Faire dialoguer le texte de Agamben et celui de Brenet, la pensée de Cavalcanti et celle d’Averroès permet de confronter deux univers philosophiques et littéraires et ouvre de nouvelles perspectives pour les recherches sur la pensée médiévale.
Jessy Simonini
Élève du département de Littératures et langages de l’ENS de Paris et du Collegio Superiore de Bologne. Médiéviste, il a réalisé un mémoire en histoire médiévale sur John Boswell (Université de Bologne) et il a continué ses recherches en littérature à Paris, dans le cadre du master d’études médiévales (Paris III, IV, ENC, ENS). Il est actuellement à sa troisième année de scolarité à l’ENS.
Publication en partenariat avec nonfiction.fr .
Broché: 64 pages
Éditeur : Editions Verdier (11 octobre 2018)
Collection : Philosophie
Langue : Français
ISBN-13: 978-2864329978
Éditeur : Editions Verdier (11 octobre 2018)
Collection : Philosophie
Langue : Français
ISBN-13: 978-2864329978
France Culture. Questions d'islam. Sur l'ouvrage. Intellect d'amour avec Jean-Baptiste Brenet
Le premier ami de Dante, le poète Guido Cavalcanti, connu comme philosophe, et dont on pense qu'’il a fréquenté le milieu averroïste de l’époque très actif, essaie de définir l’amour et ce qui arrive à l’amant. Cela nous amène à considérer Averroès, et en particulier sa théorie de l'intellect, comme une clé de lecture. En effet, l’amour chez Averroès revient in fine à aimer « Dieu » en le pensant et en s’assimilant à lui. Dans cette noétique, le point nodal, c’est l’imagination, qui réunit, joint, le corps et l’intellect. Cette médiation a ses limites, toutefois, ou plutôt un terme : il faut dépasser les images, voire brûler les idoles, les détruire. Le but étant de penser « purement » Dieu, une fois qu’on s’en est rendu capable, car l’homme est capax dei (capable de Dieu). Enfin, la réussite n’est pas un point final ; récurrence du désir, de l’amour, reprise infinie, au niveau spécifique, de ce processus. Lequel processus est ici expliqué par le professeur Jean-Baptiste Brenet.
Même si Averroès parle peu d'amour, sa pensée a pour cadre ce qu'on pourrait appeler une métaphysique de l'amour, comprise comme attraction, élan vers ce Dieu, qui pour le philosophe est le premier moteur de l'univers.
Jean-Baptiste Brenet
Recension
Par Jessy Simonini
L’ouvrage, dont il faut mettre en évidence le titre qui renvoie à une canzone dantesque [1], est une réflexion approfondie autour de la doctrine averroïste de l’intellect, ainsi que sur la question du fantasme dans l’expérience amoureuse, qui est articulée à travers une lecture dense et novatrice d’un poème de Cavalcanti. L’introduction est constituée d’un court avant-propos (p. 7-12) du philosophe Alain de Libera, grand spécialiste de la pensée médiévale, qui offre aux lecteurs un encadrement général autour des nœuds théoriques soulevés dans les deux essais qui suivent [2]. De Libera introduit la réflexion menée par Giorgio Agamben, en ajoutant quelques précieux commentaires portant sur la philosophie arabe médiévale, notamment sur Avicenne et Averroès, dont il est un connaisseur profond [3].
Dans le premier essai, Agamben s’intéresse à un poème du Dolce stil novo italien, Donna me prega, de Guido Cavalcanti. Le philosophe italien approfondit un sujet qu’il a déjà exploré dans l’un de ses premiers travaux, Stanze [4]. Dans Stanze, qui date de la fin des années 1970 et qui demeure une référence cruciale pour les études médiévales contemporaines, Agamben cherche à formuler une « théorie du fantasme » à l’époque médiévale : un fantasme qui serait au cœur de l’imaginaire poétique du Stil novo, dont Cavalcanti est, avec Dante, l’un des principaux auteurs. La dimension fantasmatique de l’amour serait, dans sa lecture, étroitement liée à la parole poétique : il parle, à ce sujet, d’une poésie d’amore spirante. Ses réflexions s’ouvrent, ensuite, à une plus vaste enquête sur les doctrines pneumologiques médiévales, afin de montrer que « fantasme, parole et désir » sont « pneumatiquement reliés l’un à l’autre » et qu’ils s’expriment dans le signe poétique, seul espace d’accomplissement de l’amour [5]. Cette lecture particulièrement novatrice nous montre le rôle central de la tradition littéraire médiévale pour la construction de la pensée d’Agamben : en effet, plusieurs de ses ouvrages trouvent leur point de départ dans les textes de la tradition romane des origines [6].
Dans l’essai Intelletto d’amore, premier volet de l’ouvrage, Agamben reprend ainsi plusieurs éléments de ses analyses contenues dans Stanze, mais resserre l’objet de sa recherche à un texte en particulier, une chanson de Guido Cavalcanti, Donna me prega. La courte reconstruction critique autour de cette chanson nous permet de découvrir qu’il s’agit d’un texte « obscur », apparemment difficile à déchiffrer. Cette chanson, de longueur remarquable (75 vers) a été l’objet de plusieurs sondages critiques, qui n’ont pas permis d’éclaircir complètement les passages les plus complexes. La philologue Maria Corti en a proposé une lecture approfondie, mais peut-être un peu schématique [7]. Plus récemment, Enrico Fenzi a consacré à la chanson de Cavalcanti une vaste analyse stylistique et rhétorique [8] et en a proposé également une paraphrase, reprise à juste titre par Agamben dans son essai. Le cœur de la réflexion proposée par Agamben porte sur deux vers de la chanson qui posent plusieurs problèmes d’interprétation : E non si pò conoscer per lo viso:/compriso bianco in tale abietto cade (v. 63-64). La critique – ancienne et contemporaine – s’est longuement interrogée sur ce passage controversé : Agamben fournit une reconstruction précise de l’histoire critique autour de ce passage et de ses interprétations, notamment celles (médiévales) de Dino Del Garbo au Pseudo-Gilles. Pour Agamben, ces deux vers sont la citation d’un passage du Commentarium magnum d’Averroès, qui indique l’absence d’un mot dans le manuscrit : cecidit albedo in exemplari. Il s’agirait, pour proposer une lecture étroitement averroïste de la question, d’une formule réinterprétée (et traduite en vulgaire) par Cavalcanti : pour le poète, l’intellect peut percevoir ce qui n’est pas percevable à travers la vue. L’obscurité fait ainsi partie de l’expérience amoureuse, mais « n’implique en aucune façon une exclusion de la connaissance ». Au contraire, l’obscurité définit une expérience intellectuelle pure. L’interprétation fournie par Agamben dans la partie finale de son essai semble rejoindre celle qu’il propose dans Stanze : « Cavalcanti et les poètes d’amour poussent si loin la coïncidence entre amour et imagination qu’ils vont jusqu’à personnifier les fantasmes dans une prosopopée inédite » (p. 27). L’amour serait donc, pour le poète, un moyen de jonction à l’intellect. Le passage final de l’essai se concentre sur la différence substantielle entre Dante et Cavalcanti. À son sens, Dante aurait élaboré une véritable philosophie politique (dont son De Monarchia serait l’un des exemples les plus remarquables) alors que les préoccupations de Cavalcanti seraient étroitement individuelles et dépourvues de toute implication politique ou éthique.
Dans le deuxième volet de l’ouvrage, « L’image abolie, désirée », Jean-Baptiste Brenet propose une réflexion qui suit le parcours tracé par Agamben, mais qui s’ouvre à de nouvelles perspectives. L’historien de la philosophie s’attarde en particulier sur la question de l’imagination chez Aristote et Averroès. Dans son analyse philosophique rigoureuse et originale, Brenet, qui propose un efficace parallèle entre la philosophie antique et celle d’Hannah Arendt (p. 40-41), s’attarde sur la question du « fantasme » dans la dynamique amoureuse et dans la pensée d’Averroès et d’Avempace. Il introduit ainsi l’idée d’une « abolition de l’image » et, par conséquent, d’un désir permanent envers cette « image abolie », qui pourra reparaître sous d’autres formes.
Les deux textes proposent un dialogue productif sur la question du fantasme dans la pensée médiévale et sur le rapport entre l’imagination et l’amour. Le texte d’Agamben, qui reprend quelques traces déjà introduites dans Stanze, présente plusieurs éléments de nouveauté et montre une évolution dans sa réflexion critique. Il permet, en outre, d’approfondir un texte très débattu du corpus de Cavalcanti et d’observer la densité de sa pensée philosophique. Faire dialoguer le texte de Agamben et celui de Brenet, la pensée de Cavalcanti et celle d’Averroès permet de confronter deux univers philosophiques et littéraires et ouvre de nouvelles perspectives pour les recherches sur la pensée médiévale.
Dans le premier essai, Agamben s’intéresse à un poème du Dolce stil novo italien, Donna me prega, de Guido Cavalcanti. Le philosophe italien approfondit un sujet qu’il a déjà exploré dans l’un de ses premiers travaux, Stanze [4]. Dans Stanze, qui date de la fin des années 1970 et qui demeure une référence cruciale pour les études médiévales contemporaines, Agamben cherche à formuler une « théorie du fantasme » à l’époque médiévale : un fantasme qui serait au cœur de l’imaginaire poétique du Stil novo, dont Cavalcanti est, avec Dante, l’un des principaux auteurs. La dimension fantasmatique de l’amour serait, dans sa lecture, étroitement liée à la parole poétique : il parle, à ce sujet, d’une poésie d’amore spirante. Ses réflexions s’ouvrent, ensuite, à une plus vaste enquête sur les doctrines pneumologiques médiévales, afin de montrer que « fantasme, parole et désir » sont « pneumatiquement reliés l’un à l’autre » et qu’ils s’expriment dans le signe poétique, seul espace d’accomplissement de l’amour [5]. Cette lecture particulièrement novatrice nous montre le rôle central de la tradition littéraire médiévale pour la construction de la pensée d’Agamben : en effet, plusieurs de ses ouvrages trouvent leur point de départ dans les textes de la tradition romane des origines [6].
Dans l’essai Intelletto d’amore, premier volet de l’ouvrage, Agamben reprend ainsi plusieurs éléments de ses analyses contenues dans Stanze, mais resserre l’objet de sa recherche à un texte en particulier, une chanson de Guido Cavalcanti, Donna me prega. La courte reconstruction critique autour de cette chanson nous permet de découvrir qu’il s’agit d’un texte « obscur », apparemment difficile à déchiffrer. Cette chanson, de longueur remarquable (75 vers) a été l’objet de plusieurs sondages critiques, qui n’ont pas permis d’éclaircir complètement les passages les plus complexes. La philologue Maria Corti en a proposé une lecture approfondie, mais peut-être un peu schématique [7]. Plus récemment, Enrico Fenzi a consacré à la chanson de Cavalcanti une vaste analyse stylistique et rhétorique [8] et en a proposé également une paraphrase, reprise à juste titre par Agamben dans son essai. Le cœur de la réflexion proposée par Agamben porte sur deux vers de la chanson qui posent plusieurs problèmes d’interprétation : E non si pò conoscer per lo viso:/compriso bianco in tale abietto cade (v. 63-64). La critique – ancienne et contemporaine – s’est longuement interrogée sur ce passage controversé : Agamben fournit une reconstruction précise de l’histoire critique autour de ce passage et de ses interprétations, notamment celles (médiévales) de Dino Del Garbo au Pseudo-Gilles. Pour Agamben, ces deux vers sont la citation d’un passage du Commentarium magnum d’Averroès, qui indique l’absence d’un mot dans le manuscrit : cecidit albedo in exemplari. Il s’agirait, pour proposer une lecture étroitement averroïste de la question, d’une formule réinterprétée (et traduite en vulgaire) par Cavalcanti : pour le poète, l’intellect peut percevoir ce qui n’est pas percevable à travers la vue. L’obscurité fait ainsi partie de l’expérience amoureuse, mais « n’implique en aucune façon une exclusion de la connaissance ». Au contraire, l’obscurité définit une expérience intellectuelle pure. L’interprétation fournie par Agamben dans la partie finale de son essai semble rejoindre celle qu’il propose dans Stanze : « Cavalcanti et les poètes d’amour poussent si loin la coïncidence entre amour et imagination qu’ils vont jusqu’à personnifier les fantasmes dans une prosopopée inédite » (p. 27). L’amour serait donc, pour le poète, un moyen de jonction à l’intellect. Le passage final de l’essai se concentre sur la différence substantielle entre Dante et Cavalcanti. À son sens, Dante aurait élaboré une véritable philosophie politique (dont son De Monarchia serait l’un des exemples les plus remarquables) alors que les préoccupations de Cavalcanti seraient étroitement individuelles et dépourvues de toute implication politique ou éthique.
Dans le deuxième volet de l’ouvrage, « L’image abolie, désirée », Jean-Baptiste Brenet propose une réflexion qui suit le parcours tracé par Agamben, mais qui s’ouvre à de nouvelles perspectives. L’historien de la philosophie s’attarde en particulier sur la question de l’imagination chez Aristote et Averroès. Dans son analyse philosophique rigoureuse et originale, Brenet, qui propose un efficace parallèle entre la philosophie antique et celle d’Hannah Arendt (p. 40-41), s’attarde sur la question du « fantasme » dans la dynamique amoureuse et dans la pensée d’Averroès et d’Avempace. Il introduit ainsi l’idée d’une « abolition de l’image » et, par conséquent, d’un désir permanent envers cette « image abolie », qui pourra reparaître sous d’autres formes.
Les deux textes proposent un dialogue productif sur la question du fantasme dans la pensée médiévale et sur le rapport entre l’imagination et l’amour. Le texte d’Agamben, qui reprend quelques traces déjà introduites dans Stanze, présente plusieurs éléments de nouveauté et montre une évolution dans sa réflexion critique. Il permet, en outre, d’approfondir un texte très débattu du corpus de Cavalcanti et d’observer la densité de sa pensée philosophique. Faire dialoguer le texte de Agamben et celui de Brenet, la pensée de Cavalcanti et celle d’Averroès permet de confronter deux univers philosophiques et littéraires et ouvre de nouvelles perspectives pour les recherches sur la pensée médiévale.
Références
_____________________
[1] Par exemple : Dante, Donne che avete intelletto d’amore, ch. XIX, Vita Nova.
[2] Tirés de communications accessibles en ligne : www.college-de-france.fr/site/alain-de-libera/symposium-2014-2015.htm
[3] En effet, il a consacré plusieurs de ses ouvrages à Averroès, dont notamment le livre « grand public » Averroès et l'averroïsme, Paris, PUF, Que sais-je ?, 1991.
[4] Giorgio Agamben, Stanze. Parole et fantasme dans la culture occidentale, Paris, Christian Bourgois éditeur, 1981 [éd. it. 1977].
[5] Ibid., p. 127 et suivantes.
[6] Dans Stanze, nous pouvons retrouver plusieurs références au Roman de la Rose. Dans son Homo Sacer, Paris, Seuil, 2016, il propose une lecture très approfondie du Bisclavret de Marie de France. Le mythe du Graal est, en outre, une métaphore présente dans son Le feu et le récit, Paris, Payot et Rivages, 2015.
[7] Maria Corti, La felicità mentale. Nuove prospettive per Cavalcanti e Dante, Torino, Einaudi, 1983, p. 16-37. Une autre référence à considérer est Giorgio Inglese, L’intelletto e l’amore, Firenze, La Nuova Italia, 2002.
[8] Enrico Fenzi, La canzone d’amore di Guido Cavalcanti e i suoi antichi commenti, Genova, Il Melangolo, 1999.
[1] Par exemple : Dante, Donne che avete intelletto d’amore, ch. XIX, Vita Nova.
[2] Tirés de communications accessibles en ligne : www.college-de-france.fr/site/alain-de-libera/symposium-2014-2015.htm
[3] En effet, il a consacré plusieurs de ses ouvrages à Averroès, dont notamment le livre « grand public » Averroès et l'averroïsme, Paris, PUF, Que sais-je ?, 1991.
[4] Giorgio Agamben, Stanze. Parole et fantasme dans la culture occidentale, Paris, Christian Bourgois éditeur, 1981 [éd. it. 1977].
[5] Ibid., p. 127 et suivantes.
[6] Dans Stanze, nous pouvons retrouver plusieurs références au Roman de la Rose. Dans son Homo Sacer, Paris, Seuil, 2016, il propose une lecture très approfondie du Bisclavret de Marie de France. Le mythe du Graal est, en outre, une métaphore présente dans son Le feu et le récit, Paris, Payot et Rivages, 2015.
[7] Maria Corti, La felicità mentale. Nuove prospettive per Cavalcanti e Dante, Torino, Einaudi, 1983, p. 16-37. Une autre référence à considérer est Giorgio Inglese, L’intelletto e l’amore, Firenze, La Nuova Italia, 2002.
[8] Enrico Fenzi, La canzone d’amore di Guido Cavalcanti e i suoi antichi commenti, Genova, Il Melangolo, 1999.