Hicham Abdel Gawad est doctorant en Sciences des Religions à l'UCL et titulaire d'un Master dans… En savoir plus sur cet auteur
Mardi 29 Mai 2018

Déconstruction synthétique du messianisme en islam.



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Par Hicham ABDEL GAWAD

Une étude menée par Dounia Bouzar, Christophe Caupenne et Sulayman Valsan (BOUZAR, CAUPENNE, VALSAN, La métamorphose opérée chez le jeune par les nouveaux discours terroristes, 2014) a montré un élément central des discours de recrutement, à savoir : les récits eschatologiques musulmans et plus particulièrement les figures de l’Antéchrist, de l’imam Al Mahdi ainsi que Jésus lors de sa seconde venue d’après plusieurs hadiths. Cette centralité de ces figures de la fin des temps et l’usage qui en est fait dans les stratégies de recrutement invite à une réflexion de type déconstructiviste qui a autant d’intérêt du point de vue historique que du point de vue de la lutte contre le radicalisme. Si l’on prend pour convention d’appeler « messianisme » une attente d’une ou plusieurs figures salvatrices de la fin des temps, la déconstruction que nous proposons ici peut partir de la question suivante : que peut-on soutenir d’un point de vue historico-critique sur les formes de messianisme postulées à l’intérieur de la tradition islamique ?

1) Le vocabulaire coranique concernant Jésus : Al Masîh, Tawaffa et Shabbaha

Al Masîh : quelle signification ?
 
Le premier candidat à une réflexion centrée autour du messianisme en islam est assez naturellement Jésus. En effet, son nom complet dans le Coran est Al Masîh ‘Îsâ ibn Maryam (S. 3 v.45). Le livre des Musulmans semble donc de prime abord accorder le titre de Sauveur à Jésus. Cependant, lorsque le Coran fait parler Jésus, ce dernier ne se présente jamais autrement que comme Rasûlullah (S. 61 v. 6) ou encore comme Nabî (S. 19 v. 30). À aucun moment le Coran ne fait dire à Jésus « Je suis le Messie ». Il semble donc que le terme Masîh renvoie à un nom et non pas à un titre.

Si l’on insiste sur l’idée que le mot Masîh a un sens en arabe autre que purement nominatif, la seule solution plausible qui s’offre est de le faire dériver du verbe Masaha. Cette piste semble d’autant plus prometteuse que le Mashîah hébraïque ou le Mshîho syriaque dérivent tous deux du verbe Mshah qui ressemble fort à Masaha. Il existe néanmoins une différence sémantique fondamentale : Mshah veut dire oindre, barbouiller tandis que Masaha veut dire exactement l’inverse : essuyer, frotter, enlever une impureté. La difficulté ne s’arrête pas là : grammaticalement, le Mashîah/Mshîho a une forme en participe passif dans leurs langues respectives. Mashîah/Mshîho  veut  donc  dire « l’oint/le barbouillé ». Or, en arabe, le participe passif d’un verbe de première forme comme Masaha donnerait Mamsouh et non pas Masîh. Le Lisan al ‘arab d’ibn Mandhur (entrée M-S-H) (1) ne liste pas moins de 12 sens, tous différents, pour le terme Masîh, et aucun de ces sens ne recoupe le sens du Mashîah/Mshîho. En revanche, on trouve parmi ces 12 sens l’idée que Al Masîh soit l’arabisation d’un nom tout comme Mûsâ (Moïse) est l’arabisation de Moshé. En conséquence, l’hypothèse la plus économique est celle d’un emprunt passablement phonétique soit du Mashîah hébraïque soit du Mshîho syriaque, avec une plausibilité accrue pour la piste syriaque, l’expression Yesu’ Mshîho étant le parallèle direct de Al Masîh ‘Îsâ.
 
  b. La crucifixion dans le Coran : décès ou illusion ?
 
Concernant la fameuse question de la crucifixion, regardons le verset suivant :
« Et à cause leur parole : “Nous avons vraiment tué le Messie Jésus, fils de Marie, le Messager d'Allah”... Or, ils ne l'ont ni tué ni crucifié; mais ce n'était qu'un faux semblant (wa lakin shubbiha lahum) ! Et ceux qui ont discuté sur son sujet sont vraiment dans l'incertitude : ils n'en ont aucune connaissance certaine, ils ne font que suivre des conjectures et ils ne l'ont certainement pas tué. » (Coran 4 :157)
La traduction de Hamidullah (2) utilisée ici traduit « shubbiha lahum » par l’expression « faux semblant ». Jacques Berque quant à lui traduit par « l’illusion les en a possédés » (3). D’autres traducteurs ont opté pour d’autres solutions en fonction de l’interprétation qu’ils ont fait du verbe « Shabbaha ».

Grammaticalement on peut considérer que la tromperie renvoie à la personne de Jésus : dans ce cas-là il faut comprendre que les gens ont cru crucifier Jésus alors qu’ils ont crucifié quelqu’un d’autre. C’est le sens qui sera retenu par la tradition exégétique musulmane avec cependant une divergence au niveau de l’identité du crucifié.

Il est aussi grammaticalement possible de considérer que la tromperie ne renvoie pas à Jésus mais à sa mort. Dans ce cas il faut comprendre que Jésus a semblé mourir mais qu’il n’est pas vraiment mort. Que l’on considère qu’un autre a été crucifié à la place de Jésus ou qu’il a juste semblé mourir, ce verset affirme de toute façon que Jésus n’est pas mort. La vraie difficulté du verset n’est donc pas dans son sens intrinsèque qui reste clair : Jésus échappe à la mort. La vraie difficulté survient lorsque l’on met ce verset sur la crucifixion en relation avec celui-ci :
« Dieu dit alors : " O Jésus ! Je vais mettre fin à ta vie terrestre (Inni mutawaffîka), t'élever vers Moi (wa râfi’uka ilayya), te purifier de ceux qui mécroient, et placer ceux qui t'ont suivi au-dessus des mécréants jusqu'au Jour de la Résurrection. Ensuite vous retournerez à Moi ; Je jugerai alors entre vous et Me prononcerai sur vos différends. » (Coran 3 :55)

La traduction proposée ici (« mettre fin à ta vie terrestre ») est encore une fois celle de Hamidullah (4), Denise Masson propose « te rappeler à moi » (5), Jacques Berque propose « Je te recouvre » (du verbe « recouvrer ») (6). Un autre traducteur, Jean-Louis Michon, va quant à lui traduire par « te faire mourir » (7).

Toute la question tourne en fait autour de l’expression « Inni Mutawaffîka ». Comment comprendre cette expression ? Le sens arabe de Tawaffa d’où est tirée l’expression « Inni Mutawaffîka » est clair : il s’agit de la mort par séparation de l’âme avec le corps. Ailleurs dans le Coran, c’est ce sens qui est gardé. Or, le verset 157 de la sourate 4 nous dit précisément que Jésus n’a pas été tué ou crucifié : comment donc sa vie terrestre a pu être terminée ? On comprend la difficulté redoutable à laquelle sont confrontés les traducteurs, et il semble que Jean-Louis Michon soit l’un des seuls à avoir assumé le sens du terme Mutawaffîka jusqu’au bout.
Ce verbe réapparaît ailleurs concernant Jésus dans un autre verset :
 
« Dieu dit : " O Jésus, fils de Marie ! Est-ce toi qui as dit aux hommes : "Prenez-moi, ainsi que ma mère, pour deux divinités en dehors de Dieu" ? " Jésus dit : " Gloire à Toi ! Il ne m'appartient pas de déclarer ce que je n'ai pas le droit de dire. Si je l'avais dit, Tu l'aurais su. Tu sais ce qui est en moi, alors que moi je ne sais pas ce qui est en Toi. Toi, en vérité, Tu es le parfait connaisseur des   mystères. » (Coran 5 :116) « Je ne leur ai dit que ce que Tu m'as ordonné de dire : "Adorez Dieu, mon Seigneur et votre Seigneur !" J'ai été contre eux un témoin aussi longtemps que je suis demeuré parmi eux ; mais lorsque Tu m'as rappelé (falamma tawaffaytanî) auprès de Toi, c'est Toi qui es devenu leur observateur vigilant, car Tu es le témoin de toute chose. » (Coran 5 :117)
Ici, le terme Tawaffa a été compris comme un rappel à Dieu. De quelle nature est ce rappel ? On peut citer un hadith qui donne une piste de réponse :

Hadith 149 du Sahîh Boukhârî, volume 6, livre 60, rapporté par ibn ‘Abbâs :
Le Prophète dit alors "le premier des êtres humains à se lever au Jour de la Résurrection sera Abraham. Certains de mes disciples seront amenés et précipités vers la gauche (en Enfer). Je dirai "Seigneur ! Ce sont mes compagnons !". Puis on me répondra "Tu ne sais pas ce qu'ils ont fait après toi". Je répondrai comme le serviteur de Dieu (Jésus) : J'ai été contre eux un témoin aussi longtemps que je suis demeuré parmi eux; mais lorsque Tu m'as rappelé (falamma tawaffaytanî) auprès de Toi, c'est Toi qui es devenu leur observateur vigilant, car Tu es le témoin de toute chose. Il sera alors dit "Ces gens ont été apostats après ton départ".

La même expression est utilisée ici sauf que le locuteur est Muhammad. Or la mort physique de Muhammad ne fait débat pour personne, il est donc clair que le rappel dont il est question dans le hadith est le rappel de l’âme au moment de la mort. Si l’on établit le parallèle avec s. 5 v. 117, le rappel de Jésus dont il est question doit aussi être le rappel de son âme au moment de sa mort, ou, pour rester méthodologiquement prudent, ce doit être le sens qui était compris au moins par le(s) rédacteur(s) du hadith susmentionné et par ceux qui l’ont lu.

 
   c. Un Jésus « démessianisé »

Tant que l’on reste au niveau d’une lecture coranique, il semble donc de plus en plus clair que le personnage de Jésus est un prophète classique : il prêche à son peuple avec des miracles (le premier desquels est sa naissance sans père), il appelle au monothéisme, il meure comme tous les hommes. Bref il est un Rasûlullah tout ce qu’il y a de plus classique, si l’on peut se permettre de s’exprimer ainsi.
Si tous les éléments notre démonstration sont acceptés, il semble donc que le Coran opère une rupture avec les religions précédentes au niveau du concept de Messie : il n’y a pas de Messie dans le Coran, l’idée d’un homme sauveur devant venir à la fin des temps y est complètement absente.

Le monothéisme strict du Coran rend en vérité très difficile l’idée d’un homme sauveur. Les humains sont les serviteurs de Dieu, et le monde est Sa création. L’absence de messianisme dans le Coran n’est donc pas uniquement un constat exégétique, c’est aussi une conséquence directe de la théologie coranique.

2) Un coran non messianique, un islam doublement messianique

Pour autant, même si le Coran est en soi un texte non messianique, l’islam dans sa globalité demeure une religion messianique. Si l’on sort du Coran et que l’on analyse les hadiths ainsi que la tradition islamique au sens général, on se rend compte qu’il n’y a pas un Messie mais deux. En effet, alors que le Coran banalise Jésus, plusieurs hadiths font de lui le sauveur de la fin des temps : il descend du ciel appuyé sur les ailes de deux anges à Damas, il combat l’antéchrist (Le fameux Al Masîh ad-dajjâl, très probablement un calque du syriaque Mshîho d-daggolo) et le tue (8), il règne durant 40 ans sur Terre dans une paix universelle avant de mourir (9) et d’être enterré à Médine près de la tombe du Prophète (10).

En second lieu, il y a l’imam Al Mahdi. Il s’agit d’un personnage né dans le chiisme qui a fait son chemin dans la tradition sunnite (11). On peut noter d’ailleurs que ni Boukhârî ni Mouslim ne reprennent dans leur recueil respectif de hadith sur Al Mahdi. Il existe bien un hadith chez Mouslim qui parle d’un imam derrière lequel Jésus priera (12), mais il n’est pas appelé explicitement « Al Mahdi ». Dans le chiisme, le Mahdi est un descendant du Prophète par ‘Ali qui reviendra à la fin des temps pour rétablir l’honneur des descendants du Prophète qui ont été persécutés et établir la paix sur Terre. L’identité de ce fameux descendant varie d’un groupe chiite à un autre.

La « version » la plus connue de la théorie de l’imam de la fin des temps dans le chiisme est celle des chiites duodécimains, c’est-à-dire des chiites croyant aux douze Imams descendants de Muhammad. Il s’agit aussi de la forme de chiisme majoritaire dans le monde musulman aujourd’hui. Selon cette branche, à l’âge de huit ans le fils de Hasan Al ‘Askari, 11ème imam, a été occulté par Dieu afin de le sauver de ses ennemis. Son retour est prévu à la fin des temps en tant qu’Imam bien guidé. C’est la théorie de l’Imam Occulté (13).
Dans le sunnisme, le Mahdi n’est pas un imam occulté mais un homme comme les autres qui naîtra à la fin des temps et rassemblera la Oumma dans son entièreté afin de combattre le Dajjâl en attendant le retour de Jésus qui le tuera. Même si absent des deux sahih, sa présence dans d’autres recueils (14) rend son attente somme toute assez canonique dans le sunnisme classique.

3) Pointage sur la figure du Djjalâl

En plus des deux attentes messianiques mentionnées plus haut, on peut considérer qu’il existe une troisième attente, antimessianique cette fois-ci, dans la figure du Dajjâl. Son importance dans les processus de recrutement a déjà été signalée en introduction avec l’étude de Dounia Bouzar. Son intérêt du point de vue historique n’est pas moindre : tout comme la figure du Mahdi, le Dajjâl n’est pas mentionné dans le Coran. S’il est possible de trouver les origines plausibles de l’attente du Mahdi dans le chiisme naissant, la genèse de la figure du Dajjâl semble plus complexe à établir puisqu’elle fait clairement référence à du matériau chrétien et donc à des interactions interreligieuses.

Or donc, il existe une pléthore de textes chrétiens de type apocalyptique sur la fin des temps en grec, en syriaque et en latin. L’une des figures majeures de cette littérature apocalyptique est le théologien syriaque du 4ème siècle Saint Ephrem, aussi appelé Ephrem le Syrien. L’origine exacte de ses homélies et sermons est disputée, aussi, les textes qui lui sont attribués et qui traitent de la fin des temps et de l’Antéchrist sont appelés « Pseudo-Ephrem ». D’autres textes comme le Pseudo-Methodius (15) traitent aussi de cette figure antimessianique avec les mêmes soucis d’authenticité.
Il serait trop long et passablement hors-sujet d’entrer dans les détails de ces textes qui suscitent par ailleurs de passionnants et complexes débats entre les spécialistes, nous pouvons néanmoins résumer l’essentiel des thèmes abordés dans cette littérature :
 
L’Antéchrist réalisera des signes et des miracles, l’impiété remplira le monde par la permission de Dieu, des famines et sècheresses frapperont le monde. L’Antéchrist se présentera comme le sauveur de cette situation, au point d’ordonner à la pluie de tomber.   Les justes entreront en prières dans les montagnes et les déserts pendant que la mort, la famine et des tremblements de Terre frapperont. Les alliés de l’Antéchrist porteront la marque de la bête sur la main droite ou sur le front.   L’Antéchrist sera aimé du peuple juif qui attendra sa venue. Dans un texte attribué à Ephrem et dans le Pseudo-Methodius, l’Antéchrist se manifestera dans le Khorasan, c’est-à-dire en Perse.   Les prodiges accomplis par l’Antéchrist seront illusion. Il sera par ailleurs, selon un texte attribué à Ephrem, incapable de ressusciter les morts.   Il sera déifié par certains, il y aura une accumulation de cadavres, de puanteur et les richesses (or, argent et vêtements somptueux) seront négligées. Des bêtes carnivores et des reptiles mordront les gens.   Dieu enverra Elie et Enoch sur Terre qui mettront en garde contre l’Antéchrist, il est aussi dit que la reconnaissance de l'Antéchrist sera aisée pour ceux qui ont la connaissance. Après 3 ans et demi d'épreuve, le Christ reviendra accompagné d’anges pour vaincre l’Antéchrist par « l’esprit de sa bouche » (Ephrem). L’Antéchrist est alors envoyé en Enfer avec ses suiveurs, pendant que les Justes seront ressuscités pour la vie éternelle. Des éléments littéraires à l’intérieur des textes tendent à montrer une priorité du matériau chrétien sur le matériau islamique. Prenons en exemple le hadith suivant :
 « Il n’y a pas eu un Prophète qui ne mette en garde sa communauté contre le Dajjâl. Il est borgne de l’œil gauche. Son œil droit est recouvert d’une membrane épaisse, entre ses yeux est écrit mécréant (kafir). Apparaîtront avec lui deux rivières, l’une est un paradis, l’autre un enfer. Son paradis est un enfer, et son enfer est un paradis. Il dira aux gens : « Ne suis-je pas votre seigneur ? J’ai le pouvoir de vie et de mort ! » Il y aura deux anges en sa présence qui ressembleront à deux Prophètes. Je connais leurs noms et celui de leurs pères, si je voulais les citer, je le ferais. L’un sera situé à sa droite, l’autre à sa gauche. Il leur dira : « Ne suis-je pas votre seigneur ? J’ai le pouvoir de vie et de mort ! » L’un répondra : « Tu es un menteur ! » Mais personne de l’assemblée ne l’entendra, si ce n’est son compagnon. « Tu dis vrai ! » dira l’autre (ange), ce qui sera une épreuve. Ensuite, il se déplacera jusqu’à parvenir à Médine où il dira : « Voici la cité de cet homme. » Mais il ne lui sera pas permis d’y entrer. Puis, il se rendra dans la région du Shâm où Allah le fera périr à ‘Aqabah Afiq. » [At-tiyalisi ; Ahmad]

Le parallèle avec une tradition connue de l’apocalyptique chrétienne sur le retour d’Elie et Enoch, comme témoins contre l’Antéchrist, est évident. Tellement évident que le rédacteur du hadith l’a lui aussi remarquée en transformant ces « deux prophètes » en « deux anges qui ressembleront à deux prophètes ». De toute évidence, le rédacteur de ce hadith était embarrassé par le retour de deux prophètes. Il va d’ailleurs jusqu’à insister de façon curieuse : « Je connais leurs noms et celui de leurs pères, si je voulais les citer, je le ferais. », comme si le rédacteur, en plus d’être embarrassé, était même agacé par ce détail et que cet agacement était transféré narrativement dans la bouche de Muhammad.  D’un point de vue théologique, c’est tout-à-fait explicable dans le sens où la tradition islamique classique fait de Muhammad le dernier des prophètes (cf. S.33 V.40) : l’embarras est tel que le rédacteur semble avoir trouvé comme solution de remplacer Elie et Enoch par deux anges qui leur ressemble, même s’il se refuse de donner leurs noms tout en insistant sur le fait qu’il les connaisse.

Peut-on aller jusqu’à dire que les rédacteurs de hadiths avaient sous les yeux les textes apocalyptiques chrétiens ? Ou s’agissaient-ils de traditions suffisamment populaires pour être en circulation oralement ? Une étude plus poussée serait nécessaire pour répondre à cette question. Toujours est-il qu’il semble que les traditions islamiques sur le Dajjâl n’aient absolument pas pour origine la prédication de Muhammad et ne soient au final qu’une reprise assez massive d’un matériau apocalyptique chrétien préexistant et populaire.

4) Comment expliquer cette inflation des attentes eschatologiques musulmanes ?

Un article de Gabriel Saïd Reynolds (The Muslim Jesus : Dead or alive ?, 2009) apporte, à mon sens, l’un de deux éléments clefs de l’énigme. Dans cet article, l’auteur traite de la question déjà esquissée ici de la tension qui existe entre le verset qui affirme que Dieu a fait mourir Jésus et le verset qui nie sa crucifixion. Pour le professeur Reynolds, ce qui est en fait nié n’est pas la crucifixion mais la prétention des Juifs de Médine à avoir eu le pouvoir de mettre Jésus à mort. Il argumente notamment ce point de vue en établissant un parallèle avec l’histoire coranique d’Abraham : ce dernier est jeté dans le feu durant 40 jours et en ressort toutefois indemne, Dieu ayant ordonné au feu de ne pas le brûler. De fait, Dieu donne la vie et il donne la mort, si bien que toute prétention des Juifs de Médine à avoir tué Jésus relève au final d’une fanfaronnade : ils ne l’ont pas tué car ce ne sont pas les humains qui donnent la mort, c’est Dieu qui l’a fait mourir car de même qu’Il donne la vie, Il donne la mort.

Cette explication est tout-à-fait cohérente avec l’ensemble de la théologie du Coran. En revanche, elle ne l’est plus avec la théologie islamique des  8ème et 9ème siècles. En effet, durant cette période, le pouvoir califal doit faire face à deux menaces : le soulèvement des groupes alides (ou encore « proto-chiites ») et les rivalités théologiques notamment avec les Chrétiens byzantins. Concrètement, et comme nous l’avons vu, les groupes alides vont transférer leurs espoirs politiques vers une doctrine du Salut via la figure de l’imam Al Mahdi qui deviendra petit-à-petit une figure mythique de la fin des temps. Du côté chrétien, les polémiques théologiques depuis Jean de Damas, ancien administrateur sous les Omeyyades, vont forcer les théologiens musulmans à prendre leurs distances avec le christianisme notamment de deux façons : en élaborant une théologie de la falsification (tahrîf) et en retournant la figure de Jésus contre les chrétiens. C’est précisément la doctrine du retour de Jésus qui va régler ces deux problèmes.

En effet, toujours selon l’article du professeur Reynolds, l’idée du retour de Jésus a répondu à ces deux défis politiques. Tout d’abord, la reprise de la figure messianique du Christ permettait de court-circuiter la croyance au Mahdi. En ce sens, un hadith narré sous l’autorité de Hasan Al Basri est tout-à-fait interpelant : « Il n’y a pas d’autre Mahdi que Jésus fils de Marie » [Ibn Majah]. Indépendamment de la question de « l’authenticité » de ce hadith, sa phraséologie indique qu’il s’agit d’une réponse : la tournure « il n’y a pas d’autre » présuppose en effet que d’autres candidats étaient pressentis. Les autres candidats en question sont bien connus : des descendants de Muhammad dont les alides espéraient le triomphe.

Du côté de la polémique avec les chrétiens, il faut se rappeler des hadiths qui racontent que Jésus brisera la croix (16). Le procédé est ingénieux : reprendre la figure du Christ, déjà présente dans le Coran, pour en faire un suiveur de Muhammad, comme on peut le déduire du hadith, rapporté par Mouslim (17), qui fait prier Jésus derrière un imam (identifié par la tradition sunnite comme étant Al Mahdi). En élargissant la réflexion à la figure du Dajjâl, on comprend que les narrations sur ce dernier ne sont qu’une conséquence naturelle du métarécit d’un Jésus sauveur et, pour l’islam califal, d’un Jésus suiveur de Muhammad.

Un deuxième élément clef d’explication de l’émergence du messianisme musulman est un point souvent mis en avant par Rachid Benzine : il s’agit du phénomène de décalage des imaginaires (18). Les hadiths ne doivent pas être pris pour des récits factuels sur Muhammad mais pour des témoignages sur l’état des croyances musulmanes à partir des califats omeyyade et abbasside. Or, les califats omeyyade et abbasside sont des empires respectivement syrien et irakien des 8ème et 9ème siècles. Nous ne sommes donc plus du tout dans un système tribal arabe du 7ème siècle. À cette époque, l’imaginaire arabe tribal avait déjà cédé sa place à une pensée bien plus politisée, théologisée et syncrétique. Dit autrement, les tribulations politiques, les polémiques interconfessionnelles et les phénomènes de conversion avaient déjà changé la façon dont on pensait l’islam à cette époque par rapport à l’alliance première de Muhammad : d’une alliance locale, on passe à une religion du Salut à laquelle des populations qui n’ont rien à voir avec la culture arabe viennent se greffer, en greffant avec eux leurs anciennes croyances. En d’autres termes : l’islam du 9ème siècle est une religion déjà syncrétique et les récits musulmans sur le retour de Jésus et la venue de l’Antéchrist sont deux exemples de ce syncrétisme.

Conclusion générale


Notre présente proposition de déconstruction, si l’on en accepte les prémisses et les développements, nous mène à plusieurs constats :
 
 1)  Le Coran n’est pas messianique. Le schème adopté par le Coran est celui du Jugement et non du Salut et de fait, l’idée d’un être  humain sauveur, autrement dit un Messie de la fin des temps, est absente.

 2) Le Jésus coranique est un Jésus « démessianisé » : son rôle se cantonne à celui de Messager de Dieu. Les versets niant sa crucifixion s’accompagnent d’autres versets affirmant sa mort, ils sont donc une base trop légère pour soutenir l’idée du retour de Jésus à partir du Coran seul.

 3) L’eschatologie islamique de type messianique se retrouve en vérité exclusivement dans les hadiths. C’est dans cette littérature qu’est affirmée sans ambigüité le retour de Jésus ainsi que l’annonce de la venue de l’Antéchrist et de  l’imam Al Mahdi.

 4) Un examen fin du corpus de hadiths en comparaison avec les apocalypses chrétiennes montre que ces hadiths dépendent directement du matériau chrétien, au point que l’on puisse aller jusqu’à se demander si les rédacteurs de ces hadiths n’avaient pas sous les yeux des copies des apocalypses chrétiennes.

 5) La mise en avant des figures messianiques musulmanes que sont le retour du Jésus musulman et la venue d’Al Mahdi a en fait été à la fois motivée par des contingences politiques et favorisée par des phénomènes de syncrétisme, notamment avec l’arrivée de plus en plus importante de convertis d’autres religions.

Au final, et pour renouer avec le tout début de cet article, la déconstruction historique semble nous indiquer ici que des éléments capitaux dans les discours de recrutement des jihadistes renvoient en vérité à des doctrines tardives, non-coraniques et finalement plus politiques que religieuses.

Hicham ABDEL GAWAD, Boursier Fresh, doctorant en sciences des religions à l’UCL
 

Annotations
1
. Une version en ligne de tous les tomes du Lisan est disponible sur https://archive.org/
2. HAMIDULLAH, Le noble Coran et la traduction en langue française de ses sens, version de 1959, complexe du roi Fahd.
3. Berque, Le Coran : essai de traduction, édition revue et corrigée de 1995, Albin Michel.
4. HAMIDULLAH, Le noble Coran et la traduction en langue française de ses sens, version de 1959, complexe du roi Fahd.
5. MASSON, Le Coran, édition de 1967, Gallimard
6. Berque, Le Coran : essai de traduction, édition revue et corrigée de 1995, Albin Michel.
7. Michon, Le Coran : traduction annotée, consultable sur le site www.altafsir.com
8. Sahih Muslim, Volume 7, Livre 41, hadith numéro 7015, narré par An-Nawwas bin Sam'an
9. Sunan Abu Dawud, Volume 4, Livre 39, hadith numéro 4310, narré par Abu Hurayra.
10. Jami'at Tirmidhi, Volume 6, Livre 46, haddith numéro 3617, narré par 'Abdallah bin Salam.
11. Pour une synthèse concernant la genèse de l'idée du Mahdi et son entrée notamment dans le courant sunnite, se référer à l'article d'Andras KRAFT, The last roman emperor and the Mahdi - on the genesis of a contentious politico-religious topos, dans les actes du colloque international Byzantium and the Arab World à l'Université Aristoye de Thessalonique, décembre 2011.
12. Sahih Muslim, Volume 1, Livre 1, hadith numéro 293, narré par Jabir bin'Abdullah.
13. Pour un développement plus complet au sujet du Mahdi dans la tradition chiite, consulter l'ouvrage de Sabrina MERVIN, Histoire de l'islam : fondements et doctrines, nouvelle édition 2010, Flammarion, Paris, aux pages 114 à 129.
14. Majoritairement chez Ahmad et ibn Majah.
15. Pour un développement complet de la question de la relation entre la tradition islamique et les livres du pseudo-Ephrem et du pseudo-Methodius, se référer à l'article de Stephen SHOEMAKER, The Reign of Gods Has Come : Eschatology and Empire in Late Antiquity and Early Islam dans "Arabica" 61 (2014), p. 514-558.
16. Sunan ibn Majah, Volume 5, Livre 36, hadith numéro 4077, narré par Abu Umamah Al-Bahili.
17. Sahih Muslim, Volume 1, Livre 1, hadith numéro 293, narré par Jabir ibn 'Abdullah.
18. Cette question du décalage des imaginaires est notamment abordée dans un ouvrage co-écrit avec Ismaël Saïdi, Finalement il y a quoi dans le Coran ? , 2017, la Boîte à Pandore, Paris.



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