L’importance et l’influence d’Ibn Sīnā, d’Ibn Rušd, le rôle de leurs philosophies dans la formation de la pensée européenne, leur contribution au progrès de la civilisation universelle doivent être au premier rang des préoccupations des intellectuels musulmans européens. La nécessité de se réapproprier cet héritage, de le faire fructifier est une nécessaire alternative à la pensée théologique étroite et bornée, enfermée dans une casuistique fossilisée. Les études qui figurent dans ce volume témoignent de cette prise de conscience. Et puisque les Musulmans vivent aujourd’hui dans une Europe où ils n’ont à craindre ni la répression religieuse, ni la censure idéologique, et pas davantage le bras séculier, l’occasion se présente de réapprendre à méditer, de donner congé aux procédures régressives, à la superstition et au charlatanisme, et de s'extirper des ornières d’une théologie retardataire qui, dans le monde musulman, assimile toute innovation à l’hérésie, tout en menaçant les penseurs des foudres de l’anathème et de l’excommunication.
Omar Merzoug
Tiré de l'ouvrage parut aux Éditions Les cahiers de l'Islam, Existe-t'il une philosophie Islamique ? (Seconde édition, revue et augmentée) .
Tiré de l'ouvrage parut aux Éditions Les cahiers de l'Islam, Existe-t'il une philosophie Islamique ? (Seconde édition, revue et augmentée) .
Depuis longtemps, les œuvres des philosophes de l’islam intéressent plus les chercheurs et les érudits européens que les savants musulmans. C’est certes un paradoxe, mais seulement en apparence. L’orientalisme, quoi qu’on puisse en penser, s’est préoccupé de recueillir, de traduire et d’éditer les œuvres du fonds arabe qui, sans cela, eussent été probablement perdues. Qu’une civilisation néglige, et, pis, exclue une partie de son patrimoine, le fait mérite assurément réflexion. Ce patrimoine lui revient aujourd’hui dans des éditions critiques, réalisées en Occident, où cette civilisation peine à se reconnaître. Subodorant le mal partout, en proie à cette paranoïa si caractéristique des périodes de décadence, certains ne se croient pas dispensés de pousser des cris d’orfraie, stigmatisant la malveillance, l’imposture, l’islamophobie et flétrissant l’orientalisme avec des accents vengeurs. Qu’il y ait des orientalistes, tel le jésuite Lammens (m.1937), qui tiennent l’Islam et les Musulmans en piètre estime, nourrissant à leur égard une antipathie réelle, on ne saurait le nier. Mais peut-on se résoudre à voir tout l’orientalisme ainsi étiqueté ? Ce qui importe davantage, c’est de se rendre à l'évidence que les occidentaux, qui ont levé depuis longtemps l’hypothèque ruineuse de la censure et de l’autocensure, promouvant les libertés fondamentales, sans lesquelles il ne saurait y avoir ni recherche ni création, n’ont pas les mêmes préventions que les savants et les théologiens musulmans à l’endroit de la philosophie. La raison essentielle en réside en ce que la réflexion philosophique ne se sépare pas de la libre critique.
La culture musulmane classique, qui s’est déployée autour du Coran, fait peu de place aux sciences dites humaines et en particulier à la philosophie. Le droit canon et la jurisprudence (Fiqh), les sciences coraniques et le Ḥadīṯ s’y taillent la part du lion; certaines sciences demeurent confinées dans une sorte de marginalité curieuse dont elles sortent rarement, d’autres ne sont tolérées que dans la mesure où elles n’interrogent guère les dogmes, n’embarrassent point les pouvoirs établis, et pas davantage les théologiens. Bien que de très grands esprits aient eu pour la philosophie les yeux de Chimène, qu’ils aient entretenu un commerce assidu avec les sciences spéculatives, la culture musulmane, par la voix de ses ténors, persiste à les tenir pour quantité négligeable et tend à considérer leurs travaux comme entachés d’hérésie. Ibn Taymiyya (m.1328), al‑Maqrizī (m.1442), Ibn Ḫaldūn, al‑Ġazālī et, plus près de nous, Mohammed Iqbāl (m.1938) se sont dressés, d’une seule voix, pour dénoncer le caractère païen de la philosophie, discipline allogène ne pouvant mener qu’à l’incroyance. Ce réquisitoire qu'on instruit, de temps à autre, contre la philosophie, il serait injuste de l'imputer aux seuls musulmans. Ce serait oublier que, chez les fondateurs eux‑mêmes, la philosophie ne reçut pas toujours le meilleur accueil. Le destin de Socrate (m.~-399), le bannissement de Protagoras (m.~‑411), la fuite d’Aristote hors d’Athènes indiquent assez dans quelle suspicion, en Grèce même, était tenue la spéculation philosophique. Comme le fanatisme religieux n’a ni drapeau ni frontière, plus tard aussi, il a fallu payer tribut à la persécution. Roger Bacon (m.1292), Thomas Campanella (m.1639), Lucilio Vanini (m.1619), Giordano Bruno (m.1600), Spinoza ont été tracassés, tourmentés, poursuivis, incarcérés, visés par des attentats et brûlés vifs. Le brûlement de Michel Servet, à Genève en 1553, qui demeure comme une tache ineffaçable sur la Réforme calviniste, atteste jusqu’où peut régresser une Réforme qui avait fait du libre examen un principe irréfragable. Et ne vit-on pas Descartes surseoir à la publication de son Traité du Monde de crainte d’être en butte à la même adversité que Galilée ? Descartes ne voulait, dit-il, « pour rien au monde » publier un discours « où se trouvât le moindre mot qui fût désapprouvé par l’Église ». Le souci du conformisme, la haine des controverses et la crainte des troubles allaient donc jusqu’à l’autocensure. A peine un siècle plus tard, Diderot (m.1784) est incarcéré au donjon de Vincennes, payant ainsi la hardiesse de sa Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient. Rousseau (m.1778) voit son Emile et son Contrat social condamnés par le Parlement de Paris et interdits. Décrété de prise de corps, l’auteur des Confessions dut fuir la France. Il en est de même aujourd’hui, toutes choses étant égales par ailleurs, de l’Egyptien Nasr Abū Zayd (m.2010), auteur d’une Critique du Discours religieux (Naqd al-Khitāb al-dīnī) et de Penser au temps de l’excommunication (al-Tafkīr fī Zaman al-Takfīr), qui n’eut que le malheur de se déclarer partisan du mu’tazilisme. Condamné pour apostasie, il fut excommunié par l’Université d’Al-Āzhar. Ibn Rušd eut pour sa part à souffrir semblable persécution. « La pire des choses qui me soit arrivée au temps de cette calamité, raconte Ibn Rušd, eut lieu à l’entrée d’une mosquée de Cordoue que je visitais avec mon fils pour la prière du soir. Nous fûmes arrêtés par des individus de basse extraction qui se soulevèrent contre nous et nous expulsèrent de la mosquée ». Si Ibn Sīnā et Ibn Rušd continuèrent malgré tout à penser, ce fut à leurs risques et périls. Et si leurs textes philosophiques nous sont parvenus, c’est parce qu’ils furent recueillis, copiés, traduits, en hébreu et en latin, avant d’être imprimés et diffusés en Europe.
Ainsi, les philosophes d’islam s’adossent à une tradition persécutrice qui pousse de profondes racines dans la culture musulmane. Lorsque les théologiens demandent la mort d’Ibn Rušd dans une Cordoue qui n’est pas la tanière de la barbarie, lorsqu'Ibn Sīnā, menant une vie errante, est jeté en prison dans un Orient où le savoir reste tenu en haute estime, lorsque Sohrawardī (m.1191) est excommunié, condamné à mort sur l’ordre d’un Saladin (m.1193) circonvenu par les ʿulamā, c’est un fait qu’en terres d’islam l’exercice de la méditation métaphysique a suscité des philosophes toujours inquiets, souvent tourmentés, jamais garantis contre la répression et pas davantage assurés de la liberté de penser. La recherche philosophique ne se vit point exaltée dans son combat contre l’erreur et son affrontement à l’obscurantisme, c’est le moins qu’on puisse dire.
La philosophie n’a donc pas été, en Islam, une science de plein droit. Les dévots, les cagots, les fanatiques de toutes obédiences se sont dressés contre cette discipline étrangère qui ne conduirait, somme toute, qu’à l’impiété. N’a-t-on pas accusé Ibn Sīnā d'être « l’imām des athées » ? Un logographe raconte un songe qu’il fit : « Je vis le Prophète. Je lui demandai : ‘Que dis-tu d’Ibn Sīnā ?’ Il me répondit : ‘C’est un homme qui a prétendu s’élever jusqu’à Dieu sans ma médiation. L’enfer fut son châtiment’ ». Même Al‑Afġānī [1], pourtant apôtre de la Renaissance arabe s'il en est, n’admet l’exercice de la philosophie que du bout des lèvres et seulement après que l’apprenti philosophe eut fortifié sa foi et reçu tous les sacrements (ijāzāt) de la théologie.
Les musulmans n’ont jamais considéré le Coran comme un traité de philosophie. Le croyant ne cesse d’y puiser les principes qui donnent sens à son existence, règlent sa vie, guident sa conduite et font son salut. Le premier mouvement des savants de l’islam n’est donc pas de chercher dans le Coran de quoi constituer un système philosophique d’autant qu’aux yeux des ʿulamā, les philosophes ne laissent pas de sacrifier à l’idolâtrie de la raison, à l’intempérance de l’esprit, comme eût dit Bossuet. Ce fut le sens du combat d’Ahmād Ibn Ḥanbal (m.855) et de ses sectateurs contre les Mu’tazila. Le Coran est, par voie de conséquence, un livre qui transcende toute philosophie. Bien fol, pense-t-on, serait celui qui, après avoir reçu la révélation et le témoignage, retournerait aux tourments du doute, aux affres de la recherche. Mais les choses sont moins simples que ne laissent entendre ces édifiantes considérations. Les vérités de la révélation sont, par essence, problématiques. Enveloppées de mystère, elles ne sauraient livrer leurs secrets sans médiation. Une exégèse, une interprétation, une herméneutique sont nécessaires et c’est Ibn Rušd de Cordoue, un des meilleurs esprits de l’islam, qui l’assure. Le sens n’est jamais donné, il est à construire, la meilleure preuve en est que les Musulmans n’ont jamais lu le Coran de manière univoque. Un regard rapide, voire superficiel, sur les commentaires du Coran suffit à s’en convaincre. Les différences sont grandes, voire irréductibles entre les herméneutiques traditionnelle, soufie et rationnelle du Coran. Est-il une commune mesure entre les approches d’un Tabārī (m.923), celles d’un Ibn `Arabī (m.1240), d’un Az‑Zamarẖšarī (m.1144) ? Le Coran éclate en significations multiples, en paraboles justiciables d’approches plurielles, en allégories dont la fécondité symbolique est attestée.
La culture musulmane classique, qui s’est déployée autour du Coran, fait peu de place aux sciences dites humaines et en particulier à la philosophie. Le droit canon et la jurisprudence (Fiqh), les sciences coraniques et le Ḥadīṯ s’y taillent la part du lion; certaines sciences demeurent confinées dans une sorte de marginalité curieuse dont elles sortent rarement, d’autres ne sont tolérées que dans la mesure où elles n’interrogent guère les dogmes, n’embarrassent point les pouvoirs établis, et pas davantage les théologiens. Bien que de très grands esprits aient eu pour la philosophie les yeux de Chimène, qu’ils aient entretenu un commerce assidu avec les sciences spéculatives, la culture musulmane, par la voix de ses ténors, persiste à les tenir pour quantité négligeable et tend à considérer leurs travaux comme entachés d’hérésie. Ibn Taymiyya (m.1328), al‑Maqrizī (m.1442), Ibn Ḫaldūn, al‑Ġazālī et, plus près de nous, Mohammed Iqbāl (m.1938) se sont dressés, d’une seule voix, pour dénoncer le caractère païen de la philosophie, discipline allogène ne pouvant mener qu’à l’incroyance. Ce réquisitoire qu'on instruit, de temps à autre, contre la philosophie, il serait injuste de l'imputer aux seuls musulmans. Ce serait oublier que, chez les fondateurs eux‑mêmes, la philosophie ne reçut pas toujours le meilleur accueil. Le destin de Socrate (m.~-399), le bannissement de Protagoras (m.~‑411), la fuite d’Aristote hors d’Athènes indiquent assez dans quelle suspicion, en Grèce même, était tenue la spéculation philosophique. Comme le fanatisme religieux n’a ni drapeau ni frontière, plus tard aussi, il a fallu payer tribut à la persécution. Roger Bacon (m.1292), Thomas Campanella (m.1639), Lucilio Vanini (m.1619), Giordano Bruno (m.1600), Spinoza ont été tracassés, tourmentés, poursuivis, incarcérés, visés par des attentats et brûlés vifs. Le brûlement de Michel Servet, à Genève en 1553, qui demeure comme une tache ineffaçable sur la Réforme calviniste, atteste jusqu’où peut régresser une Réforme qui avait fait du libre examen un principe irréfragable. Et ne vit-on pas Descartes surseoir à la publication de son Traité du Monde de crainte d’être en butte à la même adversité que Galilée ? Descartes ne voulait, dit-il, « pour rien au monde » publier un discours « où se trouvât le moindre mot qui fût désapprouvé par l’Église ». Le souci du conformisme, la haine des controverses et la crainte des troubles allaient donc jusqu’à l’autocensure. A peine un siècle plus tard, Diderot (m.1784) est incarcéré au donjon de Vincennes, payant ainsi la hardiesse de sa Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient. Rousseau (m.1778) voit son Emile et son Contrat social condamnés par le Parlement de Paris et interdits. Décrété de prise de corps, l’auteur des Confessions dut fuir la France. Il en est de même aujourd’hui, toutes choses étant égales par ailleurs, de l’Egyptien Nasr Abū Zayd (m.2010), auteur d’une Critique du Discours religieux (Naqd al-Khitāb al-dīnī) et de Penser au temps de l’excommunication (al-Tafkīr fī Zaman al-Takfīr), qui n’eut que le malheur de se déclarer partisan du mu’tazilisme. Condamné pour apostasie, il fut excommunié par l’Université d’Al-Āzhar. Ibn Rušd eut pour sa part à souffrir semblable persécution. « La pire des choses qui me soit arrivée au temps de cette calamité, raconte Ibn Rušd, eut lieu à l’entrée d’une mosquée de Cordoue que je visitais avec mon fils pour la prière du soir. Nous fûmes arrêtés par des individus de basse extraction qui se soulevèrent contre nous et nous expulsèrent de la mosquée ». Si Ibn Sīnā et Ibn Rušd continuèrent malgré tout à penser, ce fut à leurs risques et périls. Et si leurs textes philosophiques nous sont parvenus, c’est parce qu’ils furent recueillis, copiés, traduits, en hébreu et en latin, avant d’être imprimés et diffusés en Europe.
Ainsi, les philosophes d’islam s’adossent à une tradition persécutrice qui pousse de profondes racines dans la culture musulmane. Lorsque les théologiens demandent la mort d’Ibn Rušd dans une Cordoue qui n’est pas la tanière de la barbarie, lorsqu'Ibn Sīnā, menant une vie errante, est jeté en prison dans un Orient où le savoir reste tenu en haute estime, lorsque Sohrawardī (m.1191) est excommunié, condamné à mort sur l’ordre d’un Saladin (m.1193) circonvenu par les ʿulamā, c’est un fait qu’en terres d’islam l’exercice de la méditation métaphysique a suscité des philosophes toujours inquiets, souvent tourmentés, jamais garantis contre la répression et pas davantage assurés de la liberté de penser. La recherche philosophique ne se vit point exaltée dans son combat contre l’erreur et son affrontement à l’obscurantisme, c’est le moins qu’on puisse dire.
La philosophie n’a donc pas été, en Islam, une science de plein droit. Les dévots, les cagots, les fanatiques de toutes obédiences se sont dressés contre cette discipline étrangère qui ne conduirait, somme toute, qu’à l’impiété. N’a-t-on pas accusé Ibn Sīnā d'être « l’imām des athées » ? Un logographe raconte un songe qu’il fit : « Je vis le Prophète. Je lui demandai : ‘Que dis-tu d’Ibn Sīnā ?’ Il me répondit : ‘C’est un homme qui a prétendu s’élever jusqu’à Dieu sans ma médiation. L’enfer fut son châtiment’ ». Même Al‑Afġānī [1], pourtant apôtre de la Renaissance arabe s'il en est, n’admet l’exercice de la philosophie que du bout des lèvres et seulement après que l’apprenti philosophe eut fortifié sa foi et reçu tous les sacrements (ijāzāt) de la théologie.
Les musulmans n’ont jamais considéré le Coran comme un traité de philosophie. Le croyant ne cesse d’y puiser les principes qui donnent sens à son existence, règlent sa vie, guident sa conduite et font son salut. Le premier mouvement des savants de l’islam n’est donc pas de chercher dans le Coran de quoi constituer un système philosophique d’autant qu’aux yeux des ʿulamā, les philosophes ne laissent pas de sacrifier à l’idolâtrie de la raison, à l’intempérance de l’esprit, comme eût dit Bossuet. Ce fut le sens du combat d’Ahmād Ibn Ḥanbal (m.855) et de ses sectateurs contre les Mu’tazila. Le Coran est, par voie de conséquence, un livre qui transcende toute philosophie. Bien fol, pense-t-on, serait celui qui, après avoir reçu la révélation et le témoignage, retournerait aux tourments du doute, aux affres de la recherche. Mais les choses sont moins simples que ne laissent entendre ces édifiantes considérations. Les vérités de la révélation sont, par essence, problématiques. Enveloppées de mystère, elles ne sauraient livrer leurs secrets sans médiation. Une exégèse, une interprétation, une herméneutique sont nécessaires et c’est Ibn Rušd de Cordoue, un des meilleurs esprits de l’islam, qui l’assure. Le sens n’est jamais donné, il est à construire, la meilleure preuve en est que les Musulmans n’ont jamais lu le Coran de manière univoque. Un regard rapide, voire superficiel, sur les commentaires du Coran suffit à s’en convaincre. Les différences sont grandes, voire irréductibles entre les herméneutiques traditionnelle, soufie et rationnelle du Coran. Est-il une commune mesure entre les approches d’un Tabārī (m.923), celles d’un Ibn `Arabī (m.1240), d’un Az‑Zamarẖšarī (m.1144) ? Le Coran éclate en significations multiples, en paraboles justiciables d’approches plurielles, en allégories dont la fécondité symbolique est attestée.
Lorsqu’un Iqbāl, élève de Bergson (m.1941) et ami de Massignon (m.1962), reproche, sans preuve, aux philosophes d’avoir « essayé de comprendre le Coran à la lumière de la pensée grecque » [2], il formule une accusation dont la légèreté étonne [3]. Pour penser les rapports de la Loi religieuse et de la philosophie, Ibn Rušd utilise les concepts forgés par la culture musulmane et le droit islamique. Il fait usage des cinq Aḥkām, de la distinction coranique du ẓahir et du bātin, de l’exotérique et de l’ésotérique, du sens apparent et du sens implicite, réclamant de surcroît, à l'endroit de la philosophie et de la science grecques, un droit d'inventaire. C’est donc avec les outils du droit islamique et muni d'un ta’wīl, conforme au génie de la langue arabe, qu’Ibn Rušd essaie de fonder la légitimité de la philosophie en Islam. En outre, la manière dont l’illustre Ibn Rušd interprète les rapports de la sagesse et de la Loi religieuse ne laisse pas d’éclairer les drames du temps présent. Les sectes qui déchirent la communauté musulmane, les crispations et les forclusions théologiques font l’objet d’une analyse subtile et pertinente. En même temps Ibn Rušd indique le remède à cette prolifération des écoles et des obédiences dont chacune prétend détenir le monopole de l’orthodoxie et de la vérité. C’est dire que ce problème, qui peut nous paraître nouveau, se posait déjà au xiie siècle.
L’importance et l’influence d’Ibn Sīnā, d’Ibn Rušd, le rôle de leurs philosophies dans la formation de la pensée européenne, leur contribution au progrès de la civilisation universelle doivent être au premier rang des préoccupations des intellectuels musulmans européens. La nécessité de se réapproprier cet héritage, de le faire fructifier est une nécessaire alternative à la pensée théologique étroite et bornée, enfermée dans une casuistique fossilisée. Les études qui figurent dans ce volume témoignent de cette prise de conscience. Et puisque les Musulmans vivent aujourd’hui dans une Europe où ils n’ont à craindre ni la répression religieuse, ni la censure idéologique, et pas davantage le bras séculier, l’occasion se présente de réapprendre à méditer, de donner congé aux procédures régressives, à la superstition et au charlatanisme, et de s'extirper des ornières d’une théologie retardataire qui, dans le monde musulman, assimile toute innovation à l’hérésie, tout en menaçant les penseurs des foudres de l’anathème et de l’excommunication.
L’importance et l’influence d’Ibn Sīnā, d’Ibn Rušd, le rôle de leurs philosophies dans la formation de la pensée européenne, leur contribution au progrès de la civilisation universelle doivent être au premier rang des préoccupations des intellectuels musulmans européens. La nécessité de se réapproprier cet héritage, de le faire fructifier est une nécessaire alternative à la pensée théologique étroite et bornée, enfermée dans une casuistique fossilisée. Les études qui figurent dans ce volume témoignent de cette prise de conscience. Et puisque les Musulmans vivent aujourd’hui dans une Europe où ils n’ont à craindre ni la répression religieuse, ni la censure idéologique, et pas davantage le bras séculier, l’occasion se présente de réapprendre à méditer, de donner congé aux procédures régressives, à la superstition et au charlatanisme, et de s'extirper des ornières d’une théologie retardataire qui, dans le monde musulman, assimile toute innovation à l’hérésie, tout en menaçant les penseurs des foudres de l’anathème et de l’excommunication.
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[1]Al-Afghānī se situe dans le sillage d'Ibn Ḫaldūn: « Nul ne devrait se mettre à la logique, sans s'être d'abord rendu maître des sciences religieuses de l'islam. Faute de quoi, il risquerait d'en être victime ». Al-Muqaddima, traduction française par V.Monteil p.913.
[2] Cf. Reconstruire la pensée religieuse de l'islam.
[3] « Comme nous le savons tous, la philosophie grecque a été une grande force culturelle dans l’histoire de l’Islam. Cependant, une étude minutieuse du Coran et des différentes écoles de la théologie scolastique, qui se produisirent sous l’inspiration de la pensée grecque, a révélé ce fait remarquable que tout en élargissant la vision des penseurs musulmans, la pensée grecque a, dans l’ensemble, obscurci leur conception du Coran » M. Iqbal, The Reconstruction of Religious Thought in Islam, (c’est nous qui traduisons le passage). Voir aussi la traduction faite par Eva de Vitray Meyerovitch, sous le titre Reconstruire la pensée religieuse de l’Islam, préfacée par Louis Massignon, 1955, éd. du Rocher.
[1]Al-Afghānī se situe dans le sillage d'Ibn Ḫaldūn: « Nul ne devrait se mettre à la logique, sans s'être d'abord rendu maître des sciences religieuses de l'islam. Faute de quoi, il risquerait d'en être victime ». Al-Muqaddima, traduction française par V.Monteil p.913.
[2] Cf. Reconstruire la pensée religieuse de l'islam.
[3] « Comme nous le savons tous, la philosophie grecque a été une grande force culturelle dans l’histoire de l’Islam. Cependant, une étude minutieuse du Coran et des différentes écoles de la théologie scolastique, qui se produisirent sous l’inspiration de la pensée grecque, a révélé ce fait remarquable que tout en élargissant la vision des penseurs musulmans, la pensée grecque a, dans l’ensemble, obscurci leur conception du Coran » M. Iqbal, The Reconstruction of Religious Thought in Islam, (c’est nous qui traduisons le passage). Voir aussi la traduction faite par Eva de Vitray Meyerovitch, sous le titre Reconstruire la pensée religieuse de l’Islam, préfacée par Louis Massignon, 1955, éd. du Rocher.