Comment faire face aujourd’hui à l’obscurantisme qui menace nos sociétés? La tâche est délicate, elle est complexe. Certes, de nombreuses études se penchent sur les différentes formes d’extrémismes religieux, sur leurs capacités de séduction auprès des jeunes et les dérives meurtrières auxquelles ils peuvent mener. Néanmoins, pour dégager une interprétation cohérente de l’évolution des sociétés musulmanes, ces explications gagnent à être complétées par des analyses fondées sur l’histoire et évitant le piège de l’essentialisme mais aussi celui d’une approche réductrice. Pourquoi cette démarche est-elle importante ? Parce qu’il ne s’agit pas seulement ici de l’islam politique. Il s’agit également de la vitalité retrouvée de la tradition orthodoxe islamique et de son emprise sur nos sociétés. Il n’y a pas de différence sur le plan de la théorie et du fondement entre le point de vue islamiste, d’une part, et l’islam traditionnel et officiel, d’autre part. Les deux sont attachés à la référence charaïque et s’opposent à une séparation claire entre le politique et le religieux. Il se crée en conséquence des passerelles entre eux qui entravent la sortie du système normatif et, par là même, la rationalisation des représentations du monde en matière scientifique et la sécularisation de la science. La question de la sécularisation de la science, de la séparation de la sphère religieuse et de la sphère scientifique traverse les développements de mon ouvrage. En effet, elle conditionne la construction de la science et son appropriation au cours des siècles en pays d’islam. Prenant en compte les facteurs politiques et sociaux, le contexte historique et géographique, je propose d’examiner l’évolution des sciences en pays d’islam, leur essor puis leur déclin. J’examine ensuite comment, au cours du XIXe siècle, les réformistes musulmans envisagent la sortie « des ténèbres » pour reprendre l’expression de Jamal Eddine al-Afghani. Aborder l’évolution des sciences en pays d’islam, c’est d’abord s’intéresser à leur essor, au mouvement remarquable de traduction des textes anciens vers l’arabe entrepris à partir du VIIIe siècle par la dynastie abbasside nouvellement fondée. Les premiers califes abbassides décident de s’installer au cœur de la Mésopotamie et fondent la nouvelle ville de Bagdad. Ils se positionnent comme les successeurs des anciens rois sassanides et fabriquent une idéologie impériale d’inspiration zoroastrienne avec une prétention d’universalité. Dans la tradition zoroastrienne, les textes sacrés, l’Avesta, étaient considérés comme la source de toutes les sciences et devaient donc être préservés. Mais ces textes subirent les conséquences de la conquête de la Perse par Alexandre le Grand. Beaucoup d’entre eux furent dispersés à travers le monde, puis traduits de l’avestique - langue de l’Avesta - en d’autres langues, notamment le grec. Par la suite, les empereurs sassanides s’attachèrent à récupérer et collecter ces textes zoroastriens et à les retraduire dans leur langue, permettant ainsi, par la promotion de la culture de la traduction, de retrouver l’ancienne science perse. La continuation de cette tradition zoroastrienne par les premiers califes abbassides entraîne l’adoption de la culture de la traduction et initie la formidable entreprise de traduction vers l’arabe de l’héritage grec, perse et indien. Cette ouverture vers les savoirs anciens ne ressemble en rien à l’attitude défensive menant à l’éloge de l’ « islamisation de la connaissance » prônée par certains intellectuels musulmans depuis le dernier quart du XXe siècle.