L’ouvrage constitue ainsi un travail fondamental dans l’élargissement du corpus orientaliste français ; son approche féministe ne se limitant pas à une analyse biographique des voyageuses, Natascha Ueckmann présente avec une grande clarté les différents rapports de pouvoir à l’œuvre dans les textes au moment de la rencontre avec l’Autre.
Hugo Pereira
Étudiant de l’ENS de Lyon en master 2 de lettres modernes, option littérature française. Ses axes de recherche sont l’écriture des émotions, la poésie, la prose poétique et le XXe siècle.
Publiée en partenariat avec " Liens socio ", Le portail francophone des sciences sociales.
Broché: 444 pages
Éditeur : UGA Editions (18 juin 2020)
Langue : Français
ISBN-13: 978-2377471607
Éditeur : UGA Editions (18 juin 2020)
Langue : Français
ISBN-13: 978-2377471607
Par Hugo Pereira
Le présent ouvrage de Natascha Ueckmann constitue un travail essentiel dans les recherches sur l’orientalisme, l’étude générique du récit de voyage et la mise au jour de productions féminines oubliées par l’histoire littéraire. Nombreux sont les avant-textes permettant de comprendre son ambition. En effet, il s’agit de sa thèse, publiée en allemand en 2001 et ici traduite en français par Kaja Antonowicz, qui donne accès à une « version légèrement abrégée » du texte original (p. 7). Natascha Ueckmann a été consultée pour la traduction et a même rédigé une préface, dans laquelle elle revient de manière assez personnelle sur son projet et ajoute une bibliographie sélective des parutions sur le sujet postérieures à 2001, préparant ainsi le·a lecteur·ice à aborder l’introduction de l’ouvrage.
Cette réflexion, que le titre situe à la croisée des gender studies et des post-colonial studies, vise à « élargir le débat sur l’orientalisme initié par Saïd », en développant notamment les concepts de « littérature du harem » et de « littérature du désert » (p. 30) qui témoignent de la diversité des littératures produites par des femmes sur le sujet. La grande interrogation de Natascha Ueckmann est alors la suivante : existe-t-il un orientalisme au féminin ? Quelles représentations de l’Orient passent par le regard des femmes voyageuses ? Bref, il s’agit d’étudier la potentielle dimension genrée de l’orientalisme français. En outre, la chercheuse s’inscrit dans l’effort de mise au jour de tout un pan de la production littéraire française délaissé par la critique et le canon littéraire : les textes de femmes et, ici, leurs récits de voyage vers l’Orient. Des études dédiées aux corpus de récits de voyage publiés en anglais et en allemand existent, mais très peu concernent les voyageuses françaises. Plus généralement, la place donnée aux femmes dans les anthologies de récits de voyage ainsi que dans les études universitaires apparaît largement sous-estimée. S’ajoute à ce phénomène le fait que les récits de voyage n’avaient traditionnellement pas leur place parmi les grands genres littéraires. Le rejet des récits de voyage féminins par le canon littéraire [1] apparaît donc double. C’est pourquoi le travail qu’entreprend Natascha Ueckmann assume une prise de position dans les études féministes [2], refusant le recours au concept normatif et problématique d’identité féminine et envisageant le genre comme « une catégorie sociale parmi d’autres » (p. 65).
Après une première partie approfondissant le cadrage théorique et méthodologique, la deuxième est consacrée à l’étude des récits de voyage de femmes du XIXe siècle, du point de vue de la critique féministe. L’autrice appréhende d’abord des récits appartenant à la « littérature de harem ». Le harem apparaît en effet comme l’espace privilégié des femmes voyageuses du XIXe puisque, contrairement aux hommes voyageurs, elles pouvaient s’y rendre et y rencontrer d’autres femmes. Natascha Ueckmann analyse les jugements portés par les femmes européennes sur les femmes orientales et note que les voyageuses françaises n’ont de cesse de souligner la différence qui les sépare des femmes orientales. Mais si elles observent les oppressions que ces dernières peuvent subir, elles ne font guère preuve de solidarité [3]. L’autrice dresse ensuite les monographies de trois voyageuses françaises, différentes et atypiques à bien des égards. Suzanne Voilquin est une saint-simonnienne qui a publié le récit de son voyagé en Égypte dans les années 1930 sous le titre : Souvenirs d’une fille du peuple, ou la Saint-Simonienne en Égypte (1834-1836). Jane Dieulafoy, à l’origine de plusieurs journaux de voyage publié à partir de 1887, a accompagné son mari en Perse, recourant au travestissement pour s’insérer dans des milieux qui lui étaient refusés. Quant à Jehan d’Ivray, elle a passé une grande partie de sa vie en Égypte et a écrit Au cœur du harem (1911). Ainsi, la deuxième partie s’ouvre et se clôt sur l’espace du harem, topos fondateur de la littérature orientaliste du XIXe siècle, lieu féminin par excellence dans lequel se cristallisent les contradictions du regard porté par les femmes françaises sur les femmes orientales.
La dernière partie de l’ouvrage est dédiée aux récits de voyageuses du XXe siècle. Natascha Ueckmann y développe son concept de « littérature du désert », qui rend compte d’un bouleversement des voyages en Afrique saharienne dans la littérature orientaliste qui est lié à l’expansion coloniale française et à l’évolution des modalités de transports dans le désert. Le désert apparaît traditionnellement comme un topos masculin, propice à l’aventure, à l’abandon de soi et à la solitude, un espace de transition sans limites. L’autrice observe donc comment les femmes voyageuses s’introduisent dans ce milieu hostile et masculin, comment elles le représentent et comment elle en vivent l’expérience. Dans le désert, les voyageuses françaises croisent cette fois des femmes nomades, touaregs. Si leurs récits témoignent encore de stéréotypes qu’elles n’arrivent pas à dépasser, elles développent cependant une autre image de la femme orientale : celle de la nomade forte, vivant au sein d’une société a priori matriarcale, qui implique des rapports de domination inverses à ceux qu’elles peuvent connaître en France. Les femmes touaregs sont détentrices de l’alphabétisation et elles dirigent la famille. Marie-Louise Lédé va jusqu’à considérer le Hoggar, région du Sahara, comme « le pays le plus foncièrement féministe » [4]. S’appuyant sur la biographie et les œuvres d’Isabelle Eberhardt et d’Odette de Puigaudeau, Natascha Ueckmann montre également comment des femmes ont fait du désert un espace de découverte de soi et d’abandon de ses propres racines pour s’y perdre. L’errance dans cet espace sans bornes n’est ainsi plus seulement un phénomène masculin, et l’autrice insiste sur ce que cette expérience a de spécifique pour les voyageuses.
L’ouvrage constitue ainsi un travail fondamental dans l’élargissement du corpus orientaliste français ; son approche féministe ne se limitant pas à une analyse biographique des voyageuses, Natascha Ueckmann présente avec une grande clarté les différents rapports de pouvoir à l’œuvre dans les textes au moment de la rencontre avec l’Autre. La préface de l’autrice rend en cela compte de la postérité de son texte, qu’elle envisageait comme une piste de recherche à suivre et à compléter.
On peut cependant s’étonner de certains choix de traduction, comme celui du substantif « auteure » à la place de celui d’« autrice », pourtant très répandu dans les études de genre [5]. Ce choix de traduction a pour effet de légèrement atténuer la force de l’engagement féministe intrinsèque au travail de recherche de Natascha Ueckmann, qui est pourtant régulièrement exprimé, souvent à la première personne du singulier. Cette dimension de la thèse est essentielle puisqu’elle lui confère une portée plus large, dépassant potentiellement le seul public universitaire initié aux gender studies ou aux post-colonial studies.
Cette réflexion, que le titre situe à la croisée des gender studies et des post-colonial studies, vise à « élargir le débat sur l’orientalisme initié par Saïd », en développant notamment les concepts de « littérature du harem » et de « littérature du désert » (p. 30) qui témoignent de la diversité des littératures produites par des femmes sur le sujet. La grande interrogation de Natascha Ueckmann est alors la suivante : existe-t-il un orientalisme au féminin ? Quelles représentations de l’Orient passent par le regard des femmes voyageuses ? Bref, il s’agit d’étudier la potentielle dimension genrée de l’orientalisme français. En outre, la chercheuse s’inscrit dans l’effort de mise au jour de tout un pan de la production littéraire française délaissé par la critique et le canon littéraire : les textes de femmes et, ici, leurs récits de voyage vers l’Orient. Des études dédiées aux corpus de récits de voyage publiés en anglais et en allemand existent, mais très peu concernent les voyageuses françaises. Plus généralement, la place donnée aux femmes dans les anthologies de récits de voyage ainsi que dans les études universitaires apparaît largement sous-estimée. S’ajoute à ce phénomène le fait que les récits de voyage n’avaient traditionnellement pas leur place parmi les grands genres littéraires. Le rejet des récits de voyage féminins par le canon littéraire [1] apparaît donc double. C’est pourquoi le travail qu’entreprend Natascha Ueckmann assume une prise de position dans les études féministes [2], refusant le recours au concept normatif et problématique d’identité féminine et envisageant le genre comme « une catégorie sociale parmi d’autres » (p. 65).
Après une première partie approfondissant le cadrage théorique et méthodologique, la deuxième est consacrée à l’étude des récits de voyage de femmes du XIXe siècle, du point de vue de la critique féministe. L’autrice appréhende d’abord des récits appartenant à la « littérature de harem ». Le harem apparaît en effet comme l’espace privilégié des femmes voyageuses du XIXe puisque, contrairement aux hommes voyageurs, elles pouvaient s’y rendre et y rencontrer d’autres femmes. Natascha Ueckmann analyse les jugements portés par les femmes européennes sur les femmes orientales et note que les voyageuses françaises n’ont de cesse de souligner la différence qui les sépare des femmes orientales. Mais si elles observent les oppressions que ces dernières peuvent subir, elles ne font guère preuve de solidarité [3]. L’autrice dresse ensuite les monographies de trois voyageuses françaises, différentes et atypiques à bien des égards. Suzanne Voilquin est une saint-simonnienne qui a publié le récit de son voyagé en Égypte dans les années 1930 sous le titre : Souvenirs d’une fille du peuple, ou la Saint-Simonienne en Égypte (1834-1836). Jane Dieulafoy, à l’origine de plusieurs journaux de voyage publié à partir de 1887, a accompagné son mari en Perse, recourant au travestissement pour s’insérer dans des milieux qui lui étaient refusés. Quant à Jehan d’Ivray, elle a passé une grande partie de sa vie en Égypte et a écrit Au cœur du harem (1911). Ainsi, la deuxième partie s’ouvre et se clôt sur l’espace du harem, topos fondateur de la littérature orientaliste du XIXe siècle, lieu féminin par excellence dans lequel se cristallisent les contradictions du regard porté par les femmes françaises sur les femmes orientales.
La dernière partie de l’ouvrage est dédiée aux récits de voyageuses du XXe siècle. Natascha Ueckmann y développe son concept de « littérature du désert », qui rend compte d’un bouleversement des voyages en Afrique saharienne dans la littérature orientaliste qui est lié à l’expansion coloniale française et à l’évolution des modalités de transports dans le désert. Le désert apparaît traditionnellement comme un topos masculin, propice à l’aventure, à l’abandon de soi et à la solitude, un espace de transition sans limites. L’autrice observe donc comment les femmes voyageuses s’introduisent dans ce milieu hostile et masculin, comment elles le représentent et comment elle en vivent l’expérience. Dans le désert, les voyageuses françaises croisent cette fois des femmes nomades, touaregs. Si leurs récits témoignent encore de stéréotypes qu’elles n’arrivent pas à dépasser, elles développent cependant une autre image de la femme orientale : celle de la nomade forte, vivant au sein d’une société a priori matriarcale, qui implique des rapports de domination inverses à ceux qu’elles peuvent connaître en France. Les femmes touaregs sont détentrices de l’alphabétisation et elles dirigent la famille. Marie-Louise Lédé va jusqu’à considérer le Hoggar, région du Sahara, comme « le pays le plus foncièrement féministe » [4]. S’appuyant sur la biographie et les œuvres d’Isabelle Eberhardt et d’Odette de Puigaudeau, Natascha Ueckmann montre également comment des femmes ont fait du désert un espace de découverte de soi et d’abandon de ses propres racines pour s’y perdre. L’errance dans cet espace sans bornes n’est ainsi plus seulement un phénomène masculin, et l’autrice insiste sur ce que cette expérience a de spécifique pour les voyageuses.
L’ouvrage constitue ainsi un travail fondamental dans l’élargissement du corpus orientaliste français ; son approche féministe ne se limitant pas à une analyse biographique des voyageuses, Natascha Ueckmann présente avec une grande clarté les différents rapports de pouvoir à l’œuvre dans les textes au moment de la rencontre avec l’Autre. La préface de l’autrice rend en cela compte de la postérité de son texte, qu’elle envisageait comme une piste de recherche à suivre et à compléter.
On peut cependant s’étonner de certains choix de traduction, comme celui du substantif « auteure » à la place de celui d’« autrice », pourtant très répandu dans les études de genre [5]. Ce choix de traduction a pour effet de légèrement atténuer la force de l’engagement féministe intrinsèque au travail de recherche de Natascha Ueckmann, qui est pourtant régulièrement exprimé, souvent à la première personne du singulier. Cette dimension de la thèse est essentielle puisqu’elle lui confère une portée plus large, dépassant potentiellement le seul public universitaire initié aux gender studies ou aux post-colonial studies.
Références
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[1] Sur la vaste question de la formation du canon littéraire occidental, voir Harold Bloom, The Western Canon: The Books and School of the Ages, London, Papermac, 1996 ; John Guillory, Cultural Capital: the Problem of Literary Canon Formation, Chicago, University of Chicago Press, 1994 ; Michael B. Snyder, Women in Literature: Reading Through the Lens of Gender, Greenwood Publishing Group, 2003.
[2] Natascha Ueckmann précise : « mon travail n’a pas pour objectif d’établir un bilan des déficits, c’est-à-dire de compléter le canon qui était jusque-là masculin, mais d’agir comme un correctif de la littérature orientaliste existante. La mise en place d’une “autre” bibliothèque ouvrant la voie à de nouvelles lectures est un autre objectif de ce travail » (p. 71).
[3] En cela, Natascha Ueckmann prend ses distances avec une tradition de la critique féministe, qui pouvait avoir tendance à voir trop rapidement les textes de femmes occidentales traitant des femmes orientales comme des manifestes du féminisme appelant les femmes de tous les pays à s’unir, et ce sans forcément tenir compte de toutes les logiques de domination à l’œuvre (colonialisme, rapports socio-économiques...).
[4] Marie-Louise Lédé, Seule avec les Touareg du Hoggar, Paris, Bonne, 1954, p. 133.
[5] On notera également l’absence d’une tentative de traduction inclusive dans la note 28 de la première partie de l’ouvrage, rassemblant Victor Segalen, Michel Leiris et Isabelle Eberhardt sous le qualificatif d’« auteurs ».
[1] Sur la vaste question de la formation du canon littéraire occidental, voir Harold Bloom, The Western Canon: The Books and School of the Ages, London, Papermac, 1996 ; John Guillory, Cultural Capital: the Problem of Literary Canon Formation, Chicago, University of Chicago Press, 1994 ; Michael B. Snyder, Women in Literature: Reading Through the Lens of Gender, Greenwood Publishing Group, 2003.
[2] Natascha Ueckmann précise : « mon travail n’a pas pour objectif d’établir un bilan des déficits, c’est-à-dire de compléter le canon qui était jusque-là masculin, mais d’agir comme un correctif de la littérature orientaliste existante. La mise en place d’une “autre” bibliothèque ouvrant la voie à de nouvelles lectures est un autre objectif de ce travail » (p. 71).
[3] En cela, Natascha Ueckmann prend ses distances avec une tradition de la critique féministe, qui pouvait avoir tendance à voir trop rapidement les textes de femmes occidentales traitant des femmes orientales comme des manifestes du féminisme appelant les femmes de tous les pays à s’unir, et ce sans forcément tenir compte de toutes les logiques de domination à l’œuvre (colonialisme, rapports socio-économiques...).
[4] Marie-Louise Lédé, Seule avec les Touareg du Hoggar, Paris, Bonne, 1954, p. 133.
[5] On notera également l’absence d’une tentative de traduction inclusive dans la note 28 de la première partie de l’ouvrage, rassemblant Victor Segalen, Michel Leiris et Isabelle Eberhardt sous le qualificatif d’« auteurs ».