue, Maître de conférences à l’Institut national des langues et civilisations… En savoir plus sur cet auteur
Vendredi 8 Novembre 2024

Constance Arminjon Hachem, Vers une nouvelle théologie en islam. Pour une histoire polyphonique



Pour conclure, de notre point de vue, l’étude des dynamiques réinterprétative et intellectuelle au sein de l’islam ne peut se réduire à l’examen des productions de réformistes et d’érudits traditionnels. Même si l’analyse de ces productions est nécessaire, son apport resterait insuffisant de nos jours pour rendre compte, dans son ensemble, de la réalité des dynamiques de la pensée islamique contemporaine. La recherche académique devrait aussi s’intéresser à ces domaines des sciences islamiques qui sont, de plus en plus, investis par des femmes musulmanes.

Youssouf T. Sangaré
 
Cette recension a déjà fait l'objet d'une publication dans le Bulletin critique des Annales islamologiques sous licence Creative Commons (BY NC SA).


 

Broché: 379 pages
Éditeur :
CNRS éditions (23 juin 2022)
Langue : Français
ISBN-13:
978-2271138606

    Depuis le xixe siècle, au moins, plusieurs figures de l’islam, sunnite et shiite, ont appelé à un renouveau des discours islamiques, en particulier dans le domaine de la théologie et de la pensée juridique. Ils concevaient ce renouveau comme une nécessité impérieuse afin de faire face aux défis nouveaux (taḥadiyyāt jadīda). L’ouvrage de Constance Arminjon propose de retracer l’évolution historique de ces appels et l’émergence, dans leur sillage, d’une « nouvelle théologie » musulmane au xxe siècle. L’auteure ambitionne de saisir ces évolutions et cette émergence à la fois dans les contextes sunnite et shiite. Organisée en huit chapitres, l’étude de C. Arminjon s’intéresse à plusieurs penseurs contemporains de l’islam shiite (Sorūsh, Kadīvar, Shabestarī, Malekiyān, etc.) et à quelques penseurs sunnites (Naṣr Ḥ. Abū Zayd et Ḥasan Ḥanafī principalement). Si le livre permet d’avoir une idée précise des débats herméneutiques et théologiques au sein du shiisme contemporain, ce n’est, hélas, pas le cas en ce qui concerne le sunnisme.

     Dans son introduction, après un long plaidoyer pour mettre fin à la confusion qui règne autour des notions de « réforme », « réformisme », « modernisme », etc., l’auteure présente les « moments » d’une histoire doctrinale de l’islam contemporain par ces mots : « Dans le champ de la théologie musulmane – sunnite et shi’ite duodécimaine –, le xixe siècle apparaît comme le premier long moment, marqué essentiellement par la réaffirmation dogmatique dans un but apologétique » (p. 22). La chronologie qui est présentée à la suite de ce propos liminaire ne manquera pas de soulever des interrogations quant à sa pertinence sur le plan historique. En effet, durant « la première moitié du xixe siècle, écrit l’auteure, la volonté de répondre à l’apologétique chrétienne et aux influences de l’Europe se conjugue avec le souci de recentrer le monothéisme et de justifier les dogmes de manière rationnelle. Cette double tendance se prolonge en fait jusqu’à la fin des années 1980. Dans l’intervalle toutefois, le projet de “reconstruction de la pensée religieuse en islam” esquissée par Muhammad Iqbal constitue, à lui seul, un moment fréquemment commenté par les théologiens iraniens de la fin du xxe siècle. Avec Abū Zayd, Hanafī et l’École d’Ankara, Sorūsh, Shabestarī, Kadīvar et Malekiyān en Iran ont quant à eux inauguré le moment de la “nouvelle théologie” » (p. 22).

     Au xixe siècle, des figures importantes de l’islam ont, activement, cherché à trouver des réponses à l’impérialisme européen et à réfuter certains discours chrétiens relatifs aux fondements doctrinaux de l’islam (on se rappellera ici la polémique, sur plusieurs mois, entre Muḥammad ‘Abduh et Gabriel Hanotaux), etc. Toutefois il serait réducteur, comme c’est le cas ici (voir également p. 72-77), de circonscrire les dynamiques internes à l’islam (notamment sunnite) de cette période à cet aspect de la polémique et de l’apologétique. En effet si, par exemple, la pensée d’un Muḥammad ‘Abduh (m. 1905) est marquée par une rhétorique apologétique, elle est aussi façonnée par des tensions patentes au sein de l’islam à son époque, notamment autour de la place du soufisme ; de l’enseignement des sciences religieuses ; des méthodes de transmission du savoir, et donc de la formation de l’élite religieuse (en particulier à l’université d’al‑Azhar) ; de la langue arabe et de son statut ; du rapport entre foi et raison (question soulevée jadis en contexte islamique par des figures comme Averroès, mort en 595/1198).

     De même, peut-on, sans explication claire, passer de la première moitié du xixe siècle au projet de « reconstruction de la pensée religieuse en islam » de Muhammad Iqbal (m. 1938) comme constituant « à lui seul un moment » ? Ce moment iqbalien est aussi la période où s’amorce, de manière concrète, l’ouverture de la pensée islamique aux sciences modernes. Nous voulons parler ici de figures importantes (mais oubliées dans la chronologie de l’auteure) comme celle d’Amīn al‑Khūlī (m. 1966), Muḥammad Aḥmad Khalafallāh (m. 1991) ou de ‘Ā’isha ‘Abd al‑Raḥmān (m. 1998). Ces figures, et non pas Naṣr Ḥāmid Abū Zayd (m. 2010) ou Sorūsh, ont initié cette ouverture, non seulement dans le champ de l’herméneutique coranique, mais aussi dans le champ de la théologie musulmane. Il suffira ici de mentionner l’ouvrage parfois oublié (et que l’auteure ne mentionne nullement) [1] de Khalafallāh Mafāhīm qur’āniyya [2], dans lequel celui-ci traite des notions comme le prophétisme (al‑nubuwwa), la communauté (al‑umma), la justice (al‑ ‘adl). Nous devons à ‘Ā’isha ‘Abd al‑Raḥmān non seulement, des exégèses visant à prouver l’insupérabilité du Coran (nous sommes ici dans l’apologétique), mais également un ouvrage intitulé Al‑Shakhṣiyya al‑islāmiyya [3], dans lequel elle traite, avec beaucoup de liberté, des sujets comme la foi (al‑īmān), la raison, le conservatisme (al‑muḥāfaẓa) – attitude qu’elle condamne –, le renouveau (al‑tajdīd) – qu’elle magnifie, etc. Mieux encore, bien avant ces auteurs, Al‑islām wa uṣūl al‑ḥukm [4] de ‘Alī ‘Abd al‑Rāziq (m. 1966), publié en 1925, constitue un livre aussi important, dans ce contexte, que Reconstruire la pensée religieuse de l’islam de M. Iqbal5. D’ailleurs plus loin dans son texte, C. Arminjon fera une référence à Rotraud Wielandt (abondamment cité dans le livre) qui soutient la centralité de ces figures et de ce moment dans la pensée sunnite. Elle écrit : « Selon Rotraud Wielandt, le renouveau de la pensée théologique a été favorisé par ‘‘deux principaux facteurs’’, à savoir ‘‘l’émergence d’une école égyptienne d’exégèse coranique fondée sur les méthodes de la critique littéraire’’ et ‘‘la réception de l’herméneutique philosophique et de l’épistémologie européenne modernes par les théologiens musulmans’’ » (p. 108). Pour C. Arminjon, il « semble inexact de considérer ces deux phénomènes comme des ‘‘facteurs’’ ; il serait plus adéquat de considérer le recours à la critique littéraire, à l’herméneutique philosophique et à d’autres approches épistémologiques comme l’engagement dans diverses voies ou disciplines qui ont parfois été défrichées par des prédécesseurs » (p. 108). Par qui et quand exactement ?

      À propos de l’œuvre de ‘Alī ‘Abd al‑Rāziq, C. Arminjon écrit : « En contestant radicalement la doctrine du califat après l’abolition de cette institution, l’uléma égyptien ‘Alī ‘Abd al‑Rāziq (1888-1966) promut une révolution de la théologie politique sunnite et de l’historiographie de l’islam qui la sous-tendait. Mais il n’engagea pas de critique de son héritage théologique stricto sensu » (p. 54). Dans le contexte où elle écrit ces lignes, l’auteure souhaite souligner le fait que cet érudit égyptien ne s’intéressa pas à « la théologie fondamentale » mais uniquement à « la théologie politique » (p. 54). Sans soulever la question quant à la pertinence (historique et textuelle), en contexte islamique, de la séparation radicale qu’elle opère entre « théologie fondamentale » et « théologie politique », notons qu’il suffira de se reporter aux deux premiers chapitres d’Al‑islām wa uṣūl al‑ḥukm pour noter qu’ils constituent une déconstruction méthodique des argumentaires théologiques et exégétiques justifiant le califat comme mode de gouvernement islamique. Plus encore, il réexamine le débat fondateur sur l’imamat (ou chef politique et religieux de la communauté), pour prouver que ni l’imam ni l’institution qu’il incarne ne font partie des fondements de la religion (uṣūl al‑dīn) ou de ses enseignements invariables (thawābit). En effet, ce qui fait l’objet de la critique de ‘Alī ‘Abd al‑Rāziq n’est pas seulement la question du califat (au sens d’al‑siyāsa, la politique), mais également la doctrine répandue et admise par des érudits selon laquelle : « ṭā‘at al‑a’ima min ṭā‘at Allāh »[6], autrement dit que toute obéissance aux chefs de la communauté est une obéissance à Dieu lui-même. Voilà un dogme, qui ne concerne pas seulement le calife mais également tout détenteur d’autorité (y compris religieuse), qu’il déconstruit et dénonce dans son troisième et dernier chapitre.

      Par conséquent, se révèlent insatisfaisants et approximatifs ces « moments » d’une « histoire doctrinale de l’islam contemporain ». Comment évaluer les apports du « quatrième et moment actuel », présentés comme distincts de « tous les autres par sa tonalité et sa visée critique » (p. 22), en s’appuyant sur une généalogie imprécise ? Par exemple, concernant le contexte sunnite, l’auteure écrit : « En Égypte, seuls des penseurs laïcs ont jusqu’à présent tenté de repenser leur tradition théologique, tandis qu’en Turquie, ce sont des théologiens institutionnels – principalement à Ankara – qui mènent des efforts comparables » (p. 24). Cette présentation des dynamiques réinterprétatives en contexte sunnite est inexacte sur le plan de l’histoire des idées. Prenons le pays mentionné, l’Égypte : identifier les limites et les contradictions des relectures de l’héritage théologique islamique par des érudits sunnites dans ce pays est une chose, nier que telles relectures existent en est une autre. Que dire de l’égyptien Maḥmūd Shaltūt (m. 1963), qui fut grand imam d’al‑Azhar ? C’est en s’inscrivant dans l’héritage de la pensée de ce dernier, que ‘Abd al‑Muta‘āl al‑Ṣa‘īdī, mort en 1971 et qui fut professeur de langue et de littérature arabes au sein de l’université d’al‑Azhar, rédigea un ouvrage au titre évocateur Ḥuriyyat al‑fikr fī l-islām (La liberté de pensée en islam) [7], dans lequel il réfute catégoriquement, Coran à l’appui, les peines d’apostasie en islam. Il se fait donc défenseur de la liberté de conscience et critique sans concession « des érudits figés » dans le passé (al‑‘ulāmā’ al‑jāmidūn). Cela bien avant le « quatrième et moment actuel » dont parle l’auteure. La réédition des œuvres de ‘Abd al‑Muta‘āl al‑Ṣa‘īdī est aujourd’hui portée par Ṣāliḥ Suhāyl, universitaire et imam. L’introduction de C. Arminjon pose ainsi un décor qui se prolonge dans tout le livre. Ce décor est celui d’une opposition entre une pensée shiite qui serait dynamique et une pensée sunnite réfractaire au mouvement. Nous y reviendrons.

       Les chapitres 1 et 2 (p. 25-106) constituent une synthèse des recherches académiques, notamment de Rotraud Wielandt, sur l’évolution des sciences religieuses et de la théologie musulmane, sunnite et shiite, du xixe au xxe siècle. Y sont mentionnées des figures musulmanes comme Sayyid A. Khān (m 1898), M. ‘Abduh (m. 1905), Filibeli A. Ḥilmī (m. 1914), Mīrzā R. Q. Sangelajī (m. 1914), M. Iqbal (m. 1938), etc. À propos de ce dernier, l’auteure avait affirmé, dans son introduction, que « Muhammad Iqbal constitue, à lui seul, un moment » d’une « histoire doctrinale de l’islam contemporain ». Or, dans le chapitre 2 (p. 69-106), Iqbal ne se distingue plus vraiment des figures « apologétiques » de la première moitié du xixe siècle. En effet, à la suite d’une synthèse sur la pensée de ce dernier, l’auteure écrit : « Les généralisations qu’il enchaine abruptement ne correspondent cependant pas au but qu’il s’est lui-même fixé : au lieu d’un examen méthodique, conduisant à une éventuelle révision des fondements philosophiques de la théologie musulmane, Iqbal inaugure en fait un style apologétique caractérisé par la disparité des autorités de référence » (p. 90). Or, le lecteur notera, avant d’arriver à ces pages, que « la disparité des autorités de référence » était déjà présente dans l’œuvre de figures comme Sayyid A. Khān ou même d’un Afghānī (m. 1897). Si tel est le cas, comment faire d’Iqbal sa figure pionnière ?

     Les chapitres 3 et 4, intitulés respectivement « Herméneutique et critique des savoirs religieux en islam sunnite » (p. 107-135) et « Herméneutique et critique des savoirs religieux en islam shi’ite » (p. 137-181), présentent les approches en matière d’herméneutique de divers auteurs sunnites et shiites. Concernant le chapitre 3, le lecteur averti pourra être surpris par l’absence de toute référence à la thèse soutenue en 2012 par Selami Varlik [8]. En effet, concernant la Turquie, C. Arminjon écrit « Comme je l’ai indiqué dans l’introduction, pour aborder les auteurs turcs, je suis tributaire des rares travaux académiques consacrés à la Turquie » (p. 103, note 1). Or l’entame de ce chapitre porte sur « l’École d’Ankara et l’herméneutique du Coran en Turquie », thème au cœur de la thèse de S. Varlik qui interroge la réception de l’herméneutique du double mouvement, conçue par Fazlur Rahman (m. 1988), et le développement, dans la Turquie contemporaine, d’une herméneutique philosophique qui met en débat les théories de Gadamer, de Rahman et de Ricoeur sur les concepts d’objectivité, d’historicité, d’intention de l’auteur, etc.

     Ensuite sont exposées les nouvelles conceptions de la foi par des penseurs contemporains (chapitre 5), le rapport à l’altérité religieuse (chapitre 6), le statut du texte coranique (chapitre 7) ; et le dernier chapitre est consacré à la question de « la théologie métaphysique ». D’une manière générale, ces chapitres se caractérisent par la présence minimale des penseurs sunnites. La pensée sunnite critique se limite-t-elle à l’œuvre de Ḥ. Ḥanafī et de N. Ḥ. Abū Zayd ? Au chapitre 5 par exemple, seuls deux penseurs sunnites sont véritablement mentionnés, avec cette impression qu’il s’agit là d’un sujet (la redéfinition de la foi) peu traité en contexte sunnite. C. Arminjon écrit : « Sur le second chantier de la ‘‘nouvelle théologie’’, les architectes sont moins nombreux. Il semble que les théologiens turcs de l’École d’Ankara n’aient pas cherché à redéfinir la religion ni ses formes » ; plus loin, elle ajoute : « Dans l’autre foyer sunnite de l’élaboration de la ‘‘nouvelle théologie’’, l’Égypte, Hanafî et Abū Zayd ont livré quelques vues qui s’apparentent plus à des notes de brouillon qu’à des esquisses » (p. 183). Une telle présentation est assez surprenante pour le sunnisme contemporain. Que dire de la redéfinition par le syrien Muḥammad Shaḥrūr (m. 2019) de la foi ou de la distinction qu’il introduit (dans les années 1990) entre les termes coraniques de mu’min (croyant) et muslim (musulman) ?

     Dans ces chapitres, C. Arminjon ne fait aucune mention du projet d’aggiornamento (théologique, juridique et exégétique) de la pensée islamique initié par M. Shaḥrūr. Que dire également du penseur tunisien Mohamed Talbi (m. 2012) – un autre penseur sunnite absent du livre (sans que le lecteur sache pourquoi, selon quels critères ?) [10]

      Par conséquent, c’est en s’appuyant sur un corpus assez maigre en auteurs sunnites que C. Arminjon procède parfois à une comparaison hâtive des contextes sunnites et shiites. Est-il pertinent de continuer, encore de nos jours, à présenter ce contexte sunnite comme totalement hermétique ou systématiquement opposé (ou à opposer) au contexte shiite ? Sans nier les singularités de chaque contexte, les tentatives d’opposition systématique entre contexte sunnite et shiite, relèvent parfois de l’idéologie et du préjugé défavorable au premier. [11]Prenons par exemple ce passage : « [..] tout en empruntant certaines méthodes aux sciences humaines et à la philosophie européenne, plusieurs penseurs sunnites conservent une nette visée apologétique » (p. 24), et demandons-nous si la visée apologétique qui y est mentionnée est applicable, au fond, exclusivement au contexte sunnite. Contrairement à ce que suggère l’auteure, nous répondons par la négative.

       Plus loin dans le livre, l’auteure cède encore à cette tendance en opposant le penseur égyptien sunnite Naṣr Ḥāmid Abū Zayd (m. 2010), qui serait l’auteur d’une critique ingénue de la Naḥḍa, à des penseurs shiites, plus réalistes. Cette opposition fictive, qui vise à souligner la singularité des auteurs shiites, est construite par des expressions du type : Abū Zayd « se demande avec anxiété », « Souscrivant à la légende d’une ‘‘renaissance religieuse’’ », « négligeant les divergences entre les personnalités », « le désarroi de l’écrivain égyptien » (p. 95). Tout cela conduit à cette conclusion (qui était recherchée) : « Avec Abū Zayd, plusieurs philosophes et théologiens iraniens constatent la discontinuité des moments de la pensée islamique contemporaine. Contrairement à lui, ils n’idéalisent aucun moment, se gardent de se placer dans une lignée intellectuelle et mettent en question la notion même de réforme » (p. 95). Pourtant, la critique initiée par Abū Zayd ne s’arrête ni ne débute par la pensée contemporaine et elle est loin d’être naïve vis-à-vis des mouvements de réforme et du patrimoine intellectuel des premiers siècles. En la matière, lire directement les textes des auteurs permet de porter sur leur pensée un regard objectif. Bien que nous n’ayons pas suffisamment de place ici pour accomplir une telle tâche en profondeur, donnons tout de même quelques éléments concrets. Comme tout penseur, l’œuvre de Naṣr Ḥ. Abū Zayd a ses propres contradictions et insuffisances[11] ; mais la naïveté mise en avant par C. Arminjon n’en fait pas partie. Dans toute son œuvre, il refuse et réfute les idéalisations de la pensée réformiste musulmane et l’héritage classique. Cela lui vaudra d’ailleurs des critiques de la part même de penseurs se situant dans le courant réformiste sunnite. Tel est le cas de l’Égyptien Gamāl al‑Bannā (m. 2013 ; à ne pas confondre avec Ḥasan al‑Bannā, son frère) qui disait, à propos d’Abū Zayd : en lui « se sont mêlés le pire produit de l’orientalisme et ce que notre tradition a donné de plus mauvais » [12], exprimant ainsi son désaccord quant à la manière dont son compatriote traite les sources islamiques et les questions (ou priorités) qu’il met en exergue. Quant à Abū Zayd lui-même, il affirme :

 
« À travers l’étude de l’histoire et de la méthodologie de l’exégèse classique, j’ai pris conscience du fait qu’il n’existe pas d’interprétation objective ou innocente. Les théologiens ont depuis longtemps établi un principe herméneutique déduit d’un verset spécifique du Coran (3, 7) qui divise le Coran en versets ‘‘ambigus’’ ou ‘‘révocables’’ (mutashābih) d’une part, et en versets ‘‘clairs’’ ou ‘‘irrévocables’’ (muḥkam) d’autre part. Par conséquent, ils ont logiquement admis que l’irrévocable devrait être la norme dans l’interprétation ou pour lever l’ambiguïté du révocable. D’un point de vue herméneutique, ils étaient d’accord, mais lorsqu’il s’agissait de mettre en œuvre ce principe, ils divergeaient. Chaque groupe a décidé, selon sa propre position théologique, ce qui était révocable et ce qui était irrévocable. En fin de compte, ce qui était considéré comme révocable par un groupe donné était considéré comme irrévocable par ses adversaires et vice versa. C’est ainsi que le Coran est devenu un champ de bataille où chaque groupe pouvait justifier ses positions politiques, sociales et théologiques »[13].

     Il ajoute, après avoir rappelé les fondements épistémologiques de la jurisprudence musulmane :
 
« Toute la littérature sur la charia, telle qu’elle est exprimée dans les quatre principales écoles sunnites, au moins, est basée sur les principes susmentionnés. Cela signifie que la charia est une production humaine et qu’elle n’a rien de divin. De même, personne ne peut prétendre à sa validité indépendamment du temps et de l’espace »[14].

     Naṣr Ḥāmid Abū Zayd a donc sa propre grille de lecture de l’histoire et des failles de la pensée islamiques. Cette lecture n’est pas, en tout point, en accord avec les idées des réformateurs du xixe siècle. Il est à espérer que, dans une réédition de cet ouvrage, il sera précisé dans quelle œuvre d’Abū Zayd le lecteur pourra vérifier le type d’affirmations suivantes : « À la différence d’Abû Zayd, Sorūsh considère que ces réformateurs se sont fourvoyés parce qu’ils n’ont pas pris conscience du caractère humain et historique de la théologie » (p. 96). Car ces expressions et affirmations sont données sans aucune référence à un écrit précis de Naṣr Ḥāmid Abū Zayd. Nous nous permettons ici de renvoyer le lecteur au livre La pensée islamique contemporaine d’Alain Roussillon (m. 2007), qui permet de mieux saisir les lignes de fracture et de confluence entre les penseurs sunnites et shiites contemporains15. Un ouvrage qui, de manière assez curieuse, ne figure pas dans la bibliographie fournie par C. Arminjon [16], alors que son auteur s’intéresse à un corpus d’auteurs sunnites beaucoup plus large que ce qu’elle propose.

     Notons, enfin, qu’après avoir lu ce portrait d’un Abū Zayd naïf dans son rapport à l’héritage réformiste, le lecteur trouvera, quelques pages plus loin, une affirmation contraire et qui, cette fois-ci, le réunit avec des penseurs iraniens contre Ḥasan Ḥanafī : « À la différence, écrit C. Arminjon, des ‘‘nouveaux théologiens’’ iraniens et d’Abū Zayd, lequel a pointé les écarts entre la théorie de la connaissance des théologiens de la fin du xixe siècle et l’épistémologie élaborée à sa [sic] propre génération, Hanafī souscrit à l’historiographie ‘‘réformiste’’ » (p. 119). La question qui se pose est la suivante : lequel des deux portraits reflète le mieux le Naṣr Ḥ. Abū Zayd historique, ses idées et son attitude vis-à-vis de l’héritage réformiste ? Désorienté, le lecteur ne pourra pas véritablement trancher la question. Surtout si sa lecture se prolonge jusqu’au dernier chapitre du livre où l’auteure prend le contre-pied de la présentation faite du penseur égyptien au début de l’ouvrage. Elle écrit : « À rebours de son adversaire [i.e. Ḥasan Ḥanafī] qu’il taxe de concordisme, Abū Zayd conteste implacablement les dogmes sunnites ainsi que leurs répercussions dans la culture musulmane contemporaine » (p. 306).

      Outre cet exposé en zigzag, l’ouvrage de C. Arminjon renforce ce constat d’une recherche académique française qui tourne en rond dès lors qu’il s’agit des doctrines et figures de l’islam contemporain. Lorsqu’elle traite de la pensée critique et réformiste au sein de l’islam contemporain, cette recherche a tendance à convoquer toujours les mêmes figures, les mêmes écrits et, finalement, à toujours brosser le même portrait des dynamiques réinterprétatives au sein de la pensée islamique actuelle. Quelle que soit l’audace intellectuelle d’un Naṣr Ḥ. Abū Zayd ou d’un Malekiyān, elle ne peut suffire pour saisir et traiter des dynamiques de pensée critique au sein de cet islam. Ces dynamiques s’expriment, de nos jours, de manière plurielle, polyphonique. Autrement dit, elles dépassent le cercle clos (et réducteur) des seuls penseurs/universitaires laïcs. Il serait salutaire de sortir de ce paradigme qui structure la recherche actuelle sur l’islam contemporain en contexte francophone. En effet, primo, la pensée critique et le discours de réforme ne sont pas l’apanage des penseurs masculins. Ainsi, il est à regretter l’absence de toute référence à des figures féminines dont les œuvres s’inscrivent pleinement dans le projet de réévaluation des assises théologiques, exégétiques et juridiques de l’islam. L’œuvre de Fatima Mernissi (m. 2015) s’inscrit pleinement et entièrement dans ce cadre. Son ouvrage Le Harem politique [17], publié en français et en France en 1987, est un exposé critique et méthodique visant à déconstruire certaines des traditions, ou hadiths, attribuées au prophète de l’islam et relatives à la place des femmes en islam. Avant cela, c’est la question du voile qu’elle avait traité dans son premier ouvrage, dans une approche, à la fois, sociologie et herméneutique [18]. Par conséquent, pourquoi la recherche académique actuelle la tient-elle à l’écart de son panthéon des figures réformistes au sein de l’islam ? D’autres œuvres mériteraient également toute l’attention des chercheurs, comme celles de Olfa Youssef, universitaire tunisienne ; de Asma Lamrabet, biologiste et intellectuelle marocaine ; de Asma Barlas, universitaire pakistano-américaine ; etc. Secundo, il serait sans doute opportun de sortir de la vulgate qui perçoit le milieu des érudits/clercs sunnites comme insensible aux critiques émises par les intellectuels/universitaires. Il suffira, pour s’en rendre compte, d’être attentif de nos jours à la nature composite des discours d’érudits sunnites qui, dans certaines circonstances, valident les appels à la rupture avec tel héritage (turāth) de la période classique et, dans d’autres situations, condamnent toute tentative de rupture et insistent sur la nécessaire continuité et fidélité au turāth. Certes de telles postures, flottantes entre une attitude réformiste en certaines occasions et conservatrice en d’autres moments, peuvent ne pas convenir à la définition ou la représentation que tel ou tel chercheur souhaite donner des dynamiques critiques au sein de l’islam actuel ; cependant, elles existent bel et bien. Ainsi, il est assez réducteur de traiter de l’émergence d’une nouvelle théologie en islam ou de la formation de nouveaux discours sur l’altérité religieuse en se limitant au panthéon évoqué précédemment. Un tel travail nécessite de faire également place à l’étude des œuvres d’érudits traditionnels comme le sunnite saoudien Farḥān al‑Mālikī (né en 1969) ou le shiite irakien Sayyid Kamāl al‑Ḥaydarī (né en 1956), actuellement en résidence surveillée à Qom (Iran) et interdit d’enseignement au sein de la ḥawza pour ses positions réformistes [19]. La situation actuelle de Sayyid Kamāl al‑Ḥaydarī est un élément suffisant en défaveur des idéalisations faites du contexte shiite.

       Pour conclure, de notre point de vue, l’étude des dynamiques réinterprétative et intellectuelle au sein de l’islam ne peut se réduire à l’examen des productions de réformistes et d’érudits traditionnels. Même si l’analyse de ces productions est nécessaire, son apport resterait insuffisant de nos jours pour rendre compte, dans son ensemble, de la réalité des dynamiques de la pensée islamique contemporaine. La recherche académique devrait aussi s’intéresser à ces domaines des sciences islamiques qui sont, de plus en plus, investis par des femmes musulmanes. C’est le cas, par exemple, du domaine de l’exégèse coranique qui, en ce qui concerne l’islam, ne peut être radicalement séparé du champ théologique. Les commentaires coraniques publiés par la palestinienne Nā’ila Hāshim Ṣabrī (née en 1944) [20] ou encore par les deux égyptiennes Fawqīya Ibrāhīm al‑Shirbīnī (née en ?) [21] et Karīmān Ḥamza (née en 1942) [22], témoignent de cette ouverture et évolution en cours au sein même de l’érudition traditionnelle. Ce qui est significatif ici, ce n’est pas la fidélité à l’exégèse classique de ces commentatrices – ce qu’il faudrait d’ailleurs vérifier thème par thème – mais plutôt qu’elles peuvent ouvrir la voie à de nouvelles productions au cœur même de l’érudition traditionnelle sunnite. Ainsi, afin de sortir d’une islamologie routinière, il faudrait sans doute arriver à trouver ce point géométral [23] où l’on tient compte, de manière effective, de la dissonance et de la disparité des voies critiques au sein de l’islam contemporain. Dans une telle perspective, il ne pourrait plus s’agir de « nouvelle théologie en islam » (au singulier ; et où des voix sont tues) mais des « nouvelles théologies musulmanes » (au pluriel).

Références

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[1] Il faut dire qu’en ce qui concerne Khalafallāh, les chercheurs ont tendance à réduire son œuvre au seul al‑Fann al‑qaṣaṣī (L’Art narratif…), sa thèse de doctorat soutenue en 1947.
[2] Mafāhīm qur’āniyya (Concepts coraniques), Koweït, al‑Majlis al‑waṭanī li‑l‑thaqāfa wa‑l-funūn wa-l-ādāb, 1984.
[3] Al‑Shakhṣiyya al‑islāmiyya : dirāsat qur’āniyya, (La personnalité musulmane : une étude coranique), Beyrout, Dār al‑‘ilm li-l-malāyīn, 1986. Cette œuvre est également ignorée par l’auteure qui, lorsqu’elle évoque (en ne s’appuyant que sur les écrits de J. Pink) ‘Ā’isha ‘Abd al‑Raḥmān, réduit sa production aux études littéraires sur le Coran (p. 67). Il s’agit là d’une vision tronquée et entretenue par une certaine recherche académique.
[4] L’islam et les fondements du pouvoir, nouvelle traduction et introduction de Abdou Filali-Ansary, Paris, La Découverte/CEDEJ, 1994.
[5] Mohammed Iqbal, Reconstruire la pensée religieuse de l’islam, trad. de Eva de Vitray-Meyerovitch, Paris, Editions du Rocher, 1996.
[6] ‘Alī ‘Abd al‑Rāziq, Al‑islām wa uṣūl al‑ḥukm, Le Caire, Maktaba Madbūlī, 2013, p. 137.
[7] Également auteur de plusieurs autres ouvrages, comme al‑Ḥuriyya al‑dīniyya fī l-islām (La liberté religieuse en islam) ; Fī maydān al‑ijtihād (Dans l’Arène de l’ijtihād) ; etc.
[8] Selami Varlik, Herméneutique coranique et objectivité du sens : la critique philosophique de Fazlur Rahman dans la Turquie contemporaine, thèse de doctorat en philosophie, sous la direction d’Olivier Abel, Paris, EHESS, 2012.
[9] Voir son livre consacré à la question de la foi sous le titre Al‑islām wa-l-īmān (L’islam et la foi), Damas, al‑Ahālī li-l-ṭibā‘a wa-l-nashr wa-l-tawzī‘, 1996. Également son ouvrage concis qui présente sa révision terminologique et son projet de réforme : Dalīl al‑Qirā’at al‑mu‘āṣira li-l-tanzīl al‑ḥakīm : al‑manhaj wa-l-muṣṭalaḥāt, Beyrouth, Dār al‑‑Sāqī, 2016.
[10] Voir par exemple Mohamed Talbi, L’Islam n’est pas voilé, il est culte : rénovation de la pensée musulmane, Éditions Cartaginoiseries, Tunis, 2009 (2nd édition 2011).
[11] Voir ci-dessous les références que nous donnons et qui analysent son œuvre par une approche critique.
[12] Mouna A. Akouri, L’Enseignement de Gamâl al‑Banna, Dâr al‑fikr al‑islâmî, 1997, p. 72
[13] Nasr Abu Zayd, Reformation of Islamic Thought. A critical Historical Analysis, with the assistance of Dr. Katajun Amirpur and Dr. Mohamad Nur Kholis Setiawan, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2006, p. 93 (notre traduction).
[14] Ibid., p. 94 (notre traduction).
[15] Voir notamment son livre La pensée islamique contemporaine : acteurs et enjeux, Paris, Téraèdre, 2005.
[16] Mentionnons également cette autre référence (étonnamment absente de la bibliographie de C. Arminjon) : la thèse de doctorat (disponible en ligne) de Kalthoum Saafi, Vers une plateforme de modernisation de la pensée islamique : une nouvelle alternative à travers la pensée de Abdelmajid Charfi, Mohammed Arkoun et Nasr Hamid Abou Zeid, thèse de doctorat en sociologie, sous la direction de Burhan Ghalioun, Université Paris 3, 2011.
[17] Le Harem politique, Albin Michel, Paris, 1987.
[18] Beyond the Veil. Male-Female dynamics in Musclim Society, Saqi, Londres, 2011 (1ère éd. 1975).
[19] Voir Youssouf T. Sangaré, « Iǧtihād as a Religious Obligation: Āyatullāh al‑Sayyid Kamāl al‑Ḥaydarī and the Challenge of Renewing Religious Thought (En Islam contemporain I) », MIDEO, 36 (2021), p. 99-133.
[20] En 11 volumes, publiés de 1997 à 2003 sous le titre al‑Mubṣir li Nūr al‑Qur’ān.
[21] En 4 volumes, publiés en 2008 sous le titre de Taysīr al‑tafsīr.
[22] En 3 volumes, publiés en 2010 sous le titre Al‑Lu’lu’ wa-l-marjān fī tafsīr al‑Qur’ān.
[23] Au sens de Leibniz et de Bourdieu. Voir Jean-Louis Fabiani, La Sociologie : histoire, idées et courants, Paris, Sciences Humaines Éditions, 2021, p. 27.


 



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