Vendredi 13 Septembre 2024

De la licéité du Mawlid. La démonstration jurisprudentielle de l'érudit tunisien Muḥammad al-Ṭāhir b. ‘Āshūr (1879-1973)



Loin d’être un avis juridique anodin, comme les jurisconsultes malékites tardifs ont pu en émettre, cette Qiṣṣa est davantage une légitimation sociopolitique d’une praxis festive, avant tout nécessaire à la collectivité. En effet, par ce texte, Ibn ‘Āshūr s’adresse à l’ensemble des acteurs sociopolitiques tunisiens, élite formée d’oulémas et de princes, afin d’affermir les liens avec le Prophète, le symbole le plus fédérateur des musulmans dans les moments de crise.
Nejmeddine Khalfallah
 
A l'occasion de la célébration de la naissance du prophète de l’islam (Mawlid ) nous proposons ici un second article extrait du dossier spécial de la Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée de début 2024 et intitulé La célébration de la naissance du Prophète , al-mawlid al-nabawī : Discours, pratiques et représentations,  (sous licence sous licence CC BY-SA 4.0  ) .  

Ce  dossier a donné lieu à la publication d'un ouvrage. La " célébration de la naissance du prophète de l’islam y est étudiée à travers les débats qu’a pu susciter cette fête, mais aussi à travers les pratiques individuelles et collectives lors du Mawlid et enfin dans les productions littéraires qui lui sont associées. Dix contributions analysent ces aspects selon les approches croisées de l’islamologie et des sciences sociales. Après une présentation de débats doctrinaux relatifs au caractère licite ou non de la célébration du Mawlid sur le mode diachronique, sont présentées des études de cas contemporains de cette fête en Algérie et au Sénégal selon une approche socio-anthropologique. Pour clore l’ensemble, diverses œuvres littéraires et artistiques produites à l’occasion du Mawlid sont analysées. Les contributions ici réunies mettent en lumière comment les évolutions historiques et sociétales ont permis la « canonisation » de cette fête à travers les siècles. Elles mettent aussi au jour sa dimension polémique, révélant par la même occasion d’importantes lignes de fracture au sein des sociétés musulmanes passées et présentes.
Enfin, si d’aucuns semblaient suggérer la disparition prochaine du Mawlid, qui était censé appartenir à un « modèle de piété prémoderne » marquée par la réciprocité du don et de l’émotion, les différentes contributions de ce volume semblent donner tort à cette conjecture.
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Résumé

En premier lieu, cette étude analysera la structure argumentative que le ‘ālim (érudit) tunisien, Muḥammad al-Ṭāhir b. ‘Āshūr (1879-1973), avait mobilisé pour justifier la commémoration du Mawlid. Face au silence des sources scripturaires, le Coran et la Sunna, b. ‘Āshūr s’est efforcé de démontrer la licéité de cette commémoration d’une part en interprétant certains versets ; de l’autre en reprenant pour son compte les avis jurisprudentiels (fatwā-s) de ses prédécesseurs pour déduire enfin qu’il s’agirait d’une « bonne voie » (maslak hasan). Nous analyserons, dans la seconde partie, la dimension politique de cette démonstration en rapport avec le pouvoir beylical en Tunisie depuis le xviiie siècle.

Texte intégral

     Nous étudierons dans ces pages l’opinion favorable à la célébration du Mawlid formulée par le ‘ālim (érudit) tunisien Muḥammad al-Ṭāhir bin ‘Āshūr (1879-1973), figure éminente qui en 1932 fut nommé Shaykh al-Islām malékite, devenant ainsi le plus haut dignitaire de ce madhhab en Tunisie. Il présida également la mosquée-université Zitouna à deux reprises [1]. Appartenant au courant de la Nahḍa (Renaissance), bin ‘Āshūr est considéré comme l’un des pionniers les plus emblématiques du réformisme tunisien (Nafi, 2005 : 1-32). Son œuvre traduit de ce fait un souci de combiner valeurs traditionnelles et société moderne.

     En dépit de la multitude de ses œuvres, bin ‘Āshūr ne consacre qu’un court traité à la sīra (biographie) du Prophète Muḥammad [2]. Dès l’introduction de celle-ci, il entend démontrer le caractère licite de la commémoration de sa naissance. Rédigé dans un style littéraire, ce texte est destiné à être solennellement récité pendant la cérémonie à laquelle assistaient les Beys de la Tunisie husaynīde (1705-1956). De facture fiqhī (jurisprudentielle), cette démonstration vise à établir non seulement la conformité de la célébration aux préceptes de l’islam, mais aussi son caractère fortement recommandable (mandūb). Cet érudit tunisien, alors Shaykh al-islām et Muftī, se livre à un bref plaidoyer en y mobilisant plusieurs types de « preuves » réunissant à la fois des énoncés scripturaires (dalā’il), des déductions finalistes (maqāsidī) et des raisonnements logiques (qiyās). Il conclut son plaidoyer en affirmant que cette commémoration est un maslak ḥasan (belle voie).

      Dans cette étude, nous tâcherons de démêler les arguments déployés par Ibn ‘Āshūr, tout en en examinant les références et fonctions à la fois sociales, polémiques et anthropologiques de cette œuvre. Nous analyserons, dans un deuxième temps, les dimensions politiques qui régissent ce raisonnement, car, rappelons-le, Ibn ‘Āshūr était lui-même un haut fonctionnaire de l’État beylical. En sa qualité officielle, il s’est évertué à produire une norme s’inscrivant dans la dynamique sociale de la Régence de Tunis, alors sous le joug du Protectorat français (1881-1956). Nous consacrerons la dernière partie de cette contribution à l’étude des choix terminologiques de ce raisonnement, qui prend l’allure d’une fatwā (avis juridique) légitimant la commémoration de la naissance du Prophète.

     Pour traiter cette question, nous avons consulté l’œuvre complète d’Ibn ‘Āshūr, éditée à ce jour, et en particulier le récit du Mawlid qui semble être une communication orale, prononcée à la mosquée Zitouna aux débuts de la troisième décennie du xxe siècle. Dans le premier chapitre de ce récit, il s’est attelé à mettre en évidence la licéité d’une telle célébration. À cela s’ajoutent quelques passages sporadiques de son exégèse, al-Taḥrīr wa-l-Tanwīr, rappelant également cette licéité. Cependant, force est de constater que l’éditeur de ses fatwā-s (Būzghība, 2011) n’a pas dédié de section à cette question, vraisemblablement parce que le shaykh ne lui a pas consacré une fatwā en bonne et due forme. Cela dit, l’ensemble de ces indications suffisent à offrir une idée claire et complète de son avis portant sur ce point litigieux, qui a suscité tant de débats chez les jurisconsultes depuis des siècles (Schussman, 1998 : 216).

Argumentation jurisprudentielle : des procédés hybrides

 
    Partant du silence du texte coranique et de l’ambiguïté des traditions prophétiques quant à cette question, Ibn ‘Āshūr développe une argumentation fondée sur les autres sources et règles légales consacrées par l’école malékite, étant lui-même l’un de ses représentants officiels. Le caractère licite du Mawlid n’étant pas explicitement stipulé dans les deux principales sources de la normativité musulmane (Coran et Sunna), l’auteur fait appel à tout un arsenal de procédés déductifs et interprétatifs afin d’en établir sa licéité. C’est cette structure légale, et plus particulièrement ses procédés et artifices, que nous explorerons dans un premier temps.

     En l’absence de versets explicites qui notifient le caractère licite (ou illicite) de la commémoration du Mawlid, Ibn ‘Āshūr se réfère au Coran en employant un principe jurisprudentiel connu dans les ouvrages des fondements du droit (uṣūl al-fiqh), sous le terme technique dalālat al-faḥwā, à savoir, le sens implicite que le lecteur expérimenté pourrait déduire d’un énoncé tout en s’appuyant sur un faisceau d’indices, textuels et contextuels.

     En évoquant la modalité discursive par laquelle le Coran décrit les mérites du mois de Ramaḍān, l’auteur déduit que vénérer des jours, en particulier les fameux « jours de Dieu », en raison de la valeur accordée à des événements qui y ont eu lieu, n’est nullement interdit. Au contraire, ceci serait même conseillé puisqu’il s’agit de suivre un principe coranique incontestable. Il écrit :

 
Dieu octroya à des temps déterminés (mawāqīt) une valeur constante, unique et renouvelable. Il s’agit d’une considération qui rappelle les jours vénérés comme Il l’a dit : « Rappelle-leur les jours de Dieu » [Cor. II, 185]. Ce dernier a donc accordé à ces rendez-vous durant lesquels se sont déroulés des événements importants, une vertu pérenne, car ils évoquent des faits importants ». (Ibn ‘Āshūr, 1997 : vol. II, 172)

     Ibn ‘Āshūr va plus loin en soulignant que les savants de l’islam, sans toutefois citer de noms ou de références précises, ont déduit de ce verset (Cor. II, 185), le caractère licite de commémorer le jour de la naissance du Prophète. De là découle, par ailleurs, le principe « de faire montre de générosité à l’égard de ses descendants (du Prophète), d’exprimer le respect envers les détenteurs du pouvoir légal qui représentent et prolongent les actes du Prophète, à l’instar des princes, des juges et des imām-s » [3]. (Ibn ‘Āshūr, 1997 : vol. II, 172) [4]

     De la même manière, les textes du hadīth restent muets sur cette question, si bien qu’on ne trouve nulle part d’indication explicite autorisant ou non ce genre de célébrations. En revanche, cette même tradition islamique regorge de textes dans lesquels plusieurs Compagnons (ṣaḥāba) ont librement exprimé leur allégresse, en présence même du Prophète, sans que ce dernier en ait désapprouvé la conduite. Ainsi, Ibn ‘Āshūr invoque ces récits pour en déduire que la simple expression de joie, ou sentiments similaires, est clairement et unanimement autorisée. Dans l’une de ses assertions, il confirme que la joie pourrait être à l’origine «
 des loisirs permis et autorisés par les textes explicites de la sunna » (Qiṣṣa : 43).

     Le muftī malékite, qui était en sus fin connaisseur des traditions prophétiques, fait probablement allusion à un récit rapporté par al-Bukhārī (Ṣaḥīḥ, II : 20, IV : 47), dans lequel Muḥammad aurait permis à son épouse ‘Ā’isha d’assister à une scène de danse menée par des jeunes filles noires, maniant des lances et des boucliers. Il aurait même regardé avec elle ce spectacle, jusqu’à ce qu’elle s’en lassât. Ce récit est le plus souvent évoqué pour montrer que l’expression de la joie, y compris dans les mosquées, est autorisée tant qu’elle se limite à une manifestation sobre de nobles sentiments, durant les jours de fête.

     Toutefois, Ibn ‘Āshūr ne précise pas que la danse des jeunes esclaves soit une pratique spontanée, inscrite dans un contexte anthropologique précis : celui de la résistance de certains us et coutumes culturels, et ce, en dépit de l’avènement de l’islam. Qu’il s’agisse des Abyssins qui jubilaient ou des Arabes, fraîchement convertis, qui les regardaient et en appréciaient l’agilité, la scène décrit une pratique populaire, qui n’a pas été affectée par les préceptes de la nouvelle religion, et fait, ainsi, partie intégrante d’un habitus populaire. Interpréter l’approbation du Prophète comme un geste légal ou la sacraliser implique une grande souplesse herméneutique qui s’est traduite également par le recours à des procédés jurisprudentiels temporels bien précis.

     À défaut de sources scripturaires explicites, Ibn ‘Āshūr mobilise des arguments rationnels (‘aqlī) ou analogiques (qiyāsī) afin de pallier leurs déficits.

    Il est communément admis que le consensus (ijmā‘) est la troisième source du droit musulman classique. Par conséquent, il est possible d’y faire appel en cas de vacum législatif à l’endroit d’un fait inédit (nāzila), qui n’aurait pas été expressément évoquée par les textes sacrés (Schacht, 1979 : 84). Ibn ‘Āshūr puise alors dans les positions qui pourraient être considérées comme unanimes quant à la licéité de cette action. L’auteur compulse ainsi les ouvrages de fatwā-s et casuistiques, en l’occurrence celui du Qāḍī Aḥmad Ibn Muḥammad al-‘Azafī (m. 633/1236), juriste malékite de la ville de Sebta (Ceuta), à qui l’auteur consacre une brève notice biographique en précisant qu’il était le disciple d’Abū Bakr Ibn al-‘Arabī al-Ṭā’ī (m. 1240), suivi par son fils, le Qāḍī Abū l-Qāsim Muḥammad (m. 677/1279). Pour résumer ces positions unanimes, Ibn ‘Āshūr écrit : « L’ensemble des savants de l’Occident [islamique] l’ont considéré comme ḥasan (bon) et l’ont qualifié de « bonne conduite » (Qiṣṣa : 42)[5].

 
Synthétique, cet avis contient d’emblée trois nouveaux sous-arguments :
 
a.Consensus : ce principe est indiqué par le choix du terme jumhūr, qui renvoie à l’unanimité des savants musulmans considérés, dont le savoir est attesté, et qui représentent, en plus, la majorité des avis dominants à une époque bien déterminée.
 
b. Maslak ḥasan : cette appellation semble être l’issue la plus pertinente pour éviter l’emploi des notions problématiques telles que bid‘a ḥasana (bonne innovation) (Talbi, 1960 : 59), qui sont, par ailleurs, évoquées par les opposants de la célébration du Mawlid. Compte tenu de son ambivalence et de son caractère polysémique, le terme maslak désigne l’idée de comportement, voie et sentier. Quand on qualifie un acte de ḥasan, on en déduit son acceptabilité ; s’il est « beau », il sera consécutivement reconnu et approuvé.
 
c. Actes des pieux prédécesseurs : n’ayant pas de référence attestée qui se rattache à un Compagnon célèbre ou un savant connu, Ibn ‘Āshūr revient à Abū l-Qāsim al-Burzulī (1337-1438), auteur de sept volumes de fatwā-s, qui écrit : « La naissance du Prophète est une fête respectée et vénérée dans les cités » (Qiṣṣa : 42). En se référant à ce jurisconsulte, Ibn ‘Āshūr revivifie une fatwā antérieure qui pourrait, à son tour, servir de preuve pour sa propre démonstration.
 
     Combinés avec une certaine habileté, ces trois arguments conduisent Ibn ‘Āshūr à annoncer le principe d’ittisā’. Ce nom, dérivé de la huitième forme verbale et de la racine (‘.s.w) donne le substantif uswa ou iswa qui signifient, tous deux, le bel exemple (Masson, 1967 : 516).

     Selon lui, il s’agit de suivre le beau modèle offert par ces pieux de la oumma, guidés par Dieu qui leur a inspiré la vertu de célébrer le jour de la naissance du Prophète. Il va sans dire que cet argument est ad hoc puisqu’il repose sur l’autorité des hommes sans en préciser l’identité, ni les sources ni d’ailleurs les époques historiques ou les filiations doctrinales.

    Pour renforcer l’autorité des pieux prédécesseurs, Ibn ‘Āshūr convoque un autre argument, celui de l’inspiration divine : alhama-hum [Il leur a inspiré] (Qiṣṣa : 41). Si ces vertueux ont célébré le Mawlid, c’est, essentiellement, grâce à une « inspiration » divine, une forme d’intervention surnaturelle qui n’est pas sans rappeler l’idée fondamentale de la doctrine ash‘arīte, selon laquelle c’est Dieu qui guide ses serviteurs en les orientant vers les bonnes conduites.

     Pour illustrer l’œuvre de ces « inspirés », l’auteur fait référence à un précédent non lointain : le muftī malékite Ibrāhīm ar-Riyāḥī (1766-1850) (Khalfallah, 2010 : 25) qui a rédigé une mawlidiyya, abrégée de celle de Muṣṭafā al-Bakrī al-Khalwatī (m. 1749). Cependant, ce récit contenait, semble-t-il, des ḥadīth-s faibles, voir apocryphes. Et c’est pour cette raison qu’Ibn ‘Āshūr a débuté son propre texte en rappelant l’impératif de s’en tenir aux textes authentiques et d’éviter les versions faibles, car les mérites du Prophète n’ont aucunement besoin, selon lui, d’être défendus par de si piètres récits (Qiṣṣa : 41).

     L’argument suivant tire ses racines de la raison (‘aql) et le raisonnement émanant d’une analogie (qiyās) s’inspire de la démarche même du Coran. En effet, ce dernier glorifie le mois de Ramaḍān (Cor. II : 185) et en loue les mérites et vertus. Il est donc légitime de célébrer certains jours distingués puisque le principe même de célébration est coranique, instauré par Dieu lui-même dans Sa Parole révélée.

     À ce stade de son développement, Ibn ‘Āshūr pose une question rhétorique : Existe-il un jour plus heureux que celui où « apparu celui qui sauvera les humains de l’égarement, celui qui les extirpa des ténèbres du polythéisme et des vices de l’ignorance ? » (Qiṣṣa : 42). Cependant, cette analogie pourrait se heurter à la difficulté suivante : si les deux fêtes régulières en islam, celle d’al-Fiṭr et d’al-Aḍḥā, couronnent toutes deux des actes de dévotion, le jeûne du mois de Ramaḍān et l’accomplissement du pèlerinage, en est-il de même pour le Mawlid ? Pour résoudre cette difficulté, Ibn ‘Āshūr soutient que célébrer le souvenir de l’intermédiaire ayant transmis la religion, y compris les deux fêtes et les rites les précédant, est encore plus légitime. Car, il est a fortiori plus pertinent de célébrer la cause plutôt que l’effet, l’origine avant la conséquence. Le Prophète est en effet l’origine de tous les cultes et il est, par conséquent, plus logique d’en célébrer l’apparition plutôt que les autres occasions, qui en sont les fruits immédiats.

     Selon la jurisprudence malékite, la règle légale d’istiḥsān consiste à privilégier un intérêt partiel plutôt que d’appliquer une analogie générale ou d’en sacrifier exceptionnellement certaines implications (Tyan, 1959 : 79-109). C’est le fait de légitimer une pratique quelconque, bien que les preuves scripturaires ne soient pas suffisantes ou explicites. Ainsi, bien que vague et généraliste, Ibn ‘Āshūr rapporte l’istiḥsān qu’auraient exprimé les savants de l’Occident islamique (Afrique du Nord et Andalousie) en précisant qu’ils ont considéré la commémoration comme un acte bon, auquel on pourrait accéder grâce au principe de préférence légale.

Pour renforcer encore cette préférence, Ibn ‘Āshūr fait appel à une citation qu’il attribue à Ibn al-Jawzī (1116-1201), jurisconsulte ḥanbalīte dont la doctrine (madhhab) est connue pour son hostilité à la commémoration du Mawlid, dans le passé comme au présent (Katz, 2007 : chap. 5). Il rapporte que ce jurisconsulte déclare que :

 
De la bénédiction du Messager d’Allah et la commémoration de sa naissance, [le pays] vivra en sécurité durant l’année ; et c’est une bonne nouvelle pour quiconque la célèbre, annonçant la réalisation des buts escomptés. (Qiṣṣa : 46)

      Ce choix était-il une simple stratégie pour consolider son avis et rappeler que même dans le camp adverse, nul consensus n’est établi sur la prohibition de cette action ? Ou vise-t-il à minimiser l’éventuelle réfutation qu’auraient prononcée les jurisconsultes de cette école ? Là encore, il s’agit d’une stratégie argumentative qui mobilise les armes des adversaires en les mettant face à leur propre « contradiction » : si cette figure emblématique du ḥanbalīsme parle en ces termes élogieux du Mawlid, c’est qu’il l’approuve, au moins implicitement.

     À l’époque de la rédaction de cette Qiṣṣa, Ibn ‘Āshūr, alors haut fonctionnaire de l’État agissant en sa qualité de muftī malékite, ne pouvait donc que légitimer cette pratique et confirmer sa conformité, à la fois aux sources scripturaires et aux règles de raisonnement. C’est sur cette base-ci qu’il allait, d’ailleurs, compléter son argumentation en se référant aux œuvres des beys tunisiens ayant consacré des sommes considérables afin de célébrer cette occasion comme il se doit.

     Pour étayer son argumentation, Ibn ‘Āshūr fait également appel à l’œuvre temporelle d’hommes politiques appartenant à diverses époques de l’Histoire. Il reprend leurs gestes, non pas comme des faits passés, mais comme un acte législatif, légitimant la célébration du Mawlid.

     Dans un premier temps, il livre une autre version relative aux origines de ce cérémonial. Selon lui, le roi d’Irbil, Muẓaffar al-Dīn Gökburi (1153-1232) n’a fait que suivre une coutume déjà répandue en Occident islamique suite à sa rencontre avec le savant andalous Ibn Diḥya al-Balansī (m. 1235), qui l’exhorta à adopter, officiellement, cette « belle conduite ». Kawkaburī aurait donc imité le modèle des « vertueux de l’époque », et Ibn Diḥya aurait ensuite rédigé une mawlidiyya intitulée : at-Tanwīr bi-mawlid al-Sirāj al-munīr [S’illuminer par la naissance du flambeau lumineux].

     Dans un second temps, Ibn ‘Āshūr convoque l’œuvre des souverains tunisiens, de son époque et ceux d’antan, qui ont fait de la célébration du Mawlid une pratique politique officielle, comme l’indique Ibn Abī al-Ḍiyāf (1804-1874) dans son Itḥāf (Ibn Abī al-Ḍiyāf, 1990 : IV, 53-5) [6]. Cette commémoration est désormais une occasion publique célébrée par les pouvoirs successifs du pays, en l’occurrence les Beys, avec solennité et beaucoup de faste à la hauteur des dépenses engagées (Ṭawīlī : 2015). À titre d’exemple, Ibn ‘Āshūr cite Muḥmmad al-Ṣādiq Bāy (r. 1857-1881) [7], qui « ordonna la généralisation des festivités dans toutes les villes de la Régence » (Qiṣṣa : 45), et qui y consacrait un budget colossal. Il évoque également Aḥmad Bāshā Bāy (r. 1856-1861)[8] et nous en rapporte un détail anecdotique : ce Bey ordonna à son artillerie de tirer une salve de coups de canon avec comme intention de « saluer et de bénir le maître des messagers, conformément aux usages militaires et diplomatiques qui consistent à rendre hommage aux rois et aux hôtes de marque » (Qiṣṣa : 45).

     Humain et séculier, l’acte politique devient lui-même source de légitimité, une œuvre pieuse qui s’inscrit dans le cadre de la politique légale (Khalfallah : 2021, 173 sqq.). Qu’ils soient de rite malékite ou hanafite, les juristes tunisiens dont l’héritage est parfaitement maîtrisé par l’auteur, étaient unanimes quant à la légitimité religieuse des actes opérés par le pouvoir politique, et en particulier, ceux visant à servir l’intérêt général (maṣlaḥa), quand bien même les sources scripturaires ne les évoquaient point. Autrement dit, commémorer la naissance du Prophète est d’intérêt général.

     Ibn ‘Āshūr clôt ce préambule destiné à légitimer le Mawlid par une remarque d’ordre historico-politique. Sur un ton hypothétique, caractérisé par une phrase introduite par la particule la‘alla (peut-être), l’auteur suppose que si la Tunisie a été jusqu’à alors épargnée par les crises, ce serait, entre autres, par l’action heureuse de cette célébration établie sous le patronage des autorités beylicales [9]. En ayant à l’esprit les différentes épreuves (épidémies, sécheresse, insurrections populaires, etc.) ayant affecté la Régence tout au long des siècles passés (Valensi, 1996 : 1540-45), Ibn ‘Āshūr estime que celles-ci auraient pu être encore plus graves. Or, malgré leur répétition, ces crises n’ont pas provoqué, selon lui, la faillite du pays ni sa disparition. Il conclut que cette protection cachée (luṭf khafī) enveloppant la Régence serait une bénédiction divine résultant de l’intérêt manifesté par ses souverains à l’égard du Mawlid. Semi-politique, semi-mythique, cette allusion s’inscrit dans les « preuves » confirmant que célébrer le Mawlid est bénéfique à tous les égards.

Au service de la fatwā, un outillage logico-terminologique

 
    Dans cette seconde partie, nous tenterons de mettre en évidence les outils terminologiques et logiques sous-tendus par cet avis juridique, tout en le replaçant dans le contexte politique de l’auteur. Le discours de ce dernier a, en effet, été fondamentalement construit afin de légitimer la célébration du Mawlid, et de ce fait, demeure étroitement dépendant d’un équilibre délicat entre le politique et le religieux.

      En raison de sa filiation intellectuelle réformiste, Ibn ‘Āshūr prônait un islam rationnel en montrant que ces rites sont intelligibles (ma‘qūl al-ma‘nā) et ne contredisent nullement la raison (Ibn ‘Āshūr, 2001 : 256). Pour étayer cette conception rationaliste des cultes, il en a livré une interprétation finaliste qu’il appliquera aux diverses questions de son époque et ce en fixant, à chaque rite, une ou plusieurs causes profondes (‘illa, pl. ‘ilal), qui seraient à l’origine de son établissement (Ibn ‘Āshūr, 2001 : 139).

     Ce plaidoyer en faveur de la commémoration du Mawlid prend ainsi l’allure d’une démonstration principalement fondée sur des procédés logiques (démonstration, argumentation, postulat, comparaison, élimination, etc.). Si ces techniques argumentatives sont ainsi déployées, c’est bien pour montrer la conformité de cette commémoration avec les préceptes de l’islam et leurs finalités (maqāṣid), dont il était un illustre théoricien et défenseur [10].

     Toutefois, Ibn ‘Āshūr a défendu ce caractère licite, non comme un statut obligatoire, mais comme une pratique « indifférente », voire « recommandée », s’agissant, en définitive, d’un sujet ayant suscité d’insurmontables divergences entre les fuqahā’ (Schussman, 1998 : 220). Il a donc émis un avis qui serait en accord avec les finalités profondes de l’islam, en l’occurrence l’amour et la vénération du Prophète, que nul fidèle ne peut mettre en doute. Et c’est le sens même d’al-ijtihād, qui consiste à produire un effort d’interprétation sur une question survenue après l’époque prophétique au cas où les sources scripturaires ne se seraient pas prononcées en sa faveur ou contre.

     Il convient toutefois de s’interroger sur l’identité précise des adversaires, auxquels l’auteur répond in abstentia par cette démonstration sophistiquée. Le fait de commencer son ouvrage en soutenant la légitimité de cet acte s’inscrit dans une posture sinon défensive, du moins polémique. Contrairement à ses habitudes, qui transparaissent à d’autres endroits de ses écrits, Ibn ‘Āshūr ne mentionne pas ici le nom de ses adversaires. De même qu’il évite, tout au long de ce débat, d’évoquer les arguments contraires ou de prendre la peine de les réfuter. Dans des controverses doctrinales plus élaborées, il a pour habitude de développer ses réponses, objet de la fatwā, et surtout de pointer les incohérences et les faiblesses inhérentes à l’avis contraire.

     Cette stratégie d’évitement nous conduit à formuler deux hypothèses : il s’agit probablement d’auteurs wahhābites dont les échos parvinrent jusqu’à Tunis dès le début du xixe siècle (Tolan, 2022 : 223-26 ; Redissi, 2007). Depuis lors, ces débats houleux entre savants tunisiens et wahhābites sont devenus une « tradition ». Invalider la thèse interdisant cette commémoration s’inscrit donc dans un cadre plus global, celui du clivage opposant les littéralistes aux autres représentants de l’islam. À son tour, Ibn ‘Āshūr répond à ceux qui refusent toute innovation et qualifient tout acte n’ayant pas été accompli par le Prophète ou par ses Compagnons comme blâmable (bida‘).

     Il est également probable qu’Ibn ‘Āshūr réponde à certains avis, si rares et marginaux soient-ils, au sein même de l’école malékite (Ibn al-Hāj, al-Madkhal, s.d., II, 15). En tant que Shaykh al-islām et en tant que muftī malékite, il s’est assigné la tâche d’épurer le madhhab des ambiguïtés et des silences juridiques, et ce, en reprenant les points non élucidés pour en vérifier le bien-fondé. Il a ainsi appliqué cette même démarche à la question de la célébration du Mawlid, qui se pose régulièrement et pour laquelle il a dû émettre un avis étayé, comme il l’aurait fait pour les autres cas juridiques concernant la vie des musulmans à l’époque moderne.

     L’étude attentive des choix terminologiques qui ont précédé à la construction de ce plaidoyer pour la commémoration collective de la naissance du Prophète révèle le déploiement d’un nombre important de termes à connotation positive. Soigneusement et doctement choisis, ces derniers visent à faire de cette commémoration une action pieuse et recommandée. Or, ce tissu notionnel en vertu duquel l’auteur démontre le caractère licite, ne se trouve pas nécessairement dans le fiqh, mais dans une sorte de normativité éthico-légale, qui perçoit lesdites festivités comme une expression pieuse de dévotion à l’égard du Prophète. C’est davantage une forme d’attachement moral et spirituel, qui incombe à tout fidèle, devant afficher sa vénération envers le Messager de Dieu. Ce n’est donc pas un comportement devant être envisagé selon les catégories et les termes du fiqh, au risque de l’« étouffer » dans les méandres des divergences jurisprudentielles, selon lesquelles les avis s’équivalent et s’opposent au point de perdre la finalité même de l’amour à l’égard du Prophète.

    L’auteur dépasse ainsi les catégories rigides du droit musulman et sort des divisions binaires – licite vs illicite ; innovation louable vs innovation blâmable ; action des Pieux prédécesseurs, (salaf), vs action des Suivants, (khalaf) – pour embrasser une vision plus globale qui toucherait davantage la conscience individuelle. Ses propos défendent ainsi une relation intime, un souvenir personnel que chaque individu doit ressentir en son for intérieur. C’est dans cette perspective que nous interprétons les mots mélioratifs par lesquels Ibn ‘Āshūr a émaillé son discours, à l’instar de « prendre soin » (i‘tinā’), « vertu » (fadīla), « se réjouir » (ihtifā’), et bon nombre d’autres termes qui concourent à rendre la commémoration du Mawlid sinon recommandable, du moins indifférente, et ce en l’évoquant par des lexies positives, la hissant au rang de « belle conduite », (maslak ḥasan), qui agrémente le comportement des fidèles.

     L’un des termes significatifs de cette stratégie valorisante est celui d’i‘tinā’. Dérivé du verbe i‘tanā/ya‘tanī, (huitième forme verbale), ce nom d’action renvoie à une vertu à la fois rituelle, légale et intellectuelle : celle de « prendre soin » des préceptes, symboles et figures islamiques. Le Prophète n’est-il pas le symbole suprême, l’icône fédératrice la plus importante ? En raison de ce statut, il mérite que les générations de musulmans, à travers l’Histoire, en prennent soin et lui accordent toute l’attention qu’il mérite. Célébrer le Mawlid devient une expression visible et privilégiée de cette attention prêtée aux symboles de la oumma. Par conséquent, cette i‘tinā’ (attention) pourrait être perçue comme un acte obligatoire, un devoir religieux qui incombe, sinon à tous les fidèles, du moins aux doctes et politiques à qui revient la responsabilité de garder intacts les symboles fondateurs de l’islam, en premier lieu desquels, le Prophète.

     D’un autre côté, le shaykh forge l’expression : « al-‘ināya bi-ta‘ẓīm al-yawm » (Qiṣṣa : 41), que l’on pourrait traduire par une périphrase littérale : « veiller à vénérer le jour ». Il s’agit donc de considérer comme ‘azīm (important, immense, vénérable) le jour de la naissance du Prophète. C’est ainsi que l’attention accordée à la commémoration de cette date spécifique se fixe comme un sentiment interne, une attitude respectueuse vécue dans le cœur du fidèle dont les signes pourraient être cet acte commémoratif dans la limite des règles et contraintes imposées par la Loi religieuse. Cet acte est donc un « état d’âme », une sorte d’intérêt absolu que doivent éprouver les fidèles à l’égard du Prophète et tout élément afférent à sa personne, à commencer par la date correspondant au jour de sa naissance.

     En se fondant sur les sémantismes positifs de cette lexie, ta‘ẓīm, Ibn ‘Āshūr rappelle que cette vénération a été instaurée par les oulémas de l’islam, qui l’avaient eux-mêmes déduite d’une « tradition » coranique. Selon lui, le Coran a l’habitude de « glorifier » les belles occasions en les mettant en évidence. En y rattachant des vertus intrinsèques, le texte coranique incite les croyants à prêter une attention particulière à certains jours de l’année dont la valeur s’accroît par le fait que des « événements » sacrés s’y sont produits. Ibn ‘Āshūr prend comme exemple la vénération du mois de Ramaḍān dont les jours sont sacralisés. Cette sacralisation n’est pas toutefois intrinsèque aux jours comme cadre temporel, puisqu’ils se valent tous, mais en raison de la Révélation du Coran qui s’est produite, selon lui, au dix-septième jour de ce mois ; cet événement crucial a rendu son respect licite et fortement conseillé.

     Lorsqu’il qualifie cette célébration, Ibn ‘Āshūr fait également écho à une famille terminologique relative à la racine trilitère ḥ.s.n., suggérant l’idée de beauté, droiture. Commémorer ce jour est tantôt ḥasan (beau), tantôt considéré comme tel par le cénacle des oulémas qui en expriment leur istiḥsān, à savoir, un nom verbal construit grâce à la valeur estimative de sa dixième forme verbale.

     Ainsi, Ibn ‘Āshūr déploie tout un tissu terminologique, non sans cohérence, pour étayer son avis et renforcer la trame discursive de sa fatwā. Celle-ci est, en effet, construite autour d’une stratégie d’évitement grâce à laquelle il délaisse tout terme péjoratif, susceptible d’être posé dans le débat, et en particulier celui de bid‘a, largement employé par les oulémas hostiles à la célébration du Mawlid.

    De même, il bannit les autres notions rappelant que les Compagnons et les Pieux prédécesseurs n’ont pas célébré le Mawlid. À ce propos, le terme tark (non-accomplissement, abandon) est en particulier brandi pour accuser les partisans du Mawlid d’accomplir un geste, en l’occurrence un acte rituel, que le Prophète et ses Compagnons ont délibérément délaissé. S’ils se sont abstenus de le faire, renchérissent ces opposants, c’est qu’il ne fait pas partie des cultes réguliers de l’islam.

     La démonstration dont nous avons esquissé ici les contours reflète la situation charnière que traversait alors la Tunisie colonisée. Rappelons pour mémoire que la période historique durant laquelle cette Qiṣṣa a été composée est présumée être celle des années trente, au xxe siècle, à en croire les articles parus en ce temps dans la revue tunisienne al-Majalla al-zaytūniyya, (Khalfallah, 2016 : 28). À cette époque, les prérogatives politiques des Beys ḥusaynīdes étaient plutôt honorifiques. Ces derniers agissaient sous le contrôle absolu des Résidents Généraux français, comme François Manceron (1872-1937) ou Marcel Peyrouton (1887-1983), qui tentaient d’imposer un régime gouvernemental sécularisé. Les Beys s’appliquaient, autant que faire se peut, à afficher leur attachement aux symboles collectifs de l’islam. Être présent lors des cérémonies religieuses rappelait, dès lors, aux yeux de la population tunisienne, leur respect de la religion et de sa figure essentielle : le Prophète.

Par le cérémonial officiel auquel assistaient hommes politiques, oulémas, élites militaires, commerçants et habitants de la capitale Tunis, on « négociait » ensemble la répartition des rôles politico-religieux, ainsi que la gestion du capital symbolique commun à toutes les catégories sociales du pays. La présence des Beys, ainsi que celle des chefs d’État de la Tunisie postcoloniale, est ainsi devenue l’une des rares occasions où le pouvoir politique exprimait son allégeance à la mémoire du Prophète. En effet, suite aux longs processus de sécularisation de la sphère politique de ce pays, ce pouvoir se contentait désormais de ce cérémonial pour renouer avec la Tradition sacrée. Le politique a assurément besoin de cette occasion ; la légitimer revient donc à sacraliser un moment où il se réconcilie avec sa sensibilité religieuse face à la population musulmane, mais aussi face aux risques grandissants de l’occidentalisation. Il suffit de se rappeler qu’à la même période de la rédaction de cette Qiṣṣa, avait lieu le trentième congrès eucharistique international de Carthage en 1930 (Alexandropoulos, 2009).

     Cette conciliation permet, ainsi, une fine répartition des rôles entre pouvoir, forces politiques, oulémas et population, vivant tantôt en rivalité, tantôt en complémentarité. Lorsque le pouvoir « s’empare » du Mawlid sous le patronage d’un érudit comme Ibn ‘Āshūr, cela lui octroie la possibilité de faire passer son mode gouvernemental, soumis à l’influence sécularisatrice de la France, vers une gouvernance religieuse, en renouant, occasionnellement, avec les symboles collectifs de la oumma. Si cette répartition allait perdurer jusqu’à nos jours, c’est en vertu d’une interprétation de la Constitution tunisienne (1956) affirmant dans son troisième article que « l’Islam est la religion officielle de l’État » (Khalfallah, 2012).

     Ibn ‘Āshūr a dû transcender une pratique bien établie en Tunisie depuis le xviiie siècle, qui était l’un des traits distinctifs du règne ḥusaynīde (1705-1957). Cette tradition politique, suivie depuis deux siècles environ, le muftī ne pouvait que l’approuver, car elle offrait une légitimité complémentaire dont le pouvoir en place avait éminemment besoin. Depuis l’établissement du Protectorat français, les Beys poursuivaient une quête inlassable de légitimité religieuse.

     Enfin, on est en droit de se demander si Ibn ‘Āshūr aurait pu émettre une fatwā interdisant la commémoration du Mawlid dans le cas où le pouvoir beylical y aurait été opposé. Connu pour son rigorisme et son indépendance intellectuelle, le shaykh n’aurait certainement pas prohibé une telle célébration afin de satisfaire le pouvoir en place. Tous les éléments de la situation sociopolitique de l’époque incitent à légitimer cette « belle voie » où se rencontrent les intérêts des élites et ceux de la population tunisienne, qui ressentaient tous le besoin de briser la routine quotidienne par une fête, les aidant ainsi à rompre avec la pesanteur des crises économiques et politiques ayant harassé la régence de Tunis tout au long des deux derniers siècles.

Conclusion

 
    Loin d’être un avis juridique anodin, comme les jurisconsultes malékites tardifs ont pu en émettre, cette Qiṣṣa est davantage une légitimation sociopolitique d’une praxis festive, avant tout nécessaire à la collectivité. En effet, par ce texte, Ibn ‘Āshūr s’adresse à l’ensemble des acteurs sociopolitiques tunisiens, élite formée d’oulémas et de princes, afin d’affermir les liens avec le Prophète, le symbole le plus fédérateur des musulmans dans les moments de crise. Légitimer la commémoration de sa naissance, reprendre ses faits et gestes et les hisser, à nouveau et officiellement, au niveau du plus beau modèle (uswa) signifie le rétablissement de son autorité axiologique. N’est-il pas la principale source de toutes valeurs, encore vivante et dynamique, suite au démembrement de l’Empire ottoman et de l’effritement des systèmes de valeurs traditionnelles ?

      La multitude de procédés législatifs employés, y compris ceux les plus sophistiqués et les plus doctes, ainsi que le nombre croissant de références évoquées, qu’elles soient historiques, religieuses ou analogiques, montrent l’importance de cette reconstruction savante de la biographie du Prophète, en tant qu’un instant fondateur. La célébration de sa naissance était l’une des rares occasions susceptibles de réunir les Tunisiens, alors en quête d’une identité inédite, d’un lien fédérateur plus fort et plus consensuel que le lien tissé par le patriotisme tunisien et son discours nationaliste, encore embryonnaire à cette époque.


Nejmeddine Khalfallah
Université de Lorraine, Laboratoire LIS, Nancy, France ; nejmid[at]gmail.com    

Texte paru dans la Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, 155 (1/2024) | -1, 71-86, sous licence sous licence CC BY-SA 4.0.  

 

Références

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[1] Né à la Marsa dans une famille de descendants des idrissides marocains et appartenant aux notables de Tunis. Il accomplit ses premières années d’apprentissage au kuttāb, apprenant le Coran, l’arabe et le français. Il fut admis en 1892 à la mosquée-université Zitouna. Parmi ses professeurs, nous pouvons citer ‘ūmar ibn al-Shaykh (1822-1911), Sālih al-Sharīf, Muḥammad al-‘Azīz Bū ‘Attūr ou encore Muḥammad ibn Yūsuf (1863-1939). Il finit ses études à la Zitouna en 1896, et devint professeur auxiliaire. En 1900, il fut nommé lecteur au collège Ṣadiqiyya, puis, à 24 ans, il devint professeur de première classe à la Zitouna en 1903. Après avoir participé à une commission chargée de réformer l’éducation de 1908 à 1912, il fut nommé juge de la Jamāʿa mālikī ainsi que membre du Bureau de la supervision académique de l’université Zitouna. En 1927, il fut nommé chef de la magistrature mālikite de Tunisie. En 1932, il devient Shaykh al-Islām. Il est l’auteur d’ouvrages traitant de divers domaines religieux, comme le fiqh ou l’exégèse coranique. Publiée en 1970, l’œuvre par laquelle il se fit remarquer fut al-Taḥrīr wa al-tanwīr, commentaire coranique cristallisant ses années de productions intellectuelles. En 1977, il publia Uṣūl al-niẓām al-ijtimā‘ī fī al-Islām, ouvrage regroupant les différents défis de l’islam contemporain. Cf. Ibn ‘Ashūr, al-ḥaraka al-adabiyya, p. 98 ; Ziadeh, Origins of Nationalism in Tunisia, p. 78 ; Green, The Tunisian Ulama, p. 217-18. Pour une liste de ses ouvrages, voir Mahfuz, Tarājim, p. 307-9 ; Ibn ‘Ashūr, al-ḥaraka al-adabiyya, p. 202-203..

[2] Pour réaliser cette recherche, nous nous sommes référé à notre édition critique de la biographie d’Ibn ‘Āshūr, intitulée As-Sīra an-Nabawiyya : Qiṣṣat al-Mawlid, Le Caire, Dār As-Salām, (2016)/Tunis, Dār Saḥnūn, désormais : Qiṣṣa. Nous en avons réalisé une traduction intégrale en français : Le récit du mawlid, (inédit, à paraître aux éditions Ibn Hazm, Liban).

[3] Pour donner la possibilité aux lecteurs d’accéder aux citations originales, nous les reproduisons en arabe dans les notes.

 
[4] » فَقَدْ جَعَلَ اللَّهُ لِلْمَوَاقِيتِ الْمَحْدُودَةِ اعْتِبَارًا يُشْبِهُ اعْتِبَارَ الشَّيْءِ الْوَاحِدِ الْمُتَجَدِّدِ، وَإِنَّمَا هَذَا اعْتِبَارٌ لِلتَّذْكِيرِ بِالْأَيَّامِ الْعَظِيمَةِ الْمِقْدَارِ كَمَا قَالَ تَعَالَى : وَذَكِّرْهُمْ بِأَيَّامِ اللهِ [إِبْرَاهِيم: 5] ، فَخَلَعَ اللهُ عَلَى الْمَوَاقِيتِ الَّتِي قَارَنَهَا شَيْءٌ عَظِيمٌ فِي الْفَضْلِ أَنْ جَعَلَ لِتِلْكَ الْمَوَاقِيتِ فَضْلًا مُسْتَمِرّا تَنْوِيهًا بِكَوْنِهَا تَذْكِرَةً لِأَمْرٍ عَظِيمٍ، (…) وَمِنْهُ أَخَذَ الْعُلَمَاءُ تَعْظِيمَ الْيَوْمِ الْمُوَافِقِ لِيَوْمِ وِلَادَةِ النَّبِيءِ صَلَّى اللهُ عَلَيْهِ وَسَلَّمَ وَيَجِيءُ مِنْ هَذَا إِكْرَامُ ذُرِّيَّةِ رَسُولِ اللهِ وَأَبْنَاءِ الصَّالِحِينَ وَتَعْظِيمِ وُلَاةِ الْأُمُورِ الشَّرْعِيَّةِ الْقَائِمِينَ مَقَامَ النَّبِيءِ صَلَّى اللهُ عَلَيْهِ وَسَلَّمَ فِي أَعْمَالِهِمْ مِنَ الْأُمَرَاءِ وَالْقُضَاةِ وَالْأَئِمَّةِ« ، التّحرير و التّنوير، ج. 2، ص. 172.
 
[5] »اسْتَحْسَنَه جمهورُ مَشيخَة المَغرب وَوَصفوهُ بالمَسلَك الحَسَن« .

[6] Le fils de l’auteur, al-Fāḍil b. ‘Āshūr, composa un article sur les origines et l’évolution de la célébration du Mawlid : « Kayfa nasha’a iḥtifāl al-mawlid fī bilād al-islām » (1929), al-Majalla az-Zaytūniyya, n° 9, p. 462-466.

[7] Pour sa biographie, cf. Ibn Abī al-Ḍiyāf, (1990, V : 12-160).

[8] Pour sa biographie, cf. (Green, 1978).

[9] Pour de plus amples détails, cf. Ibn Abī al-Ḍiyāf, (1990, IV : 53-4).

[10] Ibn ‘Ashūr est notamment l’auteur de Maqāsid al-sharī‘a al-islāmiyya (1937).



 

Bibliographie

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Sources

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