Avec la préface de Jacques Le Goff.
Nous proposons ci-dessous, un interview de Mohammed Arkoun portant sur l'ouvrage
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Présentation générale de l’ouvrage
Le regard porté sur l’islam dans la société française est traversé par un certain nombre de constantes dont la matrice est façonnée par l’histoire et la représentation de rivalités, de tensions et de méfiances réciproques. A l’heure où les relations entre l’islam et la France connaissent une recrudescence de l’hostilité et de la dramatisation, où les mémoires communautaires s’affrontent, où le débat national sur l’islam s’enflamme, il convenait à la science historique de proposer une synthèse critique et dépassionnée de ces relations. Tel est l’objet de l’Histoire de l’islam et des musulmans en France du Moyen Âge à nos jours publiée sous la direction de Mohammed Arkoun et qui constitue une remarquable somme d’ « islamologie appliquée ».
Un des objectifs de cet ouvrage est « d’affermir chez tous les acteurs d’aujourd'hui une conscience historique autocritique par-delà les idéologies d’exclusion réciproque » (p. 18), en réinvestissant la mémoire historique, son « utilisation stratégique » (Pierre Nora) depuis le Moyen Âge jusqu’à nos jours, en extrayant les représentations socialement partagées du passé, lesquelles découlent des identités présentes qu’elles développent pour partie en retour. L’éditeur a fait le choix d’une présentation chronologique découpée en quatre périodes : médiévale, moderne, contemporaine et temps présent. L’ouvrage est à la fois dense et riche et sa nature n’est pas sans rappeler une forme d’encyclopédisme. A cet égard, il aurait fallu proposer un index puissant répertoriant non seulement l’ensemble des lieux et des noms – ce qu’il ne fait pas toujours (Jean-Mohammed Abd-el-jalil, Rachid Benzine ou Mohammad Arkoun lui-même, ne figurent pas, par exemple, dans l’Index final), mais aussi des thèmes et des termes islamiques : mosquée, islamisme, soufisme, sciences arabes, convertis, fiqh, liberté religieuse, etc.
Nous ne pouvons rendre compte de la diversité des contributions présentes dans cette Histoire. Nous espérons que par cette « présentation générale », le lecteur se fera une idée de la richesse des thèmes abordés ainsi que de la méthode suivie par les auteurs.
Un des objectifs de cet ouvrage est « d’affermir chez tous les acteurs d’aujourd'hui une conscience historique autocritique par-delà les idéologies d’exclusion réciproque » (p. 18), en réinvestissant la mémoire historique, son « utilisation stratégique » (Pierre Nora) depuis le Moyen Âge jusqu’à nos jours, en extrayant les représentations socialement partagées du passé, lesquelles découlent des identités présentes qu’elles développent pour partie en retour. L’éditeur a fait le choix d’une présentation chronologique découpée en quatre périodes : médiévale, moderne, contemporaine et temps présent. L’ouvrage est à la fois dense et riche et sa nature n’est pas sans rappeler une forme d’encyclopédisme. A cet égard, il aurait fallu proposer un index puissant répertoriant non seulement l’ensemble des lieux et des noms – ce qu’il ne fait pas toujours (Jean-Mohammed Abd-el-jalil, Rachid Benzine ou Mohammad Arkoun lui-même, ne figurent pas, par exemple, dans l’Index final), mais aussi des thèmes et des termes islamiques : mosquée, islamisme, soufisme, sciences arabes, convertis, fiqh, liberté religieuse, etc.
Nous ne pouvons rendre compte de la diversité des contributions présentes dans cette Histoire. Nous espérons que par cette « présentation générale », le lecteur se fera une idée de la richesse des thèmes abordés ainsi que de la méthode suivie par les auteurs.
Période médiévale
L’ouvrage s’ouvre avec une contribution remarquable de Françoise Micheau et Philippe Sénac sur la bataille de Poitiers (pp. 7-15). La défaite d’ ‘Abd al-Rahmân, vaincu le 25 octobre 732 par Charles Martel à Poitiers constitue en effet non seulement dans l’imaginaire collectif français le symbole de la victoire de la civilisation occidentale et chrétienne sur la barbarie islamique, mais il représente aussi un mythe autour duquel se forge l’idée de la France comme nation immuable. Le Moyen Âge reste marqué par une image hautement négative et péjorative de l’islam, et dans la première partie de cette Histoire consacrée à la période médiévale, la part d’ombre est prédominante. Au VIIIe siècle, Narbonne, bien que reprise par Pépin le Bref en 759, connaît un raid musulman en 793 où les faubourgs furent razziés (p. 25). En Provence, la présence musulmane a duré de la fin du IXe siècle jusqu’en 972. En s’appuyant sur les sources arabes et les données de l’archéologie, Philippe Sénac montre combien le Fraxinet où se sont établis les musulmans, ne constituaient pas un simple repère de brigands mais un emplacement stratégique pour une politique plus ample qui semblait vouloir « entraver les relations entre les cités marchandes italiennes et le reste de la chrétienté méridionale » (p. 40). François Clément rend compte des travaux de Charles Verlinden qui ont mis en avant la présence d’esclaves musulmans ou d’origine musulmane en Roussillon, Languedoc et Provence entre le XIIe et le XVe siècle. Un chapitre est consacré aux croisades et aux nombreux combats qui ont opposé les Francs aux musulmans. Jean Flori décrit comment la propagande des croisades a conduit à une diabolisation de l’islam, religion luxurieuse et violente. Les récits de la vie de Mahomet font légion. L’image de l’islam oscille déjà entre un double mouvement de fascination et de répulsion : à la représentation médiévale d’un Sarrasin « moralement corrompu et physiquement répugnant » (p. 195) se superpose une fascination pour les princesses sarrasines. Dominique Iogna-Prat et John Tolan consacrent un chapitre à l’apologétique chrétienne contre l’islam aux XIIe et XIIIe siècle autour des figures que sont Pierre le Vénérable et Saint-Thomas d’Aquin. Meryem Sebti aborde l’impulsion qu’ont pu représenter Al-Fârâbî et Avicenne pour la pensée médiévale. Enfin, un chapitre est consacré à l’apport des sciences arabes. Le contrepoint de Roshdi Rashed s’interroge sur le bien fondé d’une identité établie entre les sciences latines et les sciences byzantines ou arabes. L’auteur met en garde contre la tendance à vouloir isoler ou opposer les « sciences arabes » chronologiquement ou spatialement avec la science européenne, car, « on ne peut rien comprendre à l’histoire des sciences dans l’islam si l’on ne place pas ces sciences dans l’horizon qui n’a jamais cessé d’être le leur : l’horizon universel au sens de l’ancien monde » (p. 248). Les contributions montrent combien l’âge d’or de la civilisation islamique favorise l’enrichissement de l’Europe et de la France en particulier dans les domaines aussi variés que les mathématiques, l’astronomie, l’astrologie et la médecine (pensons notamment au traité d’Avicenne, Des forces du cœur, et Des médicaments simples de l’Andalou Abû al-Salt au XIème siècle).
Période moderne
La seconde partie de l’ouvrage est consacré aux temps modernes. A l’aube du XVe siècle, alors que le futur pape Pie II identifie les Européens aux chrétiens (p. 311), le monde ottoman se lance à la conquête de nouveaux territoires et progresse en Asie mineure et en Europe. Mehmed II, surnommé « le Conquérant » s’empare en 1453 de Constantinople. Désormais, le sultan ottoman se pose en successeur légitime de l’Empire romain. Pie II a saisi avec intelligence la portée de cet événement hautement symbolique lorsqu’il écrit : « Dans le passé, nous avons été blessés en Asie et en Afrique, c'est-à-dire dans des pays étrangers. Mais maintenant, nous sommes frappés en Europe, dans notre patrie, chez nous. Objectera-t-on que déjà autrefois, les Turcs passèrent d’Asie en Grèce, les Mongols eux-mêmes s’établirent en Europe et les Arabes occupèrent une partie de l’Espagne après avoir franchi le détroit de Gibraltar ? Mais jamais nous n’avions perdu une ville ou une place comparable à Constantinople » (p. 314). Plus tard, en 1463, devant la Curie, Pie II voit en cette avancée turque une menace mortelle pour l’existence même du christianisme : « La guerre nécessaire contre les Turcs est imminente et si nous ne prenons pas les armes et ne coursons pas au-devant de l’ennemi, c’en est fait de notre religion » (p. 315). Dans ce contexte, l’alliance franco-ottomane qui s’étend du XVIe au XVIIIe siècle peut apparaître surprenante. Elle ne correspond pas pour autant à changement de représentation de l’islam en France, mais relève de la division des souverains et d’un cynisme certain. Pendant la Renaissance la vision d’un Empire ottoman tyrannique émerge dans la culture littéraire française. Au XVIIe siècle, la présence des Français dans l’Empire ottoman grâce aux commerçants et aux ordres religieux permet d’enrichir les visions de l’islam. La parution de la pièce Mahomet ou le Fanatisme de Voltaire en 1742, est l’occasion pour Voltaire d’adresser « ‘‘une satire sanglante’’ contre le christianisme » (p. 468). Paroles qui résonnent amèrement dans la violence dont l’actualité fait feu puisque comme le relève Abdelwahab Meddeb dans son Epilogue, « lorsque nous relisons ces mêmes propos de nos jours, nous reconnaissons en eux les paroles incitant au crime que profèrent les islamistes qui sévissent parmi nos contemporains » (p. 1163 ).
Période contemporaine
La troisième partie est relative à la période contemporaine. Elle s’ouvre par une présentation magistrale de « l’islam dans la pensée française, des Lumières à la IIIe République » de Henry Laurens (pp. 482-501). Il met en exergue la multiplicité du regard des Lumières sur l’islam. Rousseau est fasciné et voit en Moïse et Mahomet des hommes de génie, capable de « faire table rase des institutions passées et de constituer d’un seul coup un monde nouveau » (p. 485). Montesquieu perçoit dans le climat des pays musulmans la cause du despotisme et du fanatisme de leurs états. Voltaire rend hommage au siècle des califes où la science arabe était florissante, mais il voit dans le fanatisme et le despotisme la cause du dépérissement de la civilisation musulmane, ce qui doit constituer un avertissement salutaire pour les Européens. La critique du despotisme devient précisément le ciment de l’idéologie interventionniste des Européens dont la mission est d’apporter au monde arabe la liberté. Volney universalise ainsi le message de la liberté apportée par la Révolution française. L’expédition d’Egypte entreprise par Bonaparte en 1798, en vue de rivaliser avec les grands conquérants de l’Antiquité, concrétise et réalise la pensée de Volney, mais à la différence que Bonaparte a de l’islam une image éminemment positive. « Il oppose ainsi le christianisme, religion spirituelle dominée par les châtiments, à l’islam, religion sensuelle dominée par les récompenses » (p. 486). La modernisation de l’Orient et son renouveau suscitent pourtant craintes et tremblements. Chateaubriand se demande si nous n’allons pas recevoir « le châtiment mérité d’avoir appris l’art moderne des armes des peuples dont l’état social est fondé sur l’esclavage et la polygamie ? Avons-nous porté la civilisation au-dehors, ou avons-nous amené la barbarie dans l’intérieur de la Chrétienté ? » Et de poursuivre dans ses Mémoires d’outre-tombe : « On verra peut-être revenir, au moyen des troupes disciplinées des Ibrahim futurs, les périls qui ont menacé l’Europe à l’époque de Charles Martel, et dont plus tard nous a sauvés la généreuse Pologne » (p. 488). L’approche d’Alexis de Tocqueville est plus positive ainsi que celle d’Auguste Comte, et surtout Gustave Le Bon qui dans La Civilisation des Arabes fait des Arabes une race supérieure qui a civilisé l’Europe barbare : « au point de vue de la civilisation, bien peu de peuples ont dépassé les Arabes et l’on n’en citerait pas qui ait réalisé des progrès si grands dans un temps si court » (p. 495).
Quant à Napoléon III, il se demande « si un jour ne viendra pas où la race arabe, régénérée et confondue avec la race française, ne retrouvera pas une puissance individualité semblable à celle qui pendant des siècles l’a rendue maîtresse des rivages méridionaux de la Méditerranée » (p. 489). Dans sa célèbre leçon inaugurale au Collège de France en 1862, Renan déclare la guerre au christianisme mais aussi et surtout à l’islam : « Le génie européen se développe avec une grandeur incomparable ; l’islamisme, au contraire, se décompose lentement : de nos jours, il s’écroule avec fracas. A l’heure qu’il est, la condition essentielle pour que la civilisation européenne se répande, c’est la destruction de la chose sémitique par excellence, la destruction du pouvoir théocratique de l’islamisme, par conséquent la destruction de l’islamisme ; car l’islamisme ne peut exister que comme religion officielle ; quand on le réduira) l’état de religion libre et individuelle, il périra. L’islamisme n’est pas seulement une religion d’Etat, (…) c’est une religion excluant l’Etat, c’est une organisation dont les Etats pontificaux seuls en Europe offraient le type. Là est la guerre éternelle, la guerre qui ne cessera que quand le dernier fils d’Ismaël sera mort de misère ou aura été relégué par la terreur au fond du désert. L’islam est la plus complète négation de l’Europe, l’islam est le fanatisme, comme l’Espagne de Philippe II et l’Italie de Pie V l’ont à peine connu ; l’islam est le dédain de la science, la suppression de la société civile ; c’est l’épouvantable simplicité de la pensée sémitique, rétrécissant le cerveau humain, le fermant à toute idée délicate, à tout sentiment fin, à toute recherche rationnelle, pour le mettre en face d’une éternelle tautologie : Dieu est dieu » (p. 493). Aux XVIIIe et XIXe siècle, la pensée de l’islam s’établit en référence constante au catholicisme et à la colonisation. Qu’il s’agisse de Volney voire de Renan, l’opposition à l’islam sous la plume de ses contempteurs est d’abord une opposition à la religion et à toute forme de dogmatisme. Sa pensée prépare la loi de 1905 sur la laïcité (p. 620). Cela dit, Renan n’est pas un laïciste, et si pour lui l’Evangile n’est pas plus révélé qu’un autre livre, « cette négation n’est pas une raison pour (se) défendre d’admirer ce qu’il y a dans ce livre de moral et de beau » (p. 620). A la justification de la mission civilisatrice qui enferme l’islam dans une culture infériorisée réapparaît la peur du soulèvement des populations indigènes de l’islam qui justifie alors une action despotique de la France républicaine. Jules Ferry écrit dans sa préface à La Tunisie avant et depuis l’occupation de Narcisse Faucon : « Le régime représentatif, la séparation des pouvoirs, la déclaration des droits de l’homme et les constitutions sont là-bas des formules vides de sens. On y méprise le Maître qui se laisse discuter » (p. 499). L’entreprise coloniale est alors non seulement une conquête militaire, mais aussi « une organisation politique ainsi qu’un projet économique et culturel » (p. 503). A l’expédition en Egypte (1798) suit la conquête de l’Algérie (1830) où l’administration turque est immédiatement expulsée ; sous la IIIème République, la Tunisie est occupée (1881) puis le Maroc. C’est alors que l’Orient acquiert une image nouvelle, il est source d’inspiration poétique, des revues voient le jour, comme la Revue du monde musulman en 1906 fondée par Alfred Le Châtelier. A Paris, comme le rappelle Michel Renard, un projet de Mosquée est avancé en 1846 et sa première réalisation a lieu en 1856. Par ailleurs, le saint-simonisme où les articles de Michel Chevalier dévoilent une Méditerranée devenue « le lit nuptial de l’Occident et de l’Orient » (p. 628) contribue à l’essor d’une image positive de l’islam. Le rayonnement nouveau dont jouit l’islam à la fin du 19ème siècle se manifeste explicitement par quelques conversions célèbres : Ismaÿl Urbain (1811-1884), Christian Cherfils, le docteur Philippe Grenier (1865-1944). Il faut citer aussi l’éblouissante Isabelle Eberhardt, romancière au tempérament d’artiste de la fin du XIX° siècle qui écrit : « L’Islam m’a jeté ce charme puissant et profond qui, par les fibres les plus mystérieuses de mon être, m’a attachée pour jamais à la terre étrange du Dar el-Islam… » (p. 640). La question de l’orientalisme se pose alors ainsi que la succession d’images hostiles ou idéalisées. Face à la colonisation et l’exportation de la civilisation européenne et de son cortège d’idéologie républicaine, Pierre Loti exprime avec lyrisme son inquiétude : « Ô Moghreb sombre, reste, bien longtemps encore, muré, impénétrable aux choses nouvelles, tourne bien le dos à l’Europe et immobilise-toi dans les choses passées. Dors bien longtemps et continue ton vieux rêve, afin qu’au moins il y ait un dernier pays où les hommes fassent leur prière » (p. 661).
Quant à Napoléon III, il se demande « si un jour ne viendra pas où la race arabe, régénérée et confondue avec la race française, ne retrouvera pas une puissance individualité semblable à celle qui pendant des siècles l’a rendue maîtresse des rivages méridionaux de la Méditerranée » (p. 489). Dans sa célèbre leçon inaugurale au Collège de France en 1862, Renan déclare la guerre au christianisme mais aussi et surtout à l’islam : « Le génie européen se développe avec une grandeur incomparable ; l’islamisme, au contraire, se décompose lentement : de nos jours, il s’écroule avec fracas. A l’heure qu’il est, la condition essentielle pour que la civilisation européenne se répande, c’est la destruction de la chose sémitique par excellence, la destruction du pouvoir théocratique de l’islamisme, par conséquent la destruction de l’islamisme ; car l’islamisme ne peut exister que comme religion officielle ; quand on le réduira) l’état de religion libre et individuelle, il périra. L’islamisme n’est pas seulement une religion d’Etat, (…) c’est une religion excluant l’Etat, c’est une organisation dont les Etats pontificaux seuls en Europe offraient le type. Là est la guerre éternelle, la guerre qui ne cessera que quand le dernier fils d’Ismaël sera mort de misère ou aura été relégué par la terreur au fond du désert. L’islam est la plus complète négation de l’Europe, l’islam est le fanatisme, comme l’Espagne de Philippe II et l’Italie de Pie V l’ont à peine connu ; l’islam est le dédain de la science, la suppression de la société civile ; c’est l’épouvantable simplicité de la pensée sémitique, rétrécissant le cerveau humain, le fermant à toute idée délicate, à tout sentiment fin, à toute recherche rationnelle, pour le mettre en face d’une éternelle tautologie : Dieu est dieu » (p. 493). Aux XVIIIe et XIXe siècle, la pensée de l’islam s’établit en référence constante au catholicisme et à la colonisation. Qu’il s’agisse de Volney voire de Renan, l’opposition à l’islam sous la plume de ses contempteurs est d’abord une opposition à la religion et à toute forme de dogmatisme. Sa pensée prépare la loi de 1905 sur la laïcité (p. 620). Cela dit, Renan n’est pas un laïciste, et si pour lui l’Evangile n’est pas plus révélé qu’un autre livre, « cette négation n’est pas une raison pour (se) défendre d’admirer ce qu’il y a dans ce livre de moral et de beau » (p. 620). A la justification de la mission civilisatrice qui enferme l’islam dans une culture infériorisée réapparaît la peur du soulèvement des populations indigènes de l’islam qui justifie alors une action despotique de la France républicaine. Jules Ferry écrit dans sa préface à La Tunisie avant et depuis l’occupation de Narcisse Faucon : « Le régime représentatif, la séparation des pouvoirs, la déclaration des droits de l’homme et les constitutions sont là-bas des formules vides de sens. On y méprise le Maître qui se laisse discuter » (p. 499). L’entreprise coloniale est alors non seulement une conquête militaire, mais aussi « une organisation politique ainsi qu’un projet économique et culturel » (p. 503). A l’expédition en Egypte (1798) suit la conquête de l’Algérie (1830) où l’administration turque est immédiatement expulsée ; sous la IIIème République, la Tunisie est occupée (1881) puis le Maroc. C’est alors que l’Orient acquiert une image nouvelle, il est source d’inspiration poétique, des revues voient le jour, comme la Revue du monde musulman en 1906 fondée par Alfred Le Châtelier. A Paris, comme le rappelle Michel Renard, un projet de Mosquée est avancé en 1846 et sa première réalisation a lieu en 1856. Par ailleurs, le saint-simonisme où les articles de Michel Chevalier dévoilent une Méditerranée devenue « le lit nuptial de l’Occident et de l’Orient » (p. 628) contribue à l’essor d’une image positive de l’islam. Le rayonnement nouveau dont jouit l’islam à la fin du 19ème siècle se manifeste explicitement par quelques conversions célèbres : Ismaÿl Urbain (1811-1884), Christian Cherfils, le docteur Philippe Grenier (1865-1944). Il faut citer aussi l’éblouissante Isabelle Eberhardt, romancière au tempérament d’artiste de la fin du XIX° siècle qui écrit : « L’Islam m’a jeté ce charme puissant et profond qui, par les fibres les plus mystérieuses de mon être, m’a attachée pour jamais à la terre étrange du Dar el-Islam… » (p. 640). La question de l’orientalisme se pose alors ainsi que la succession d’images hostiles ou idéalisées. Face à la colonisation et l’exportation de la civilisation européenne et de son cortège d’idéologie républicaine, Pierre Loti exprime avec lyrisme son inquiétude : « Ô Moghreb sombre, reste, bien longtemps encore, muré, impénétrable aux choses nouvelles, tourne bien le dos à l’Europe et immobilise-toi dans les choses passées. Dors bien longtemps et continue ton vieux rêve, afin qu’au moins il y ait un dernier pays où les hommes fassent leur prière » (p. 661).
Temps présent
Au vingtième siècle, la présence de l’islam en France se fait plus visible. En 1937 le projet de construction d’une moquée à Marseille voit le jour. Le maire, Henri Tasso, écrit au préfet : « Notre attention a été attirée à maintes reprises sur la condition misérable de certains musulmans de passage en notre ville et nous avons estimé qu’il était du devoir de Marseille de donner à nos frères arabes un témoignage de notre affection en leur réservant un foyer. De plus, les 20 000 résidents en notre ville se trouvent privés du secours de leur culte, par suite de l’absence d’édifice consacré ». Admirable souci de l’autre et du droit qu’il a d’exercer sa religion. Pourtant, de Moquée à Marseille, point il y aura, et l’échec de ce projet est imputable aux musulmans eux-mêmes et aux divisions entre les différents chefs religieux (p. 733). Quant au projet de 1942, il est arrêté par la seconde guerre mondiale.
C’est aussi le début de la propagande salafiste dans les milieux nord africain sous l’impulsion d’Abdelhamid ben Bâdîs (1889-1940), un lettré de Constantine. Les conversions au cours du XXe siècle sont nombreuses : Roger Garaudy, Maurice Béjart, Vincent Monteil. Mais il faut rappeler la diversité des motivations. Gilles Couvreur parle à ce propos des « devenus musulmans » (p. 779). Est évoquée la question des musulmans passant au christianisme et du problème théologique que constitue l’apostasie en islam. Se pose aussi le problème des difficultés spécifiques dans l’exercice même du culte musulman : absence de patrimoine d’édifices de culte et manque de mosquées, absence d’aumônerie musulmane dans l’école publique ; problème du statut social des imams qui sont de nationalité étrangère ; déficit en science musulmane ; problème de l’intégration du musulman à un cadre laïc. Le Père Christian Delorme qui participa comme le rappelle Catherine Wihtol de Wenden à la marchée des Beurs le 15 octobre 1983 (p. 806) rédige le chapitre sur le dialogue islamo-chrétien. Il dresse une synthèse des acteurs, des associations, des mouvements, des événements du dialogue inter-religieux depuis plus d’un siècle. Le Père Delorme souligne avec justesse la genèse de rencontres et la contribution remarquable de Massignon, apôtre fervent de la rencontre. Acteur lui-même de ce dialogue, il relève depuis le début des années 1990 un déplacement de la problématique sous les effets conjoints de l’actualité internationale, de violences religieuses, et, ajoutons-nous, la montée visible de l’islamisme : l’enjeu aujourd'hui du dialogue n’est plus tant la rencontre et la réflexion théologique que le souci de vivre ensemble en paix. Des efforts de rencontres perdurent cependant, à l’exemple de la présence du Cardinal Philippe Barbarin lors de l’inauguration de la grande Mosquée à Villeurbanne en avril 2006. Et Delorme de commenter, « ainsi, d’une certaine façon, celui-ci rendait la politesse à l’émir Abd el-Kader qui, tout juste libéré de sa captivité, avait été présent, en décembre 1852, à l’inauguration de la statue de la Vierge qui, du haut de la colline de Fourvière, surplombe Lyon » (p. 956).
Sous les feux incessants de l’actualité internationale, il est devenu difficile de parler de l’islam avec objectivité : « au mieux l’islam est perçu comme une religion d’exclus, comme le mode privilégié d’expression, l’exutoire symbolique des frustrations sociales et politiques de populations victimes d’une mondialisation injuste et d’un déni démocratique. Au pire, l’islam serait une pathologie sociale dont il faudrait pouvoir prévenir les effets déstructurants sur le contrat républicain. Tout discours nuancé semble voué à demeurer marginal quand il n’est pas raillé comme angélique et complaisant » (p. 971) écrit Franck Frégosi. En cette dernière partie, l’orientalisme est réhabilité : Contrairement à ce qu’a pu affirmer Edward Saïd, il n’a pas toujours été l’instrument du politique. Mais l’orientalisme en éclairant l’Orient l’a aussi désenchanté de ses mystères. L’Orient, aujourd'hui, n’est plus ‘‘lointain, exotique, autre’’ » (p. 1019) conclut le poète Abdelwahab Meddeb.
C’est aussi le début de la propagande salafiste dans les milieux nord africain sous l’impulsion d’Abdelhamid ben Bâdîs (1889-1940), un lettré de Constantine. Les conversions au cours du XXe siècle sont nombreuses : Roger Garaudy, Maurice Béjart, Vincent Monteil. Mais il faut rappeler la diversité des motivations. Gilles Couvreur parle à ce propos des « devenus musulmans » (p. 779). Est évoquée la question des musulmans passant au christianisme et du problème théologique que constitue l’apostasie en islam. Se pose aussi le problème des difficultés spécifiques dans l’exercice même du culte musulman : absence de patrimoine d’édifices de culte et manque de mosquées, absence d’aumônerie musulmane dans l’école publique ; problème du statut social des imams qui sont de nationalité étrangère ; déficit en science musulmane ; problème de l’intégration du musulman à un cadre laïc. Le Père Christian Delorme qui participa comme le rappelle Catherine Wihtol de Wenden à la marchée des Beurs le 15 octobre 1983 (p. 806) rédige le chapitre sur le dialogue islamo-chrétien. Il dresse une synthèse des acteurs, des associations, des mouvements, des événements du dialogue inter-religieux depuis plus d’un siècle. Le Père Delorme souligne avec justesse la genèse de rencontres et la contribution remarquable de Massignon, apôtre fervent de la rencontre. Acteur lui-même de ce dialogue, il relève depuis le début des années 1990 un déplacement de la problématique sous les effets conjoints de l’actualité internationale, de violences religieuses, et, ajoutons-nous, la montée visible de l’islamisme : l’enjeu aujourd'hui du dialogue n’est plus tant la rencontre et la réflexion théologique que le souci de vivre ensemble en paix. Des efforts de rencontres perdurent cependant, à l’exemple de la présence du Cardinal Philippe Barbarin lors de l’inauguration de la grande Mosquée à Villeurbanne en avril 2006. Et Delorme de commenter, « ainsi, d’une certaine façon, celui-ci rendait la politesse à l’émir Abd el-Kader qui, tout juste libéré de sa captivité, avait été présent, en décembre 1852, à l’inauguration de la statue de la Vierge qui, du haut de la colline de Fourvière, surplombe Lyon » (p. 956).
Sous les feux incessants de l’actualité internationale, il est devenu difficile de parler de l’islam avec objectivité : « au mieux l’islam est perçu comme une religion d’exclus, comme le mode privilégié d’expression, l’exutoire symbolique des frustrations sociales et politiques de populations victimes d’une mondialisation injuste et d’un déni démocratique. Au pire, l’islam serait une pathologie sociale dont il faudrait pouvoir prévenir les effets déstructurants sur le contrat républicain. Tout discours nuancé semble voué à demeurer marginal quand il n’est pas raillé comme angélique et complaisant » (p. 971) écrit Franck Frégosi. En cette dernière partie, l’orientalisme est réhabilité : Contrairement à ce qu’a pu affirmer Edward Saïd, il n’a pas toujours été l’instrument du politique. Mais l’orientalisme en éclairant l’Orient l’a aussi désenchanté de ses mystères. L’Orient, aujourd'hui, n’est plus ‘‘lointain, exotique, autre’’ » (p. 1019) conclut le poète Abdelwahab Meddeb.
Remarques autour de trois figures clefs
Au-delà du problème de la forme que nous avons susmentionné, et de la qualité forcément hétérogène de ces contributions, nous voudrions apporter quelques remarques autour de trois figures : Saint Thomas d’Aquin, Charles de Foucault et Jean-Mohammed Abd-El-Jalil.
Saint Thomas d’Aquin et l’islam
Les quatre pages que Dominique Iogna-Prat et John Tolan consacrent à Saint Thomas (pp. 209-212) méritent quelques remarques dans la mesure où elles ne nous semblent pas rendre fidèlement de la théologie de l’Aquinate à l’égard de l’islam, de sa richesse et surtout de sa postérité. Les auteurs rapportent l’analyse de saint Thomas dans la Somme contre les Gentils, œuvre théologique à caractère apologétique. Mais il aurait fallu d’abord et surtout faire mention du De Rationibus Fidei contra Saracenos, rédigé après la Somme contre les Gentils et qui fonde l’idée selon laquelle les chrétiens et les musulmans peuvent réellement se rencontrer dans la mesure où ils partagent le même besoin de vérité et la même disposition à l’accueillir[1]. Thomas y propose une véritable méthode théologique du dialogue dont l’influence s’exerce encore aujourd'hui : nécessité de rechercher un langage commun, refus de convaincre par des arguments car la foi est un don et non une démonstration, distinguer le discours adressé aux chrétiens de celui destiné à des non-chrétiens...
Charles de Foucault et l’islam
La présentation de Charles de Foucault par Michel Dousse (pp. 643-647) doit être lue à la lumière de l’article de Jacques Frémeaux sur « les ambiguïtés de l’idéologie coloniale » (pp.528-543). En effet, si Charles de Foucault a le souci de la vérité lorsque l’on évoque l’islam, s’il partage le désir de purifier les présentations de l’islam des fausses idées, des fables et des fantasmagories, il partage aussi la conviction qu’il est du devoir de la France d’apporter la civilisation à ces terres du Maghreb, mais aussi d’y annoncer explicitement le Christ. Dans une lettre écrite à René Bazin en 1906, à laquelle Jacques Frémeaux fait d’ailleurs allusion (p. 539), Charles de Foucault écrit : « Ma pensée est que si, petit à petit, doucement, les musulmans de notre empire colonial du nord de l'Afrique ne se convertissent pas, il se produira un mouvement nationaliste analogue à celui de la Turquie : une élite intellectuelle se formera dans les grandes villes, instruite à la française, sans avoir l'esprit ni le cœur français, élite qui aura perdu toute foi islamique, mais qui en gardera l'étiquette pour pouvoir par elle influencer les masses ; d'autre part, la masse des nomades et des campagnards restera ignorante, éloignée de nous, fermement mahométane, portée à la haine et au mépris des Français par sa religion, par ses marabouts, par les contacts qu'elle a avec les Français (représentants de l'autorité, colons, commerçants), contacts qui trop souvent ne sont pas propres à nous faire aimer d'elle[2] ». Cela dit, la position de Charles de Foucault visait d’abord les Français qui regardaient avec mépris ces indigènes, « fussent-ils chrétiens » (p. 538).
Jean-Mohammed Abd-El-Jalil
De même que le Père Anastase de Bagdad, qui joua pourtant un rôle central dans la cheminement spirituel de Louis Massignon, est à peine mentionné[3], il est une autre figure qui aurait mérité au moins quelques lignes : c’est celle de Jean-Mohammed Abd-El-Jalil, marocain venant de la ville de Fès[4]. Après des études à la Sorbonne, il décida à l’âge de vingt-trois ans de demander le baptême à l’Église catholique en 1928, puis d’offrir sa vie à la suite de Saint François d’Assise en 1929. Cette conversion d’un jeune musulman appartenant à une famille profondément pieuse et respectée, reste à cette époque très marginale. Elle suscita cependant un vif émoi parmi les musulmans de son pays d’origine et reposa, pour la première fois au XXe siècle, la question brûlante de l’apostasie en islam[5] . Au-delà de ce parcours spirituel et intellectuel riche et original – l’homme fut un élève de Jacques Maritain – Jean-Mohammed Abd-El-Jalil enseigna à l’Institut Catholique de Paris. Ses livres et articles sur l’Islam eurent un grand retentissement auprès du public français et chrétien : contrairement aux orientalistes polémiques ou à l’écriture d’essais au ton caustique, voire ironique, comme ceux du Père Lammens, ils offraient une lecture respectueuse et profonde des valeurs intérieures de l’Islam[6] .
Article initialement publié sur le site : http://biblio.domuni.org
Article initialement publié sur le site : http://biblio.domuni.org
[1] Saint Thomas d’Aquin, De rationibus fidei ad cantorem antiochenum, Editio Leonina, t. 40B, 57-73. On aura recours à l’excellente introduction et traduction française de Gilles Emery : Thomas d’Aquin, Les Raisons de la foi - Les Articles de la foi et les sacrements de l'Eglise, Paris, Le Cerf, Collection Sagesses chrétiennes, 306 pages.
[2] Extrait de la lettre adressée à René Bazin parue dans le Bulletin du Bureau catholique de presse, n° 5, octobre 1917. On pourra consulter la contribution du Père François Daguet au Colloque de la Revu thomiste consacré au thème « Saint Thomas et la théologie des religions » in François Daguet, « J. Maritain, héritier de Thomas d’Aquin et de Charles de Foucault », Revue thomiste, janvier-juin 2006, T. CVI, no 1-2, pp. 205-244.
[3] Louis Massignon, Autour d'une conversion. Lettres de Louis Massignon et de ses parents au père Anastase de Bagdad. Textes choisis et annotés par Daniel Massignon. Préface par le père Maurice Borrmans, Paris, Cerf, 2004, 114 pages.
[4] Jean-Mohammed Abd-El-Jalil, témoin du Coran et de l'Évangile. De la rupture à la rencontre, Paris, Cerf, éditions franciscaines, 2004, 176 pages.
[5] http://www.lejournal-hebdo.com/article.php3?id_article=4626
[6] Jean-Mohammed Abd-El-Jalil , Aspects intérieurs de l’Islam, Seuil, 1949, 240 pages.
[2] Extrait de la lettre adressée à René Bazin parue dans le Bulletin du Bureau catholique de presse, n° 5, octobre 1917. On pourra consulter la contribution du Père François Daguet au Colloque de la Revu thomiste consacré au thème « Saint Thomas et la théologie des religions » in François Daguet, « J. Maritain, héritier de Thomas d’Aquin et de Charles de Foucault », Revue thomiste, janvier-juin 2006, T. CVI, no 1-2, pp. 205-244.
[3] Louis Massignon, Autour d'une conversion. Lettres de Louis Massignon et de ses parents au père Anastase de Bagdad. Textes choisis et annotés par Daniel Massignon. Préface par le père Maurice Borrmans, Paris, Cerf, 2004, 114 pages.
[4] Jean-Mohammed Abd-El-Jalil, témoin du Coran et de l'Évangile. De la rupture à la rencontre, Paris, Cerf, éditions franciscaines, 2004, 176 pages.
[5] http://www.lejournal-hebdo.com/article.php3?id_article=4626
[6] Jean-Mohammed Abd-El-Jalil , Aspects intérieurs de l’Islam, Seuil, 1949, 240 pages.