Éric Geoffroy, Jaillissements : les commentaires du Coran par le Cheikh Ahmad al-‘Alâwî, Paris, Albouraq, 2024.
Éric Geoffroy est un islamologue, spécialiste et pratiquant du soufisme. Ses travaux sont traduits en plusieurs langues. Il est président de l’association Conscience Soufie. Ses derniers ouvrages : Allah au féminin (2020), Cheikh Ahmad al-‘Alâwî – Vivificateur de la Voie soufie (2021).
Avec ce nouveau livre, Éric Geoffroy explore le parcours d’une figure religieuse ayant vécu à une époque de bouleversements, marquée par la colonisation et des mutations diverses dans les mondes musulmans. Il s’agit du Cheikh Ahmad al-‘Alâwî, un savant autodidacte, né dans l’Algérie coloniale en 1873 et mort en 1934, avant l’indépendance du pays, et initiateur de la voie soufie de la ‘Alâwiyya, issue de la Shâdhiliyya-Darqâwiyya. L’ouvrage est structuré en cinq chapitres, précédés d’une introduction claire qui détaille les diverses sources utilisées par E. Geoffroy et offre un aperçu de la vaste érudition du Cheikh Ahmad al-‘Alâwî.
Intitulé L’homme et sa méthode (p. 9-33), le premier chapitre présente le Cheikh Ahmad al-‘Alâwî en héritier spirituel du Prophète, ayant notamment reçu de lui la qualité d’ummî. À ce propos, Geoffroy écrit : « le ummî – qu’il s’agisse du Prophète, al-nabî al-ummî, ou de l’un de ses héritiers spirituels – n’est pas un ‘‘illettré’’, mais bien un ‘‘surlettré’’, soit un être qui reçoit la science verticale directement de Dieu, en contraste avec les autres humains qui l’acquièrent de façon horizontale, chez d’autres humains » (p. 9). Ce mode d’acquisition de la science expliquerait-il le « style elliptique et abrupt » du Cheikh al-‘Alâwî (p. 12) ? Selon Geoffroy, ce style du Cheikh trouve son origine dans une forme de mimétisme ou d’imprégnation du style coranique lui-même (p. 12). Style qui permet au Coran de posséder plusieurs niveaux de compréhension et d’interprétation, en fonction du degré de réalisation spirituelle du lecteur. Ainsi, l’exégèse du Cheikh al-‘Alâwî lui-même distingue quatre niveaux d’interprétation du discours coraniques (p. 19) : le tafsîr, le sens le plus général, le plus évident, accessible à tous ; puis la déduction des arguments rationnels et des statuts juridiques (istinbât), ‘‘niveau qui est plus spécifique (akhass) que le premier’’ ; puis vient l’allusion spirituelle (ishâra) qui, chez le soufi, est une allusion à son propre état intérieur, une sorte de miroir entre le Livre et lui ; ‘‘puis nous nous élevons à une parole plus subtile encore (akhass), celle du langage de l’Esprit (lisân al-Rûh).
Si cette « hiérarchie herméneutique » n’est pas propre au Cheikh al-‘Alâwî, elle prend chez lui une dimension « systématique » (p. 21). Le second chapitre, Unifier l’Un : le Tawhîd (p. 35-48), examine la notion du « pur Tawhîd » (tawhîd al-mahd) chez le Cheikh al-‘Alâwî.
Si cette « hiérarchie herméneutique » n’est pas propre au Cheikh al-‘Alâwî, elle prend chez lui une dimension « systématique » (p. 21). Le second chapitre, Unifier l’Un : le Tawhîd (p. 35-48), examine la notion du « pur Tawhîd » (tawhîd al-mahd) chez le Cheikh al-‘Alâwî. Comment prendre conscience des divers degrés d’intériorisation de l’Unicité divine ? Notamment du rapport dualiste (« je et le Tawhîd », « je et Dieu », p. 35) et des passions inhérentes à l’âme humaine qui peuvent constituer des obstacles au rapport unifiant à Dieu (=le pur Tawhîd). Le Cheikh al-‘Alâwî souligne ainsi cette difficulté (p. 36-37) :
Vous réclamez de moi la doctrine de l’Unicité
Mais si je proférais la réalité du Tawhîd, vous me fuiriez !
Dans le tréfonds du cœur il y a quelque chose de caché,
Et vous n’en percevez que quelques échappées.
Par Dieu, voici bien le but suprême et la vérité,
Mais vous en êtes sans cesse absents !
Son Tawhîd est l’essence absolue de toutes les essences,
Et celui qui connaît le Tawhîd préserve le secret !
Mais le monde de la multiplicité vous a tant distrait
Que vous L’avez désuni…puis vous vous êtes éveillés !
Mais si je proférais la réalité du Tawhîd, vous me fuiriez !
Dans le tréfonds du cœur il y a quelque chose de caché,
Et vous n’en percevez que quelques échappées.
Par Dieu, voici bien le but suprême et la vérité,
Mais vous en êtes sans cesse absents !
Son Tawhîd est l’essence absolue de toutes les essences,
Et celui qui connaît le Tawhîd préserve le secret !
Mais le monde de la multiplicité vous a tant distrait
Que vous L’avez désuni…puis vous vous êtes éveillés !
Le Tawhîd ne serait donc pas une simple profession de foi ou une doctrine qu’il faudrait défendre (à la manière des théologiens), mais une réalité spirituelle à réaliser. Cet examen se poursuit au troisième chapitre, Dégénérescence et redressement spirituels (p. 49-62), où il est question de la chute de l’être humain du monde de la présence seigneuriale au monde sensible. Le Cheikh al-‘Alâwî met en garde l’être humain contre l’oubli, dans ce monde matériel, de son lien primordial avec le divin. Ainsi, l’être humain devrait constamment « s’élever vers sa véritable mesure, afin qu’il perçoive ce qui lui est voilé de sa noblesse et de sa sublimité » (p. 54). Dans cette quête, il pourra se ressourcer dans l’exemple de Muhammad, le Prophète. C’est le sujet du quatrième chapitre, intitulé Excellence et exemplarité de la nature muhammadienne (p. 63-79), qui expose « l’archétype muhammadien » (p. 63). Le Prophète, écrit le Cheikh al-‘Alâwî, a eu « le privilège de conjoindre la vision du monde spirituel (malakût) et celle du monde physique (mulk) » (p. 67), ce qui en fait « l’être accompli » (al-insân al-kâmil) et, par conséquent, le modèle par excellence de l’accomplissement spirituel et contre toutes formes d’« anesthésie de la conscience » (p. 59).
Dans le cinquième et dernier chapitre, Geoffroy s’intéresse au Regard du Cheikh ‘Alâwî sur les autres croyances que l’islam (p. 81-93). Tout en affirmant l’universalisme de la Révélation (chaque communauté a reçu une révélation), le Cheikh al-‘Alâwî accorde la précellence à l’islam sur les autres religions (monothéistes). Pour lui : « S’il est clair que la religion est unique et que ses règles ne diffèrent que pour s’adapter aux nécessités de chaque époque, afin d’être le plus utile aux hommes, alors il n’y a aucune raison par exemple de rester attaché par conformisme aux règles de la Torah une fois que l’Évangile a été révélé, ou à l’Évangile une fois que le Coran a été révélé, puisque nous savons bien que toutes ces législations viennent de Dieu et qu’il nous faut pratiquer celle qui est la plus adaptée à l’époque dans laquelle nous vivons » (p. 91).
Dans le prolongement de son ouvrage Un éblouissement sans fin - La poésie dans le soufisme (2014), ce nouveau livre d’Éric Geoffroy contribue à mieux faire connaitre la pensée spirituelle du Cheikh Ahmad al-‘Alâwî. Le présent ouvrage contribuera également à éclairer les débats actuels sur le rapport au discours coranique. Le lecteur y découvrira, en effet, comment le Cheikh al-‘Alâwî, confronté aux défis de son temps, s’employa à y trouver des réponses, tout en soulignant sa nature polyphonique et la pluralité des interprétations qu’il offre.