Les travaux de Fatema Mernissi sont incontournables pour toute lecture contextuelle du genre en islam, même si ce travail critique requiert plus de femmes spécialistes en exégèse afin que l’interprétation ne s’exprime pas uniquement au sujet des femmes mais soit aussi portée et véritablement produite par les femmes musulmanes elles-mêmes.
En 2003, Fatima Mernissi et l’auteure américaine Susan Sontag tous les deux lauréates du prix Prince des Asturies pour la littérature. @Fatima Mernissi
En 1987, la sociologue marocaine Fatema Mernissi [1] avait questionné l’authenticité des ahadith [2] misogynes faussement attribués au prophète de l’Islam. Elle anticipait alors un mouvement de réforme au féminin dans le monde francophone.
Les travaux de Fatema Mernissi sont incontournables pour toute lecture contextuelle du genre en islam, même si ce travail critique requiert plus de femmes spécialistes en exégèse afin que l’interprétation ne s’exprime pas uniquement au sujet des femmes mais soit aussi portée et véritablement produite par les femmes musulmanes elles-mêmes. Les sources islamiques contiennent les éléments moraux et éthiques permettant de développer une société fondée sur l’égalitarisme, y compris entre les genres. Le défi que doivent relever les féministes musulmanes intellectuelles est le développement et l’utilisation de modèles herméneutiques qui mettraient en lumière l’esprit égalitaire et libérateur du Coran.
Les travaux de Fatema Mernissi sont incontournables pour toute lecture contextuelle du genre en islam, même si ce travail critique requiert plus de femmes spécialistes en exégèse afin que l’interprétation ne s’exprime pas uniquement au sujet des femmes mais soit aussi portée et véritablement produite par les femmes musulmanes elles-mêmes. Les sources islamiques contiennent les éléments moraux et éthiques permettant de développer une société fondée sur l’égalitarisme, y compris entre les genres. Le défi que doivent relever les féministes musulmanes intellectuelles est le développement et l’utilisation de modèles herméneutiques qui mettraient en lumière l’esprit égalitaire et libérateur du Coran.
I. Science du Hadith et « herméneutique du soupçon » [3]
Les travaux de Fatema Mernissi s’inscrivent pleinement dans la mise en pratique de « l'herméneutique du soupçon », proposée par Paul Ricoeur, afin d'interpréter les ahadith. Les spécialistes de la science du hadith ont vraisemblablement utilisé cette méthode pour les compiler. Et, même si nous ne connaissons pas bien la méthodologie employée à l'époque, il n'en reste pas moins que c'est avec suspicion qu'ils ont été collectés.
Prenons, à titre d'exemple, Bukhari (810-870) [4] qui n'a retenu que 7 275 ahadith sur les 600 000 rapportés [5]. De son côté, l'Imam Malik (711-795) [6] refusait de retenir des ahadith en provenance de personnes jugées non fiables ou qui auraient déjà versé dans le mensonge. Il resta fermement attaché à l’application des critères en matière d'authentification, de passage à Médine, il rencontra plus de 70 rapporteurs de ahadith qui les avaient entendus du vivant des compagnons ou des successeurs de ces derniers.
« L'herméneutique du soupçon » avait aussi été pratiquée par les compagnons, après la mort du prophète, car ils restaient critiques par rapport à certains rapporteurs.
Siddiqi fait ainsi référence à certains compagnons, ou proches, du prophète comme Aïcha (épouse du prophète), Omar Ibn Khattab ou Ibn Abbas (compagnons) qui ont été très vigilants et qui ont même contredit des narrateurs.
II. Pionnière à son insu
Dans les années 1980, Fatema Mernissi aurait pu être présentée comme une pionnière de son temps du mouvement féministe islamique bien qu’elle n’ait jamais adopté cette position. Cela étant, elle est considérée comme une des penseuses les plus influentes en matière de production intellectuelle sur la question des femmes en islam.
Fatema Mernissi est née en 1940 dans une famille de la grande bourgeoisie marocaine. Elle était professeure de sociologie à l’université Mohammed V de Rabat.
Elle a publié divers ouvrages de réflexion et d’analyse sur les femmes dans les sociétés arabo-musulmanes, ainsi qu’un récit autobiographique, Rêves de femmes, une enfance au harem [7].
Dans deux ouvrages récents, Fatema Mernissi critique l’image que l’Occident se fait de la femme en Orient et dénonce la situation de la femme occidentale. Intellectuelle de renommée internationale, chercheuse aux Etats-Unis, Professeure à l’Université Mohamed V de Rabat, elle n’a cessé de sillonner l’Europe de conférences en séminaires pour transmettre le fruit de ses recherches et inciter le monde à la réflexion. Elle est aujourd’hui une auteure de renommée internationale et tout au long de sa vie, elle a mené, parallèlement à sa carrière, un combat dans la société civile : Elle a reçu, en mai 2003 avec Susan Sontag, le prix littéraire du Prince des Asturies.
Dans son essai Le harem politique, Fatema Mernissi met en évidence à travers une enquête minutieuse qui remonte aux premiers temps de l’histoire islamique, le rôle du pouvoir masculin en matière de ré-écriture de l’histoire officielle ainsi que le rôle politique joué par les femmes. Cet ouvrage de référence sera considéré comme l’un des premiers ouvrages sur les femmes en islam qui n’attribue pas à la tradition musulmane un caractère misogyne. Dans cet essai, elle surprendra alors un certain lectorat occidental féministe et laïque, dans lequel elle puisait pourtant la substance de ses réflexions intellectuelles.
Dans cet ouvrage, Fatema Mernissi brise des tabous et fait bouger les frontières afin de donner naissance à ce travail d’expertise dans lequel elle « traque » les hadiths inauthentiques. Elle a ainsi analysé méthodiquement une somme d’archives colossale et s’est aventurée dans un domaine considéré comme le monopole exclusif des hommes.
Elle y questionne avec courage et scientificité les problématiques relatives à l’égalité entre les genres. Elle se réapproprie le monde de l'interprétation et de l'exégèse, essentiellement et historiquement masculin. Elle analyse minutieusement de nombreuses sources telles que le Tafsir (Commentaire du Coran) de Tabari [8] (838-923) qui comprend 13 volumes. Cette analyse allait devenir l’un des travaux les plus connus et les plus précoces dans ce domaine.
Fatema Mernissi remet en question l’interprétation de la Sharia [9] , mais aussi le pouvoir des hommes. Ce questionnement incisif est incontournable pour celles et ceux qui revendiquent une justice et une égalité entre les genres.
L'objectif principal de cet essai est de mettre en évidence l’une des causes centrales des discriminations contre les femmes musulmanes : l'interprétation toujours faillible des hommes ; mais aussi la conséquence d’un rapport de pouvoir entre réformistes et littéralistes.
En effet, à l'époque des premiers mouvements d’interprétation, on prenait surtout en compte les intérêts économiques des hommes. Or, les femmes jouaient un rôle fondamental et étaient très actives dans les sphères politiques, idéologiques et militaires.
La thèse de l'auteure s'articule autour de deux éléments :
- Les sources scripturaires ont été utilisées (et le sont encore) comme armes politiques par les détenteurs du pouvoir, mais aussi par les conservateurs afin d’écarter les femmes des postes à responsabilités et donc de la possibilité de prendre part aux processus décisionnels. Or, après une analyse minutieuse du corpus religieux, l'auteure affirme qu'un très grand nombre de ahadith ont été inventés par les hommes à des fins discriminatoires surtout précédant la période de leur retranscription, c'est-à-dire près de deux siècles après la mort du prophète de l'Islam (VIII-IX siècles).
C’est à ce titre qu’elle propose une relecture rigoureuse et minutieuse des textes sacrés. C'est une véritable quête qu’elle entreprendra et qui mettra en lumière la fausseté de nombreux ahadiths dits « misogynes » ayant des conséquences directes sur le rôle assigné aux femmes dans les sociétés musulmanes.
- L'analyse du climat politique et social au cœur des sociétés musulmanes : elle met ainsi en évidence que les débats relatifs aux libertés féminines, à l'égalité entre les genres et à la visibilité des femmes dans les sphères publiques ont divisé les réformistes et les conservateurs notamment autour de la question du port du foulard islamique.
La stratégie de Fatema Mernissi, dans son travail de relecture des textes sacrés, est de s'appuyer sur un principe fondamental présent dans le Coran qui est le recours à la raison. Elle utilisera aussi d'autres outils des sciences modernes tels que la linguistique, les sciences politiques, la sémiotique et la psychanalyse.
Elle s'engage dans une analyse critique des techniques utilisées, en ce qui concerne l'authentification des ahadith relatifs à la question féminine et du rapport entre les genres, tout en comparant les interprétations d'autres théologiens et historiens musulmans.
Lorsque l’on interroge le statut de la femme en Islam, on constate que les questions du mariage, du divorce ou de l'héritage par exemple, sont réglementées par la Loi musulmane. Dans le même temps, on remarque que les coutumes locales et la doctrine dominante, en termes d'interprétation des textes, ont évidemment un impact sur l'interprétation de la Sharia.
C'est la raison pour laquelle Fatema Mernissi se penche sur les ahadith authentifiés et certains versets du Coran qui définissent la place des femmes dans les sociétés musulmanes. Nous pouvons illustrer son analyse avec l’exemple suivant : Bukhari, l'un des fondateurs de la science étudiant les chaînes de transmission des ahadith ( isnad [10] ) depuis le prophète de l'Islam, au IXe siècle, a interrogé 1080 personnes et, parmi les 600 000 ahadiths qu’il a recueillis, il en a reconnu seulement 3275 comme étant authentiques.
Fatema Mernissi évoque, dans son essai critique, le cas d’Abu Bakra qui aurait entendu le prophète dire : « ne connaîtra jamais la prospérité le peuple qui confie ses affaires à une femme ». Ce hadith figure parmi les deux ou trois milles ahadith authentifiés méticuleusement par Bukhari et ses disciples. Mais quel est le contexte à partir duquel a-t-il été rapporté et quelle crédibilité peut-on accorder à son narrateur ?
Malik Ibn Anas, que nous avons déjà rencontré, établit la probité et l’éthique morale du rapporteur comme critère pour retenir un hadith : ne peut être fiable celui qui aurait recours aux mensonges dans ses relations interpersonnelles et dans les rapports quotidiens, sans lien avec la science. C'est sur la base de ce critère que Fatema Mernissi réfute les fondements du hadith, cités ci-dessus, et rapportés par Abu Bakra.
Il est intéressant de se demander qui était cet homme dont l’honnêteté est remise en question. En effet, Abu Bakra, esclave orphelin qui fut libéré par le prophète de l’Islam, s'est enrichi très rapidement et se fit une place parmi les notables. Il convient de rappeler le statut médiocre des orphelins dans les sociétés arabes pré-islamiques. Fatema Mernissi met en évidence le fait que cet homme a pu obtenir un statut prestigieux et trouver une identité grâce à l'Islam. Selon elle, il est naturel qu’il ait recouru à l'invention et à la falsification de ahadith pour protéger la société de toute violence, de toute guerre qui auraient pu lui ôter ou mettre en péril son statut privilégié. C'est en l'an 656 de l’ère chrétienne (36 selon le calendrier islamique), qu'il rapporta le hadith en question et Fatema Mernissi se demande pourquoi il a attendu aussi longtemps pour le rapporter, mais surtout quelles étaient les circonstances politiques qui le lui ont rappelé.
En l'an 656, après l'assassinat du calife Uthman Ibn Affan (troisième calife musulman 644-655), une guerre éclata entre Ali, successeur de Uthman et Aïcha, épouse du prophète de l'Islam. Elle sollicita l'aide des notables de Bassorah, parmi lesquels se trouvait Abu Bakra qui refusa et se rappela avoir entendu le prophète dire : « ne connaîtra jamais la prospérité le peuple qui confie ses affaires à une femme ».
Ali sortit vainqueur de cette guerre et les notables de Bassorah, qui avaient accepté de soutenir Aïcha, perdirent leurs privilèges et leur fortune. C'est grâce au refus de soutenir Aïcha et au souvenir de ce hadith, à un moment décisif dont les conséquences auraient pu être lourdes, qu’Abu Bakra est parvenu à sauvegarder son statut prestigieux. Apparemment, selon Fatema Mernissi, Abu Bakra se serait souvenu de ahadith « providentiels » à chaque fois que sa position sociale et politique était menacée.
Par ailleurs, Abu Bakra n’aurait pas été digne d'une attitude exemplaire. Ainsi, un de ces biographes, B. Al Athir, raconte qu'il fut condamné et flagellé pour faux témoignage, par le calife Omar, alors qu’il avait témoigné avec trois autres personnes dans une affaire d'adultère.
C'est à ce titre que, selon Fatema Mernissi qui se réfère à la règle concernant l’intégrité, la probité et l'éthique morale du narrateur comme définies par Malik Ibn Anas, Abu Bakra ne peut être considéré comme un rapporteur fiable. Elle considère le prophète de l'Islam comme le promoteur d'une société dénuée d'inégalités entre les genres, et elle soutient, par son analyse, que ce sont certains ahadith s’opposent à cette volonté égalitaire.
Naïma Tabet, philosophe marocaine, abonde en ce sens : « Mohamed devait d’une part mener une lutte acharnée contre la résistance des mentalités conservatrices imprégnées d'idéologie liée aux structures tribales ; comme il devait, d'autre part, compter avec ces mêmes idéologies, ce qui ne pouvait que nécessiter des reculs (sur ses principes égalitaires), de temps à autre, afin de maintenir un certain équilibre sans lequel sa mission aurait été dès son début vouée à l'échec » [11].
Dans son ouvrage de référence, Fatema Mernissi décrit le prophète de l'islam comme un avant-gardiste quant aux questions relatives à l'émancipation des femmes en Islam.
Dans cette même perspective, elle revient sur la personnalité et le courage de figures exceptionnelles comme Aïcha (femme du prophète) et Sukaïna (arrière-petite-fille du prophète). Elles sont considérées comme des exemples car elles ont contribué, de manière active et productive à l'amélioration de leurs conditions de femmes dans une société patriarcale et misogyne en prenant part aux débats politiques et en participant aux conseils de leur tribu.
À ce titre, la tradition musulmane présente l'arrière-petite-fille du prophète, Sukaïna, comme un exemple de militantisme féminin. Ainsi, elle inclut dans son contrat de mariage une clause obligeant ses maris (elle eut cinq mariages) à renoncer à la polygamie et elle gagna le procès qu'elle avait intenté contre un de ses maris qui n'avait pas respecté son engagement.
L’ouvrage de Fatima Menissi est considéré comme un outil de référence pour celles et ceux qui prônent une relecture des sources scripturaires dans une perspective féministe car il brise les idées reçues relatives à la femme dans l'historiographie musulmane. C'est pourquoi cette sociologue et écrivaine marocaine peut être perçue telle une pionnière de la réflexion sur l'égalité des genres en Islam. Elle a eu l'audace de s’approprier le corpus religieux et de remettre en question certains narrateurs de ahadith reconnus comme fiables par les hautes instances religieuses du monde musulman. Plus encore, elle a démontré avec habileté que même les versets du Coran sont empreints du climat politique de l'époque et des luttes de pouvoir entre les musulmans de tradition réformiste ou conservateur.
Elle s'engage dans une analyse critique des techniques utilisées, en ce qui concerne l'authentification des ahadith relatifs à la question féminine et du rapport entre les genres, tout en comparant les interprétations d'autres théologiens et historiens musulmans.
Lorsque l’on interroge le statut de la femme en Islam, on constate que les questions du mariage, du divorce ou de l'héritage par exemple, sont réglementées par la Loi musulmane. Dans le même temps, on remarque que les coutumes locales et la doctrine dominante, en termes d'interprétation des textes, ont évidemment un impact sur l'interprétation de la Sharia.
C'est la raison pour laquelle Fatema Mernissi se penche sur les ahadith authentifiés et certains versets du Coran qui définissent la place des femmes dans les sociétés musulmanes. Nous pouvons illustrer son analyse avec l’exemple suivant : Bukhari, l'un des fondateurs de la science étudiant les chaînes de transmission des ahadith ( isnad [10] ) depuis le prophète de l'Islam, au IXe siècle, a interrogé 1080 personnes et, parmi les 600 000 ahadiths qu’il a recueillis, il en a reconnu seulement 3275 comme étant authentiques.
Fatema Mernissi évoque, dans son essai critique, le cas d’Abu Bakra qui aurait entendu le prophète dire : « ne connaîtra jamais la prospérité le peuple qui confie ses affaires à une femme ». Ce hadith figure parmi les deux ou trois milles ahadith authentifiés méticuleusement par Bukhari et ses disciples. Mais quel est le contexte à partir duquel a-t-il été rapporté et quelle crédibilité peut-on accorder à son narrateur ?
Malik Ibn Anas, que nous avons déjà rencontré, établit la probité et l’éthique morale du rapporteur comme critère pour retenir un hadith : ne peut être fiable celui qui aurait recours aux mensonges dans ses relations interpersonnelles et dans les rapports quotidiens, sans lien avec la science. C'est sur la base de ce critère que Fatema Mernissi réfute les fondements du hadith, cités ci-dessus, et rapportés par Abu Bakra.
Il est intéressant de se demander qui était cet homme dont l’honnêteté est remise en question. En effet, Abu Bakra, esclave orphelin qui fut libéré par le prophète de l’Islam, s'est enrichi très rapidement et se fit une place parmi les notables. Il convient de rappeler le statut médiocre des orphelins dans les sociétés arabes pré-islamiques. Fatema Mernissi met en évidence le fait que cet homme a pu obtenir un statut prestigieux et trouver une identité grâce à l'Islam. Selon elle, il est naturel qu’il ait recouru à l'invention et à la falsification de ahadith pour protéger la société de toute violence, de toute guerre qui auraient pu lui ôter ou mettre en péril son statut privilégié. C'est en l'an 656 de l’ère chrétienne (36 selon le calendrier islamique), qu'il rapporta le hadith en question et Fatema Mernissi se demande pourquoi il a attendu aussi longtemps pour le rapporter, mais surtout quelles étaient les circonstances politiques qui le lui ont rappelé.
En l'an 656, après l'assassinat du calife Uthman Ibn Affan (troisième calife musulman 644-655), une guerre éclata entre Ali, successeur de Uthman et Aïcha, épouse du prophète de l'Islam. Elle sollicita l'aide des notables de Bassorah, parmi lesquels se trouvait Abu Bakra qui refusa et se rappela avoir entendu le prophète dire : « ne connaîtra jamais la prospérité le peuple qui confie ses affaires à une femme ».
Ali sortit vainqueur de cette guerre et les notables de Bassorah, qui avaient accepté de soutenir Aïcha, perdirent leurs privilèges et leur fortune. C'est grâce au refus de soutenir Aïcha et au souvenir de ce hadith, à un moment décisif dont les conséquences auraient pu être lourdes, qu’Abu Bakra est parvenu à sauvegarder son statut prestigieux. Apparemment, selon Fatema Mernissi, Abu Bakra se serait souvenu de ahadith « providentiels » à chaque fois que sa position sociale et politique était menacée.
Par ailleurs, Abu Bakra n’aurait pas été digne d'une attitude exemplaire. Ainsi, un de ces biographes, B. Al Athir, raconte qu'il fut condamné et flagellé pour faux témoignage, par le calife Omar, alors qu’il avait témoigné avec trois autres personnes dans une affaire d'adultère.
C'est à ce titre que, selon Fatema Mernissi qui se réfère à la règle concernant l’intégrité, la probité et l'éthique morale du narrateur comme définies par Malik Ibn Anas, Abu Bakra ne peut être considéré comme un rapporteur fiable. Elle considère le prophète de l'Islam comme le promoteur d'une société dénuée d'inégalités entre les genres, et elle soutient, par son analyse, que ce sont certains ahadith s’opposent à cette volonté égalitaire.
Naïma Tabet, philosophe marocaine, abonde en ce sens : « Mohamed devait d’une part mener une lutte acharnée contre la résistance des mentalités conservatrices imprégnées d'idéologie liée aux structures tribales ; comme il devait, d'autre part, compter avec ces mêmes idéologies, ce qui ne pouvait que nécessiter des reculs (sur ses principes égalitaires), de temps à autre, afin de maintenir un certain équilibre sans lequel sa mission aurait été dès son début vouée à l'échec » [11].
Dans son ouvrage de référence, Fatema Mernissi décrit le prophète de l'islam comme un avant-gardiste quant aux questions relatives à l'émancipation des femmes en Islam.
Dans cette même perspective, elle revient sur la personnalité et le courage de figures exceptionnelles comme Aïcha (femme du prophète) et Sukaïna (arrière-petite-fille du prophète). Elles sont considérées comme des exemples car elles ont contribué, de manière active et productive à l'amélioration de leurs conditions de femmes dans une société patriarcale et misogyne en prenant part aux débats politiques et en participant aux conseils de leur tribu.
À ce titre, la tradition musulmane présente l'arrière-petite-fille du prophète, Sukaïna, comme un exemple de militantisme féminin. Ainsi, elle inclut dans son contrat de mariage une clause obligeant ses maris (elle eut cinq mariages) à renoncer à la polygamie et elle gagna le procès qu'elle avait intenté contre un de ses maris qui n'avait pas respecté son engagement.
L’ouvrage de Fatima Menissi est considéré comme un outil de référence pour celles et ceux qui prônent une relecture des sources scripturaires dans une perspective féministe car il brise les idées reçues relatives à la femme dans l'historiographie musulmane. C'est pourquoi cette sociologue et écrivaine marocaine peut être perçue telle une pionnière de la réflexion sur l'égalité des genres en Islam. Elle a eu l'audace de s’approprier le corpus religieux et de remettre en question certains narrateurs de ahadith reconnus comme fiables par les hautes instances religieuses du monde musulman. Plus encore, elle a démontré avec habileté que même les versets du Coran sont empreints du climat politique de l'époque et des luttes de pouvoir entre les musulmans de tradition réformiste ou conservateur.
III. Une approche interprétative contextualisée du Coran
Néanmoins, il convient de mettre en évidence que certains intellectuels lui ont reproché de ne pas attester du caractère humain de la religion musulmane, dont les textes seraient, comme d’autres, à interpréter à la lumière du contexte politique, historique, sociologique et psychologique de l'époque.
En effet, la réflexion critique entreprise par Fatima Mernissi a des limites : elle présente l'analyse de la légitimité des ahadith comme une fin en soi alors qu'il eût été fondamental d'insister sur la nature problématique de la méthodologie d'approche de l'authenticité des actes et dires du prophète de l'Islam pratiquée par Bukhari. Fatima Mernissi s'inscrirait ainsi dans la logique d'un certain « fondationnalisme » pour reprendre les termes de Raja Rhouni, car elle renforce la logique du ta’ssil [12]en essentialisant les ahadith et le texte coranique applicables en tout temps et en tout lieu sans tenir compte du contexte historique.
Elle se garde de remettre en question la méthodologie d'approche des sources scripturaires en matière de fiabilité et d'authenticité des ahadith. De ce fait, il peut lui être reproché de ne pas avoir initié un mouvement vers l’élaboration aujourd’hui nécessaire de nouvelles méthodologies de lecture et d'approche du corpus religieux, telle que l'approche contextuelle par exemple : quelle serait la réponse de Fatema Mernissi si un hadith misogyne s’avérait être authentique ?
À ce titre, elle pose des questions centrales afin de transcender les limites relatives à la quête d'authenticité des actes et dires du prophète : quels sont les éléments culturels, politiques, idéologiques et sociaux qui informent sur le corpus religieux ? Que nous disent-ils sur la société de l'époque ?
Ces textes ont-ils pour objectif d'être plutôt prescriptifs ou descriptifs ? Devrions nous dénoncer les lectures « éclectiques » qui sont le fruit de l'incapacité à défier les paradigmes en matière de lecture des textes, en particulier du Coran, lorsque le contexte historique de la révélation ainsi que la dimension dialogique, communicative et descriptive ne sont pas pris en compte (tout en considérant ces dimensions du discours islamique, nous précisons que nous ne nions en aucun cas la nature divine du Coran).
Par conséquent, il est aujourd’hui urgent que les savant(e)s et intellectuel(el)s musulman(e)s relèvent le défi constitué par la remise en question des méthodes traditionnelles d'approche des sources scripturaires en codifiant une méthodologie d’approche contextualisée de ces même sources ; travail primordial pour qui souhaite s'engager dans une analyse critique de la question du genre en Islam. Toutefois, l'enjeu n'est pas seulement de soumettre le texte au contexte sociopolitique lorsqu'il s'agit de l'interpréter. La difficulté majeure réside dans la méthodologie qui permettra d'accéder au Coran et de faire de ce dernier un texte « passé- présent-futur » [13] .
De notre point de vue, l'interprétation contextuelle des textes scripturaires, que ce soit le Coran ou la tradition du prophète de l'islam, implique de placer le principe du monothéisme au cœur même de sa foi et de sa relation à autrui. Dans la tradition islamique, Dieu est l'existence absolue alors que celle des êtres humains est relative. D'autre part, le Coran atteste qu'il n'y a aucune supériorité entre les êtres humains, rien qui ne différencie les hommes si ce n'est leurs actes d'adoration.
Ces éléments sont fondamentaux car ils mettent en exergue le principe de justice entre les hommes et les peuples. Ainsi, l'égalité, la justice, la fraternité et la dignité humaine constituent les conséquences les plus rationnelles du monothéisme islamique. Ces concepts représentent des valeurs morales universelles que l'islam doit défendre dans la vie de tous les êtres humains.
Les exégèses mettent en évidence le fait que les sources scripturaires ont été révélées expressément pour le bien-être de l'humanité, selon cinq finalités (maqâsid) : la protection de la foi ; la protection de la vie ; la protection des biens ; la protection de sa descendance; la protection de la raison ou de la dignité humaine. Ces cinq principes de protection sont au cœur de tout progrès social et ils sont enseignés dans toutes les religions pour la survie de l'humanité. Nous pouvons dès lors affirmer que les objectifs de la loi islamique dans son essence sont similaires aux principes de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme. Par conséquent, les versets coraniques qui contiennent de tels enseignements moraux et universels doivent être au cœur de l'effort d'interprétation des textes religieux. Toute interprétation contraire à ces principes trahirait l'essence même du message coranique.
IV. Vers une « herméneutique féministe » en islam
La question de la compréhension des textes et de leur interprétation fait l’objet de débats depuis des siècles. Des concepts ont été théorisés et des intellectuels ont tenté de développer des outils afin d’approcher les textes religieux.
La primauté du texte, la distanciation de l'auteur, l'appropriation du texte combinée à une approche historique de la révélation sont utiles afin de placer la révélation dans sa propre perspective en tant que « Guidance pour l'humanité » [14] , d'autant plus lorsqu’il s’agit des questions de genre en islam. Le Coran a été révélé dans une société clairement patriarcale. Il n'est donc pas surprenant qu'il puisse être considéré comme un texte androcentrique car il s'adresse souvent aux hommes en particulier. Cet élément constitue une prémisse incontournable d’une herméneutique féministe en islam.
Un autre aspect de cette herméneutique féministe du texte sacré est la nécessité de lire les versets individuels dans une approche « holistique » et non « atomistique » afin d’éviter une interprétation hors contexte qui ne tiendrait pas compte du sens global de la moralité du Coran. En effet, l'étude et l'analyse isolées des versets relatifs à la femme peuvent mener à l'élaboration de principes généraux alors qu’il s'agit de questions spécifiques. En outre, l'application de l'approche historiciste est une stratégie méthodologique intéressante pour une analyse féministe du Coran.
En définitive, le recours constant aux références morales et éthiques du Coran est aussi une stratégie utilisée pour l’élaboration d’un cadre herméneutique féministe. L'application des concepts islamiques tels que l’unicité, la justice doublée d'une compréhension des impératifs moraux et éthiques du Coran, permet une meilleure compréhension des versets relatifs aux femmes pour une égalité entre les genres.
Malika HAMIDI
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[1] Intellectuelle de renommée internationale, chercheuse aux Etats-Unis et professeure à l’Université Mohamed V de Rabat. Fatima Mernissi est décédée en Novembre 2015
[2] Pluriel de hadith, paroles et actions du prophète ou récit le concernant
[3] Pour l’étude scientifique relative à l’interprétation et à la validité du hadith, les féministes musulmanes utiliseraient plutôt l’« herméneutique du soupçon » développée par Paul Ricoeur. Les spécialistes de la science du hadith ont vraisemblablement utilisé cette méthode pour les compiler. Et, même si nous ne connaissons pas bien la méthodologie employée à l'époque, il n'en reste pas moins que c'est avec suspicion qu'ils ont été collectés.
[4] Mohammed al-Bukhari connu populairement sous le nom de Bukhari, Al-Bukhari ou imam Bukhari (810 - 870) est un célèbre érudit perse, musulman et sunnite et spécialiste de la science du hadith
[5] M. Z. Siddiqi, Hadith literature : its origin, development and special features, Cambridge: Islamic Texts Society, 1993, p. 56.
[6] Mālik ibn Anas aussi connu par le nom d’Imām dār al Hijrah, l'Imâm de Médine ou plus communément Imam Mālik (711 - 795), fut un juriste musulman. Il a fondé l'école juridique malékite de droit musulman sunnite.
[7] Sous titré : Le prophète et les femmes, Paris, Albin Michel, 1989, 294 p.
[8] Historien, exégète, commentateur du Coran et jurisconsulte. Il s'appliqua à recueillir des propos puis à les consigner scrupuleusement tels qu'ils sont parvenus en mentionnant au préalable la chaîne de tous les transmetteurs.
[9] La loi sislamique.
[10] Chaînes de transmission des ahadith.
[11] TABET, Naima Conceptions et images de la femme dans le contexte culturel marocain, thèse de doctorat de troisième cycle en sciences de l'éducation, Université Bordeaux deux, Bordeaux, 1982, p. 47. [2] Pluriel de hadith, paroles et actions du prophète ou récit le concernant
[3] Pour l’étude scientifique relative à l’interprétation et à la validité du hadith, les féministes musulmanes utiliseraient plutôt l’« herméneutique du soupçon » développée par Paul Ricoeur. Les spécialistes de la science du hadith ont vraisemblablement utilisé cette méthode pour les compiler. Et, même si nous ne connaissons pas bien la méthodologie employée à l'époque, il n'en reste pas moins que c'est avec suspicion qu'ils ont été collectés.
[4] Mohammed al-Bukhari connu populairement sous le nom de Bukhari, Al-Bukhari ou imam Bukhari (810 - 870) est un célèbre érudit perse, musulman et sunnite et spécialiste de la science du hadith
[5] M. Z. Siddiqi, Hadith literature : its origin, development and special features, Cambridge: Islamic Texts Society, 1993, p. 56.
[6] Mālik ibn Anas aussi connu par le nom d’Imām dār al Hijrah, l'Imâm de Médine ou plus communément Imam Mālik (711 - 795), fut un juriste musulman. Il a fondé l'école juridique malékite de droit musulman sunnite.
[7] Sous titré : Le prophète et les femmes, Paris, Albin Michel, 1989, 294 p.
[8] Historien, exégète, commentateur du Coran et jurisconsulte. Il s'appliqua à recueillir des propos puis à les consigner scrupuleusement tels qu'ils sont parvenus en mentionnant au préalable la chaîne de tous les transmetteurs.
[9] La loi sislamique.
[10] Chaînes de transmission des ahadith.
[12] Ou 'aslamat (islamisation)
[13] Expression empruntée à Henri Meschonnie, « Pour la poétique II : Épistémologie de l'écriture poétique de la traduction », Paris, éditions Gallimard, 1973, p. 211.
[14] Coran, Sourate 2, verset 170.