Jean-Paul Burdy
Cet entretien a été réalisé par l'Observatoire de la Vie Politique Turque .
Historien de formation et normalien, Jean-Paul Burdy est maître de conférences à l’Institut d’Études Politiques (IEP) de Grenoble où il enseigne l’histoire du Moyen-Orient, en particulier l’histoire de la Turquie. Le 7 avril dernier, il était, à l’IFEA, l’invité du «séminaire sur les échanges de populations» et du «séminaire sur la Turquie contemporaine», au sein desquels il a donné une conférence sur «les libertés religieuse et de conscience en Turquie». À l’issue de cette conférence, Jean Marcou, Lisa Montmayeur et Nicos Sigalas sont revenus avec lui sur les aspects les plus importants de sa conférence. Nous publions le premier volet de l’interview qu’ils ont réalisée, consacré à la liberté de conscience, à l’islam et à la laïcité. Les deux autres volets traitant des minorités non musulmanes, d’une part, et des identités occultées (alévis et convertis) seront publiés dans de prochaines éditions.
Historien de formation et normalien, Jean-Paul Burdy est maître de conférences à l’Institut d’Études Politiques (IEP) de Grenoble où il enseigne l’histoire du Moyen-Orient, en particulier l’histoire de la Turquie. Le 7 avril dernier, il était, à l’IFEA, l’invité du «séminaire sur les échanges de populations» et du «séminaire sur la Turquie contemporaine», au sein desquels il a donné une conférence sur «les libertés religieuse et de conscience en Turquie». À l’issue de cette conférence, Jean Marcou, Lisa Montmayeur et Nicos Sigalas sont revenus avec lui sur les aspects les plus importants de sa conférence. Nous publions le premier volet de l’interview qu’ils ont réalisée, consacré à la liberté de conscience, à l’islam et à la laïcité. Les deux autres volets traitant des minorités non musulmanes, d’une part, et des identités occultées (alévis et convertis) seront publiés dans de prochaines éditions.
Peut-on dire que la liberté de conscience et la liberté de religion sont respectées en Turquie?
Les libertés de conscience et de religion sont affirmées dans l’art.18 de la Déclaration universelle des droits de l’homme de l’ONU de 1948: «Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction seule ou en commun, tant en public qu’en privé, par l’enseignement, les pratiques, le culte et l’accomplissement des rites.»
Membre fondateur de l’ONU et du Conseil de l’Europe, partie à toutes les organisations occidentales depuis la Seconde guerre, candidate reconnue à l’UE, la Turquie a signé et ratifié tous les grands textes et traités internationaux et européens en matière de droits de l’homme et libertés publiques : en particulier la Déclaration universelle de 1948 et la Convention européenne des droits de l’homme de 1950. Au plan des principes donc, les libertés de conscience et de religion sont reconnues et garanties par la Turquie, et inscrites dans la Constitution turque de 1982, article 24, paragraphes 1 et 2 : «Chacun possède la liberté de conscience, de croyance et de conviction religieuses. Les prières et les rites et cérémonies religieux sont libres à condition de ne pas être contraires aux dispositions de l’article 14.» Le paragraphe 3 précise les interdictions de contrainte religieuse et de discrimination pour des motifs religieux : «Nul ne peut être astreint à prendre part à des prières ou à des rites et cérémonies religieux, ni à divulguer ses croyances et ses convictions religieuses, et nul ne peut être blâmé ni incriminé en raison de ses croyances ou convictions religieuses.».
Pour autant, les liens de la République à l’islam officiel (sunnite hanéfite), tels que définis par la laïcité, et le statut juridiquement difficile des minorités non musulmanes, font que la liberté religieuse est parfois un peu difficile à mettre en oeuvre par ces minorités. Par ailleurs, des incidents récurrents autour de la conversion de citoyens turcs au christianisme montrent des limites objectives à la liberté de conscience: ils sont pourtant très peu nombreux à quitter l’islam.
On évoque souvent en Turquie une confusion entre l’identité nationale et l’identité musulmane sunnite hanéfite majoritaire, n’est-ce pas là un paradoxe dans un Etat laïque ?
La laïcité turque est a priori garante des libertés de conscience et de religion. On sait qu’elle ne vise pas, comme dans le modèle français de 1905, à séparer l’Etat de la religion (ou des religions). Elle établit, en Turquie, un contrôle étroit de l’Etat sur un islam national, à travers la Direction des affaires religieuses (Diyanet), pour empêcher toute intervention de l’islam dans le champ politique.
Ce qui pose problème au regard de la liberté de conscience, c’est la définition de l’identité nationale. Sous l’Empire ottoman, l’islam du sultan-calife était le ciment principal des communautés musulmanes dans leur diversité historique et ethnique. Les minorités religieuses ressortaient de leurs propres millets. La République née en 1923 va essayer de forger une identité nationale reposant sur plusieurs éléments : la citoyenneté républicaine ; et une définition «ethnico-nationale», autour d’une «turcité» très idéologique, et d’une appartenance musulmane unifiée par l’Etat.
La République de Turquie, laïque, jacobine et centralisée, n’est pas un État neutre face à la religion. A travers le Diyanet, elle organise un islam national sunnite de rite hanéfite. Cette unification pose problème au regard de la diversité de l’islam turc, avec ses composantes sunnites, soufies et alévies. Et les alévis représentent peut-être un quart de la population.
Etat-Nation unitaire, la Turquie abrite cependant une grande diversité d’identités et de religions, mais qu’entend-on exactement par minorités dans ce pays ?
Pour simplifier, nous dirons qu’il y a deux définitions habituelles d’une minorité. Au plan sociologique, c’est un groupe de population qui, au sein d’une population majoritaire, s’en distingue par son appartenance ethnique, linguistique, religieuse (les trois éléments étant parfois cumulés). Le critère linguistique est souvent pertinent pour définir une minorité. Au plan politique, une minorité sera définie comme telle si elle ne bénéficie pas de la totalité des droits de la citoyenneté, ou si elle bénéficie de droits spécifiques, mais que l’on peut considérer comme discriminants (par exemple, dans de nombreux pays du Moyen-Orient, les sièges de députés réservés à telle ou telle minorité ethnique ou religieuse).
On sait que la République de Turquie a été fondée sur un socle de citoyenneté permettant d’associer plus d’une quarantaine de groupes différents (Turcs, Kurdes, Lazes, Arabes, etc.): ils apparaissaient dans les formulaires de recensement jusqu’en 1965. Il y a donc, en Turquie, de nombreuses minorités, au sens sociologique, ethnico-culturel. Les Kurdes sont la plus importante de ces minorités par leur histoire et leurs langues. Pour autant, ils ne sont pas une minorité au sens juridico-politique: ils ont tous les droits de la citoyenneté. En revanche, ils ont, depuis les années 1920, des difficultés à faire reconnaître leurs spécificités culturelles, et en particulier linguistiques: la définition turcique de l’identité a entraîné à leur égard des formes multiples de discrimination culturelle et linguistique.
La République de Turquie ne reconnaît officiellement que trois minorités, non musulmanes, au sein de la République, ou plus précisément dans l’agglomération d’Istanbul: les Grecs orthodoxes, les Arméniens grégoriens, les Juifs. La Turquie appuie cette définition sur le traité de Lausanne de 1923, ce qui peut être contesté à la relecture de ce texte.
Pour autant, les liens de la République à l’islam officiel (sunnite hanéfite), tels que définis par la laïcité, et le statut juridiquement difficile des minorités non musulmanes, font que la liberté religieuse est parfois un peu difficile à mettre en oeuvre par ces minorités. Par ailleurs, des incidents récurrents autour de la conversion de citoyens turcs au christianisme montrent des limites objectives à la liberté de conscience: ils sont pourtant très peu nombreux à quitter l’islam.
On évoque souvent en Turquie une confusion entre l’identité nationale et l’identité musulmane sunnite hanéfite majoritaire, n’est-ce pas là un paradoxe dans un Etat laïque ?
La laïcité turque est a priori garante des libertés de conscience et de religion. On sait qu’elle ne vise pas, comme dans le modèle français de 1905, à séparer l’Etat de la religion (ou des religions). Elle établit, en Turquie, un contrôle étroit de l’Etat sur un islam national, à travers la Direction des affaires religieuses (Diyanet), pour empêcher toute intervention de l’islam dans le champ politique.
Ce qui pose problème au regard de la liberté de conscience, c’est la définition de l’identité nationale. Sous l’Empire ottoman, l’islam du sultan-calife était le ciment principal des communautés musulmanes dans leur diversité historique et ethnique. Les minorités religieuses ressortaient de leurs propres millets. La République née en 1923 va essayer de forger une identité nationale reposant sur plusieurs éléments : la citoyenneté républicaine ; et une définition «ethnico-nationale», autour d’une «turcité» très idéologique, et d’une appartenance musulmane unifiée par l’Etat.
La République de Turquie, laïque, jacobine et centralisée, n’est pas un État neutre face à la religion. A travers le Diyanet, elle organise un islam national sunnite de rite hanéfite. Cette unification pose problème au regard de la diversité de l’islam turc, avec ses composantes sunnites, soufies et alévies. Et les alévis représentent peut-être un quart de la population.
Etat-Nation unitaire, la Turquie abrite cependant une grande diversité d’identités et de religions, mais qu’entend-on exactement par minorités dans ce pays ?
Pour simplifier, nous dirons qu’il y a deux définitions habituelles d’une minorité. Au plan sociologique, c’est un groupe de population qui, au sein d’une population majoritaire, s’en distingue par son appartenance ethnique, linguistique, religieuse (les trois éléments étant parfois cumulés). Le critère linguistique est souvent pertinent pour définir une minorité. Au plan politique, une minorité sera définie comme telle si elle ne bénéficie pas de la totalité des droits de la citoyenneté, ou si elle bénéficie de droits spécifiques, mais que l’on peut considérer comme discriminants (par exemple, dans de nombreux pays du Moyen-Orient, les sièges de députés réservés à telle ou telle minorité ethnique ou religieuse).
On sait que la République de Turquie a été fondée sur un socle de citoyenneté permettant d’associer plus d’une quarantaine de groupes différents (Turcs, Kurdes, Lazes, Arabes, etc.): ils apparaissaient dans les formulaires de recensement jusqu’en 1965. Il y a donc, en Turquie, de nombreuses minorités, au sens sociologique, ethnico-culturel. Les Kurdes sont la plus importante de ces minorités par leur histoire et leurs langues. Pour autant, ils ne sont pas une minorité au sens juridico-politique: ils ont tous les droits de la citoyenneté. En revanche, ils ont, depuis les années 1920, des difficultés à faire reconnaître leurs spécificités culturelles, et en particulier linguistiques: la définition turcique de l’identité a entraîné à leur égard des formes multiples de discrimination culturelle et linguistique.
La République de Turquie ne reconnaît officiellement que trois minorités, non musulmanes, au sein de la République, ou plus précisément dans l’agglomération d’Istanbul: les Grecs orthodoxes, les Arméniens grégoriens, les Juifs. La Turquie appuie cette définition sur le traité de Lausanne de 1923, ce qui peut être contesté à la relecture de ce texte.
Entretien réalisé par l'Observatoire de la Vie Politique Turque .