Dimanche 1 Juin 2014

Gouguenheim : historien incompris ou islamophobe savant ?

par Alexandre EL BAKIR,



En 2008, Sylvain Gouguenheim, professeur à l’ENS de Lyon, publiait un ouvrage intitulé Aristote au Mont-Saint-Michel. Cette publication fut suivie d’une vive polémique, animée, notamment, par des journalistes et des historiens. Certains considéraient qu’il s’agissait d’un ouvrage d’opinion plus que de recherche historique, sous la plume, néanmoins, d’un historien reconnu pour ses travaux sur les chevaliers Teutoniques. Paru récemment, Les Grecs, les Arabes et nous se veut une réponse documentée et stimulante à l’essai de Gouguenheim, analysé par les auteurs comme relevant de “l’islamophobie savante”, et partie prenante d’une logique plus vaste, dont elle ne serait qu’un avatar (sont souvent cités, entre autres “historiens-idéologues” de cette mouvance, Rémi Brague et Thierry Camous).

Pour ceux qui n’auraient pas lu l’ouvrage de Gouguenheim, une phrase qui en est issue, citée dès l’introduction de l’ouvrage collectif Les Grecs, les Arabes et nous, est éclairante : “Si l’Europe doit la Renaissance à l’Islam, il faut comprendre pourquoi ce dernier n’a pas en retour participé à notre Renaissance. On méconnaît souvent, ou on dévalorise parfois, le passé européen, tandis que l’on vante celui de l’Islam. La honte et l’orgueil se font face. Il n’y a pas là de quoi fournir un dialogue fructueux” [1]. En retour, Les Grecs, les Arabes et nous n’a pas pour objectif de construire un dialogue fructueux avec Gouguenheim. Il a plutôt pour ambition de déconstruire ce qui, selon ses auteurs, relève à la fois d’une “méconnaissance du sujet » (fiabilité et interprétation des sources convoquées remises en cause, étrange passage sous silence de l’Espagne arabo-andalouse…), et du retour à une “bijection simple” (entre un “nous” mythifié et homogénéisé, et un “eux” essentialisé et atemporel). En effet, les procédés de Gouguenheim ne sont pas sans rappeler Le choc des civilisations de Samuel Huntington [2]  : ils sont identifiés, par le collectif d’auteurs, comme la marque d’une « démarche post-coloniale » (dont les propos politico-médiatiques de certains sur la “repentance” ne sont guère éloignés), et permettent de solder un passé qui ne passe pas et de redorer un blason terni par les périodes sombres de notre Histoire.

Dans l’ouvrage Aristote au Mont-Saint-Michel, le propos de Gouguenheim vise, d’après ces historiens, à réduire l’héritage d’un “Islam des Lumières”. Il n’aurait finalement pas joué un rôle fondamental dans les connaissances transmises aux Européens, tout au mois celles ayant trait au savoir grec. Plus fondamentalement, il s’agirait de nier à l’Europe toute “racine musulmane”, ne voyant dans sa construction qu’un continuum chrétien à travers les époques successives. A cette fin, Gouguenheim convoquait notamment des moines du Mont-Saint-Michel qui ont, d’après lui, été pionniers dans la traduction des textes d’Aristote. Il allait même jusqu’à laisser entendre que les érudits d’aujourd’hui s’appliquent à masquer sciemment la réalité de l’œuvre accomplie par les traducteurs chrétiens de langue latine. Cet argument est infondé dans la mesure où l’ensemble des ouvrages consacrés aux “transferts culturels” médiévaux soulignent le rôle de ces traducteurs, de manière non polémique et sans arrière-pensée contemporaine.

Publication en partenariat avec nonfiction.fr .

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[1] S. Gouguenheim, Aristote au Mont-Saint-Michel. Les racines grecques de l’Europe chrétienne, Paris, Seuil, 2008, p. 17.
[2] S. Huntington, Le Choc des civilisations, Paris, Odile Jacob, 2007.



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