Khireddine Mourad est un poète, écrivain en langue française, né en 1950 à Casablanca. Il est… En savoir plus sur cet auteur
Dimanche 25 Octobre 2015

De l'eau à l'oeuvre d'art, deux cheminants parlent de l'art et de la beauté (Première partie).



L’Islam n’est pas un champ archéologique, ni al-ihsān, al-taṣawwuf, une pratique qui n’a plus court aujourd’hui. Avec al-taṣawwuf - nous nous trouvons au cœur de la contemporanéité que d’aucuns nommeront modernité, voire postmodernité. Certes, il nous vient du passé, mais nous n’en avons pas encore réalisé l’essence qui, elle, inépuisable, appartient éminemment à notre présent comme elle a appartenu, à “ chaque présent ” dans le passé.


Nous reproduisons ici la première partie d'une conférence donnée en novembre 2014 à la villa des arts de Rabat par Khireddine MOURAD. 
Cette conférence aborde les notions d'art et d'esthétique en Islam à l'aide d'une approche soufie puisant sa source dans les textes scripturaires de l'Islam (Coran & Hadith) et s'appuyant sur les travaux de " deux hommes qui vont entreprendre un voyage intérieur, lequel les conduira à en accomplir un autre, géographique, aux cœurs des villes marocaines, mais aussi d’autres villes musulmanes": Titus Burckhardt et Jean louis Michon

Poète, écrivain (voir la présentation de l'auteur ici
Khireddine MOURAD est, entre autres, l'auteur de deux ouvrages en rapport avec l'art: Marrakech et la Mamounia , ACR, Paris, 1995 ; Arts et Traditions au Maroc , ACR, Paris, 1998

Il est par ailleurs le préfacier de l'ouvrage : Le souffle féminin du message coranique de Thérèse Benjelloun, publié aux éditions Les Cahiers de l'Islam.  



 

Une rigole de marbre blanc striée en zig zag conduit l'eau de la fontaine vers le tank - salle de justice, canal d'irrigation de l'ancienne chaussée almohade XII° siècle - Photo Lugar do Olhar Feliz

 


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La rose est un jardin où se cachent des arbres
Rūmī [1]
L’existence est une lettre dont tu restes le sens
Ibn‛Arabī [2]
Je suis passé hier par l’atelier du potier
Pétrissant infatigablement l’argile informe
Je fus seul à voir éclore
Le visage de mes ancêtres sous ses doigts.
Omar Ḫayyām [3]
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I- PRÉLUDE : DE L’EAU Á L’OEUVRE D’ART

    
     Dieu dit dans le Coran à propos de l’eau :
21.30. Et nous avons fait de l’eau toute chose vivante.

     Il dit encore :
 
25.54. C'est Lui qui, de l'eau, a créé un être humain, puis a tiré de celui-ci une descendance d'hommes et de femmes. Ton Seigneur est tout-puissant !

     Et encore :
 
86.5. Que l'homme considère de quoi il a été créé !
86.6. Il a été créé d'une giclée d'eau.
 
     Et du fait qu’elle est à l’origine de toute chose, qu’elle est en toute chose, elle établit cette fraternité organique entre les êtres quelles que soient leurs conditions : minérale, végétale, animale, humaine ; quelles que soient aussi leur couleur, leur langue : le coran ne dit-il pas :
 
17.44. Les sept cieux, la terre et ce qu'ils contiennent Le glorifient. Il n'y a rien qui ne célèbre Sa louange, mais vous ne comprenez pas leur glorification. Dieu est plein de mansuétude, pardonneur.
    
     Et :
 
2.74. […], car il est des rochers d'où sourdent les ruisseaux ; et il en est qui se fendent et d'où l'eau jaillit, et il en est qui s'effondrent par crainte de Dieu […].
 
     Et :
 
30.22. Et parmi Ses signes il y a la création des cieux et de la terre et la diversité de vos langues et de vos couleurs. Ce sont vraiment là des signes pour ceux qui savent.
    
     Et :
 
49.13. Ô vous, les hommes ! Nous vous avons créés d'un mâle et d'une femelle. Nous vous avons constitués en peuples et en tribus pour que vous vous connaissiez mutuellement. En vérité, le plus noble d'entre vous auprès de Dieu est celui qui l'emporte en piété. Dieu est omniscient, Il est instruit de tout.

     Ces quelques versets, mais il en est d’autres, dont la beauté éveille notre émerveillement, nous rappellent la position que doit adopter le musulman dès lors qu’il les médite et qu’il « considère de quoi il a été créé. »
(Le Coran 86.6.).

 
Et du fait que Dieu a produit de l’eau toute chose vivante, elle devient le lien de fraternité entre toutes les créatures et permet ainsi d’envisager l’universalité à partir de ce lien.
 
     L’eau, nous dit le Sheikh de la Tariqa Qadiriya Boudchichia, Sidi Hamza est « la plus modeste des créatures de Dieu.» Pour essentielle, nourricière et vitale qu’elle soit, c’est toujours vers le bas qu’elle chemine pour être à la portée des autres créatures.
 
     De sa rareté plus encore que de son abondance, l’homme développera son ingéniosité à la maîtriser, à la capter à la canaliser, pour irriguer des champs, des terres arides, des jardins…, à l’associer à la glaise pour façonner ses objets ustensilaires : la cruche, la jarre, l’amphore… ; l’associant toujours à la glaise, mais aussi à la pierre, au bois, à la paille, il aménagera des abris, construira des maisons, bâtira des cités à l’intérieur desquelles il élèvera des temples, des palais, des masures: ce sont-là des œuvres d’hommes, des œuvres d’art.
 
    Comment dès lors peut-on parler de l’art et du Beau ?
 
    A cette question, un soufi, Djalāl-ud-Dīne RŪMĪ, nous dit : « Donc quand tu perçois en toi-même une recherche, vas et ne dis pas “quelle utilité y a-t-il dans cette démarche ?” Va et l’utilité apparaîtra d’elle-même. » (RŪMĪ, Le Livre du Dedans 1997, 313)
 
    Si l’histoire de l’art en tant que discipline est récente, l’émerveillement devant le Beau, quant à lui, appartient à toutes les cultures et traverse toutes les époques. De ce fait, il ne saurait être question d’une esthétique exclusive à telle société plutôt qu’à telle autre, ni encore moins, d’une esthétique ici à caractère universelle ; là, régionale ; ni enfin d’une hiérarchisation du beau fondée sur des critères comme le “progrès”, que telle société aurait réalisé, ou le “retard” -voire l’archaïsme- dans lequel se trouverait telle autre.
 
     Pareillement, affirmer que le “Beau est universel” ne signifie pas pour autant qu’il est soumis partout aux mêmes normes ni qu’il doit obéir à telles normes plutôt qu’à telles autres. Si le Beau est universel, c’est en tant que notion, non en tant que normes, les normes étant, elles, particulières à chaque culture, à chaque peuple, à chaque civilisation.
 
    Mais permettez-moi d’abord de préciser trois points.

II- “AL-TAṢAWWUF” : LE CHEMIN DE L’INÉPUISABLE

    
     Lorsque nous disons al-taṣawwuf [4], il s’agit de l’un des degrés de l’islam. ABDUL-HĀDI, – autrefois John-Gustav AGUÉLII (au nom d'artiste Ivan AGUÉLI) entré en Islam, en 1897-, dit à ce propos : « L’Islam, comme religion, est la voie de l’unité et de la totalité. Son dogme fondamental s’appelle Et-Tawhīd, c’est-à-dire l’unité ou l’action d’unir. En tant que religion universelle, il comporte des degrés, mais chacun de ces degrés est véritablement l’Islam, c’est-à-dire que n’importe quel aspect de l’Islam révèle les mêmes principes.» (ABDUL-HĀDI 1911)

     Ce préalable nous évitera un débat théologique, l’objectif de cette intervention étant plus modestement d’exposer devant vous le parcours et quelques travaux d’hommes –des soufis- exemplaires dans leur foi ; dans leur adab, c’est-à-dire les règles de bonnes manières et bonne conduite dans leur comportement avec autrui ; et enfin dans leur application de la charī‘a, -à propos de laquelle le même auteur écrit « La Loi sacrée de l’Islam, la « Shariyah » (= la grande Voie, la Voie extérieure) entoure la vie matérielle de rites, de cérémonies, d’égards et d’obligations de différentes espèces, uniquement pour nous enseigner que les choses existent, comment elles existent, et la juste mesure de respect à leur existence.» [5] (ABDUL-HĀDI 1911, 31)

     J’aimerais aussi préciser que parler de l’Islam dans ses différentes réalisations qui sont al-islām, al-imān et al-ihsān ne signifie pas que nous évoquons simplement des notions qui appartiendraient au passé. L’Islam n’est pas un champ archéologique, ni al-ihsān, al-taṣawwuf, une pratique qui n’a plus court aujourd’hui. Avec al-taṣawwuf - nous nous trouvons au cœur de la contemporanéité que d’aucuns nommeront modernité, voire postmodernité. Certes, il nous vient du passé, mais nous n’en avons pas encore réalisé l’essence qui, elle, inépuisable, appartient éminemment à notre présent comme elle a appartenu, à “ chaque présent ” dans le passé. En d’autres termes, qu’il nous vienne du passé ne signifie pas que nous en avons cerné et épuisé tout ce qu’il nous apporte comme réponses à notre présent et aux générations futures ; il est dans notre présent et devant nous tant que nous n’en aurons pas réalisé ce qui élève notre être et parfait notre cheminement vers ce qu’il y a de meilleur en nous, c’est-à-dire ce qui, en nous, renoue avec la Nostalgie de l’Origine et a fait le Pacte avec le Divin.

7.172. Quand ton Seigneur tira des reins des fils d'Adam toute leur descendance, Il les fit témoigner contre eux-mêmes [leur disant :] " Ne suis-je pas votre Seigneur ? - Si fait ! dirent-ils, nous en témoignons ! » [Il en fut ainsi] pour que vous ne disiez pas, le Jour de la Résurrection : « Nous n'étions pas concernés ! »

      Quant aux soufis, ou encore les “Gens du taṣawwuf, «dès les premiers siècles de l’Hégire, ils vont pour développer le chemin vers l’Iḥsān, investir l’intériorité de l’être afin de comprendre ses mécanismes, ses résistances, ses élans, ses maladies, ses états et les étapes de son évolution, de son ascension […]. Ils vont aussi investir bien d’autres domaines de la connaissance comme les mathématiques, l’alchimie, la physique, l’astronomie, la botanique, la médecine, les spéculations philosophiques, l’éthique, l’esthétique, les arts, et ce, pour y introduire la quintessence de leur science et non pour en recevoir un quelconque savoir. De plus, une riche littérature soufie dont seuls les initiés en connaissent la teneur contient en réserve, des réponses aux problèmes qui interpellent aujourd’hui les hommes d’où qu’ils fussent : les réponses concernent des questions aussi variées que l’éthique, la relation de l’être au monde, à la nature, à l’autre, au savoir, au progrès,…

      L’intériorité de l’être dans ses différentes facettes, l’égo, le coeur, la psyché, l’émotion, et toutes les formes subtiles tout à la fois de la raison, et des ruses de la raison et même de la déraison et de la folie, de la passion, de l’égo et de ses faiblesses, des pulsions et des désirs, ont été minutieusement observées, décrites, analysées pour permettre à l’initié de s’assurer de la pureté de l’intention, garder la vigilance face aux différentes “négligences” qui ramènent vers le bas et surtout polir son coeur pour se libérer des sédiments accumulés qui entravent son ascension vers le haut.» (MOURAD 2009)

III- DE L’ART ET DE L’ESTHÉTIQUE

     
      Á cette précision, je dois en ajouter une autre : la confusion entre l’art et le Beau. Confusion que l’on retrouve chez bon nombre de philosophes et d’historiens de l’art. En principe, le Beau n’est pas assujetti à l’art. Quant à ce dernier, il peut être porteur de la beauté quand il y réussit, comme il peut être porteur de la Laideur par choix ou par accident. Ces quelques nuances ont une importance, surtout lorsqu’on constate comment les historiens de l’art qui, confondant bien souvent ces deux termes, établissent des normes universelles qui excluent plutôt qu’elles n’incluent, œuvres d’art, goût du beau et représentation de la Beauté des peuples. qui n’appartiennent pas à l’aire “occidentale” [6]. Aire “occidentale” où certains mouvements comme le futurisme, les « premiers “ready made” [7], les efforts ouvertement proclamés pour détruire l’art ont, d’une part, stérilisé l’Esthétique en jetant le soupçon sur la notion de beau et les idées de critère, norme, précepte, et d’autre part, stimulé paradoxalement la controverse sur l’ontologie de l’art. La définition de celui-ci fait problème en effet dès lors que sa distinction avec ce qui lui est étranger ne passe plus pour évidente. Tirant parti de ce débat, nous chercherons à répondre à la question : quelle définition de l’art en général doit-on adopter pour que l’Esthétique et tout discours sur les arts particuliers soient possibles ? » (MAVRAKIS 2002/4, 583)

     Un autre volet que j’évoque en survol et qui est aussi discutable, c’est la désignation de certaines manifestations par “ arts primitifs”, “arts précivilisés”, “arts premiers” [8] ou encore “arts lointains” ou enfin “arts contemporains non-occidentaux” (DEFLAUX 2004) en vue de légitimer une sorte d’esthétique ethnologique que résume bien le titre révélateur de Sally PRICE : “Arts primitifs ; regards civilisés” (PRICE 1995)

      Cette vision « dépréciative » remonte en fait déjà aux siècles précédents. C’est ainsi que HEGEL, s’agissant de l’art chez les Chinois écrit dans sa Philosophie de l’Histoire : « ce peuple […] n’est pas encore parvenu à représenter le beau comme beau. Dans la peinture, il lui manque la perspective et les ombres ; il copie bien les images européennes comme tout le reste. Un peintre chinois sait exactement combien il y a d’écailles sur le dos d’une carpe, combien une feuille offre de découpures ; il connait parfaitement la forme des arbres et la courbure de leurs rameaux ; mais le sublime, l’idéal et le beau ne sont pas du domaine de son art et de son habileté. » (BENARD 1852, 66)

    Si j’ai soulevé cet aspect c’est moins pour m’y attarder que pour dire que l’esthétique et l’art du monde arabo-musulman connaîtront pareillement un débat à plusieurs niveaux, entre autres, celui de leur existence ou inexistence, puis celui de l’appellation qu’il faudra leur donner, et enfin celui de leur origine.

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[1] - Salah STÉTIÉ, Le vin mystique et autres lieux spirituels de l’Islam, Paris, éd. Albin Michel, 2002, p.224.

[2] - IBN‘ARABĪ, Traité de l’amour, éd. Albin Michel, 1986, Introduction, Traduction et Notes de Maurice GLOTON, p. 31.

[3] - Salah STÉTIÉ, Le vin mystique et autres lieux spirituels de l’Islam, Paris, éd. Albin Michel, 2002, p.197.

[4] - « Les orientalistes se sont surtout intéressés à la doctrine des “grands maîtres”, projetant ainsi sur le soufisme leur conception individuelle et élitiste de la mystique. Or c’est surtout par son caractère démocratique et populaire que se caractérise le soufisme […]. » (Alberto Fabio AMBROSIO, Eve FEUILLEBOIS, Thierry ZARCONE 2006, 9)

[5] - ABDUL-HĀDI, (1911) “Pages dédiées Au Soleil, (Sahaïf Shamsiyah), La Gnose, p. 31/77

[6] - Jean BOTTERO écrit : « Cette civilisation, qui est la nôtre, on l’appelle volontiers “occidentale”, mais en fait, elle mord largement sur le Proche-Orient, puisque, si nous n’en parlons pas en partisans, mais en anthropologues et surtout en historiens, nous la voyons réunir et couvrir non seulement les Gréco-latins, héritiers du Christianisme, mais aussi le monde musulman, autrement dit, en majeure partie, le monde arabe.» (L'Orient ancien et nous 1996, 18)

[7] -« L'épisode du readymade, s'il n'a pas empêché aux formes conventionnelles d'art de se perpétuer, pose néanmoins une question ontologique de taille. Qu'est-ce donc, à présent, qu'une « œuvre d'art », si sont balayées les notions de savoir-faire (la tekhnè), de beauté, de sublimation ? Formulé autrement, « quand y a-t-il art ? », pour reprendre la célèbre question de l'esthéticien américain Nelson Goodman, dès lors que l’œuvre d'art, pour advenir, se résume à un acte banal, au simple déplacement d'un objet usuel d'un lieu vers un autre. Subsidiairement, qu'est-ce à présent qu'un « artiste » (artista, ce terme italien apparaît au XVe siècle, nous apprend l'étymologie, pour qualifier l'« homme d'un métier difficile »), si toute notion de compétence est rendue obsolète ? » V. l’article de Paul ARDENNE, “L’Art et son objet-Création contemporaine”, Encyclopédie Universalis 2014

[8] - Le qualificatif d’art "premier" appliqué aux productions matérielles des sociétés non occidentales, fut employé par le Président Chirac afin d’éviter de prononcer celui de "primitif" trop chargé en significations évolutionnistes et colonialistes. Cependant, le terme accolé au Musée du quai Branly est aujourd’hui abandonné par les acteurs, seuls quelques opposants au projet l’utilisent afin de faire ressortir le côté dix-neuvièmiste de l’entreprise. (GUILHEM 2000)



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