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Vendredi 4 Octobre 2024

Ibn Hazm, théologien et jurisconsulte



Par Omar Merzoug
Docteur en philosophie, Paris-IV Sorbonne.
 

    A vrai dire, rien ne destinait Ibn Hazm (994-1064), l’aristocrate andalou, à jouer le rôle qui fut le sien en théologie et en jurisprudence musulmanes. Il n’était nullement prévisible qu’il dût tenir cette place éminente de théoricien et de critique savant de toutes les écoles constituées de droit et de casuistique islamiques. Rejeton de l’oligarchie "omeyyade" la plus raffinée, celle qui tint longtemps le haut du pavé dans une Andalousie turbulente, mais prospère et riche, notamment sous le règne du somptueux calife Abd al-Rahmân III (912-961), Ibn Hazm voyait s’ouvrir devant lui une carrière de luxe et de bien-être, une existence vouée aux arts et aux loisirs, dans le décor enchanteur de la Cordoue des califes.
 
Mais le coup de force d’Al-Mansûr, un arriviste téméraire prompt à toutes les actions d’éclat pour s’emparer du pouvoir, le retrait de la noblesse "omeyyade" et le déclin de son influence, précipitèrent le jeune Ibn Hazm dans l’arène des luttes politiques et sociales. Farouche partisan des factions "omeyyades", avocat talentueux de leur droit à régenter un État créé par elles et maintenu dans les plus violentes tempêtes, Ibn Hazm subira le contre-coup de ses engagements et en paiera le prix fort.
 
Il faut croire que le destin de cette dynastie était scellé d’avance et le sens de l’histoire ne travaillait pas à son succès. Ibn Hazm verra la chute de l’État "omeyyade", en 1030, alors qu’il est au faîte de sa jeunesse. Il assistera à la naissance des "souverains des factions" (Mûlûk al-Tawâ’if), à ses yeux, un pur scandale politique et théologique qu’il ne combattra plus dans l’arène politique, mais qu’il aura à penser et à démolir dans le champ des idées.
 
Ibn Hazm se consacrera dès lors à ses travaux littéraires, philosophiques et juridiques, il mènera une carrière scientifique d’un singulière tournure, puisqu’elle ne s’inscrit pas comme une rupture avec son combat politique, mais elle en sera plutôt la poursuite sous d’autres formes, avec des instruments nouveaux.
Voilà pourquoi Ibn Hazm ne sera pas un intellectuel en chambre, retiré dans une tour d’ivoire, mais il continuera à rompre des lances avec des adversaires théologiens ou jurisconsultes, mais qu’il faut d’abord considérer comme des rivaux politiques.

Dans sa retraite et sa solitude relative, Ibn Hazm entreprend de tirer toutes les conséquences de ces luttes et de l’effondrement de l’État "omeyyade". En ce sens, la pensée d’Ibn Hazm est le produit de l’échec historique et politique de l’État "omeyyade" à se maintenir et à perdurer.

Il est fort probable que si le succès avait été au rendez-vous, Ibn Hazm aurait été un homme politique, un "vizir" qui n’aurait guère eu le loisir de rédiger des livres aussi accomplis, aussi circonstanciés et aussi prolifiques. Mais il ne faut pas oublier d’ajouter que cette oeuvre excède de beaucoup les circonstances politiques et historiques qui lui ont donné le branle. L’y réduire, c’est ne pas comprendre son sens profond et sa portée véritable.

Le combat des idées n’est donc pour Ibn Hazm que le couronnement du combat politique. Dialogues, débats controverses et diatribes, toutes les formes de la dialectique sont bonnes aux yeux d’Ibn Hazm pour convaincre ses adversaires de la pertinence, de la vérité de ses assertions.

Or, en Islam classique, les luttes politiques apparaissent d’ordinaire sous la figure d’affrontements religieux et les dissensions religieuses prennent toujours l’aspect de conflits politiques. Autrement dit, l’opposition politique se pare du masque de la secte et la discorde religieuse surgit sous le travestissement d’une faction politique.

Dans un cas, les mots, les concepts et les slogans consonnent avec les sources et le référent religieux et dans l’autre, ils s’accordent avec la langue de la politique, sa syntaxe et sa sémantique.

Rien d’étonnant dans ces conditions que l’opposition politique d’Ibn Hazm et son refus de l’ordre établi s’expriment par la construction d’un monument théologico-juridique que d’aucuns ont, hâtivement, nommé "la 5e école".

Or le droit est l’armature et le substrat de la cité musulmane. Ibn Khaldûn l’écrit expressément:
Le Fiqh est la connaissance des lois divines en ce qui concerne les actions des musulmans légalement capables (Mukallaf): celles-ci peuvent être obligatoires, interdites, recommandables, blâmables ou permises. Ces lois se trouvent dans le Coran, dans la Sunna et les indications fournies par le Législateur et c’est l’ensemble des lois tirées de ces sources qui constitue la jurisprudence.

Derrière des propos savants et des analyses érudites, la visée secrète d’Ibn Hazm est de faire voir l’illégitimité juridique du coup de force et des dissensions qui ont conduit à ruiner l’État "omeyyade".

En recourant à la démonstration juridique dont les arrêts obligent et contraignent tout musulman, il fait coup double : il invalide le coup de force politique à l’issue duquel le clan "omeyyade" s’est vu écarté du pouvoir et, en outre, il le rejette dans les affres du blasphème et de l’infidélité, car l’insurrection contre le calife légitime de la communauté relève du délit de "Kûfr".
 

La pensée juridique d’Ibn Hazm ne se sépare pas des motifs et des considérants politiques qui furent à l’origine de sa genèse. Il n’était donc pas étonnant qu’Ibn Hazm s’attelât à la fondation d’un "système" juridique dont l’originalité n’est plus à démontrer, mais peut-être à rappeler.

Ibn Hazm commence d’abord par le versant critique: il s’ingénie à frapper de nullité tout ce que certains théologiens et jurisconsultes ont ajouté de leur cru à la Loi d’Allah sans en fournir les arguments et sans en administrer les preuves. Il a consacré de précieux écrits à établir l’absence quasi-absolue de raisons, de motifs, de témoignages chez les grands jurisconsultes de l’islam.

Son grand livre "Al-Ihkâm fi-Usul al- Ahkâm" fourmille d’analyses visant à établir la fausseté de nombreuses assertions touchant le conformisme servile et le principe d’autorité, la récusation du raisonnement analogique à la faveur duquel maints théologiens substituent à la parole d’Allah leurs propres opinions mues par d’importunes et de coupables passions. Ibn Hazm a fourni un gigantesque et méritoire effort pour mettre au point son système doctrinal.

 
Tard venu, il a lu, relu, assimilé et analysé les oeuvres des quatre grands maîtres de la jurisprudence musulmane, les imâms Abû Hanifa, Mâlik, Ibn Hanbal et Al-Shâfi’î. Cette lecture approfondie n’était qu’une propédeutique au travail critique qu’Ibn Hazm voulait accomplir. Cette critique tient en quelques points qu’il importe de préciser.

Ibn Hazm part du principe que l’Islam est la religion de l’Unicité divine. Si tous les musulmans s’accordent à le penser et à le croire, ils n’en tirent pas selon Ibn Hazm toutes les conséquences qui s’imposent. Le concept de l’unicité divine n’est pas un slogan creux et sonore: il ne signifie pas simplement que l’islam est un monothéisme intransigeant.

Il faut entendre par là que l’Islam dans toutes ses dimensions montre une nette prédilection pour l’unité, le rassemblement, le consensus et qu’il abhorre les divisions et les discordes. Plus on donne droit aux divergences, aux querelles d’école et aux dissensions partisanes, plus on s’éloigne du véritable esprit de l’islam.

Si donc l’on voulait se montrer fidèle au plus pur esprit de l’islam, il faut en appeler à l’unité doctrinale, promouvoir le consensus et rassembler les rangs en prêchant d’exemple. Or si l’on avait appliqué ce principe dans toute sa rigueur, les écoles et les systèmes de jurisprudence n’eussent pas existé et encore moins prospéré.
 
“Sache, écrit Ibn Hazm, que celui qui reprend à son compte l’ensemble des propos de Abû Hanifa, de Mâlik, d’Al- Shâfi’i ou de Ahmad [ibn Hanbal], qu’Allah soit satisfait d’eux, et que celuilà soit un savant, il a de ce fait rompu le consensus de la communauté tout entière et a suivi une voie autre que celle des croyants”.

Aux yeux d’Ibn Hazm, les Musulmans ne sont pas les disciples des quatre grands imâms, ils doivent d’abord et avant toute chose se conformer au Livre d’Allah et à la Tradition de Son prophète. Or, remarque Ibn Hazm, il semble que les musulmans se montrent plus soucieux de se ranger dans un système juridique donné que de suivre les préceptes du Coran et la voie du Prophète.
Si l’on comprend bien Ibn Hazm, la véritable foi consiste seulement à s’en tenir au livre d’Allah, à la véritable Sunna de Son prophète et à en exiger des preuves de ceux qui se font les interprètes autoproclamés et les hérauts de la parole divine. ﴾Produisez votre preuve si vous êtes véridiques﴿ dit le Coran, [Les Abeilles:64].
Demande-t-on aux "oulémas" des preuves, exige-t-on d’eux qu’ils motivent leurs "fatwa-s" ? Sans preuve et sans démonstration (bûrhân), une opinion, quel que soit son auteur, reste une opinion. Il faut qu’elle se soumette aux réquisits de la démonstration afin d’accéder à la véridicité. Il s’est donc trouvé des savants musulmans qui, avant même que l’Europe des Temps modernes ne s’affranchisse du principe d’autorité, des "Aristoteles dixit", ont établi que le conformisme et la soumission aux autorités conduisait la culture musulmane aux abîmes.

Il ne reste dès lors que la voie de l’imitation servile et du conformisme aveugle (taqlîd). A ce compte, la sclérose du savoir et sa fossilisation sont plus que garanties.

Par où apparaît tout l’intérêt de la pensée d’Ibn Hazm: il a le souci d’affranchir l’esprit du musulman de l’aveugle soumission de ceux qui ont confisqué le savoir religieux et théologique et en tirent des bénéfices mondains. La position d’Ibn Hazm libère le musulman du principe d’autorité et du conformisme dont souffre depuis des siècles le monde arabo-musulman.

Or précisément, Ibn Hazm tient ce principe d’autorité pour une "novation détestable", une "bida’â", qui a été introduite par des esprits peu scrupuleux et indélicats à des fins rien moins que religieuses. Si Ibn Hazm s’en prend avec vigueur à ce principe d’autorité, il n’est pas le seul parmi les savants de l’islam à le faire. L’illustre Al-Ghazâlî a écrit que rien ne lui était plus haïssable que cette soumission aveugle qu’on demandait au musulman, le contraignant à ne jamais solliciter son intelligence, mais uniquement sa mémoire.
“Le Taqlîd (imitation aveugle) est illicite, écrit Ibn Hazm, et il n’est pas permis à qui que ce soit de prendre à son compte les propos de quelque savant que ce soit sans en produire la preuve” (Al Nubdha).
Si Al-Ghazâlî et Ibn Hazm répudient le conformisme et la soumission aveugle, c’est qu’ils présentent à cet égard des titres dont ils excipent. Le Coran lui-même rejette le conformisme et la soumission: ﴾Si on leur dit: Suivez ce qu’Allah a révélé﴿. Ils répondent: ﴾Nous suivrons plutôt la coutume de nos aïeux, et si leurs aïeux n’avaient en rien raisonné et s’ils faisaient fausse route?﴿ [Al Baqara - La vache: 170].
 

Le Coran ne s’adresse pas ici seulement aux arabes païens, cette admonestation vaut aussi pour le musulman qui ne l’est que par héritage. S’il est une réforme urgente à mener, c’est bien celle qui consisterait à libérer les sources fondamentales, le Coran, la Sunna, du monopole qu’exercent ceux qui en confisquent l’interprétation. C’est pourquoi Ibn Hazm dit clairement que le sens du Coran est accessible à tout musulman lettré, rien, à part les lettres isolées que l’on trouve au début de certaines sourates et les serments, n’y est opaque. Et ce, conformément au reste à ce que dit le Coran lui-même: ﴾Par le livre clair, Nous en fait un Coran arabe, peut-être raisonnerez-vous !﴿ [Al-Zukhruf:1-3].

Il est du reste tout à fait remarquable que dans ce verset, trois éléments chers à Ibn Hazm se trouvent indissolublement liés, le caractère explicite du Livre, le libellé arabe du texte, et la raison. Il s’ensuit qu’il n’est nul besoin d’herméneutique pour extraire du Coran son sens. Il faut donc, selon Ibn Hazm, s’en tenir à la textualité de l’énoncé, à moins de disposer d’une preuve valable et même irréfutable qui légitime sur un cas d’espèce une approche interprétative.

De surcroît, l’herméneutique des textes sacrés présente aux yeux d’Ibn Hazm un inconvénient majeur: elle échauffe les esprits au lieu de les rassembler, chacun en principe y allant de son approche particulière; elle sème les ferments de la discorde, nourrit les controverses et suscite les polémiques.

Et voilà le corps de l’islam livré aux dissensions déchirantes et c’est un péril majeur pour une religion, qui n’a cessé de se concevoir comme une doctrine de l’Unicité, allergique en somme aux hérésies doctrinales. Pour éviter ces querelles intestines et des guerres fratricides, il faut en revenir au texte et s’en tenir à cette règle de lecture qu’indique le Coran lui-même, la clarté de son énoncé, préférant sans cesse à l’interprétation (Ta’wîl) qui divise l’exégèse (le Tafsîr) qui fédère.

Les enjeux de ces questions sont majeurs et ils sont existentiels. Savoir ce qui est licite ou illicite est de la plus haute importance pour les Musulmans. A ce sujet, Ibn Hazm se montre d’une grande clarté: il affirme qu’Allah exige du musulman de suivre le seul Coran, de consulter la révélation et pas davantage: ﴾Suivez ce qui vous a été révélé de la part de votre Seigneur et ne suivez pas de maîtres, en dehors de Lui, mais vous réfléchissez bien peu﴿ [Al’A’râf: 3]. Un autre verset est encore plus explicite: ﴾Ne dites pas, selon le mensonge proféré par vos propres bouches, ceci est licite et ceci est illicite afin d’attribuer à Dieu des mensonges, car ceux qui attribuent à Dieu des mensonges ne connaîtront pas le succès﴿ [Les Abeilles:116].

Dans tous les cas, le politique et le religieux paraissent liés et pour penser ces crises, pour en parvenir à l’intelligence parfaite, il faut revenir à la "scène primitive" d’où procèdent ces problèmes inextricables.
Or des penseurs, comme Ibn Hazm, ont à la fois signalé les problèmes et en ont indiqué les remèdes. Nous avons oublié aujourd’hui qu’un homme tel que Ghazalî a mené une lutte d’une grande vigueur contre le terrorisme des Assassins, de ces Intérioristes (Bâtiniyya) ismaéliens exaltés qui sous la férule de Hassan Al-Sabbah (mort en 1124) ont semé la terreur et ont liquidé nombre de leurs opposants, dignitaires religieux ou hommes d’État.

Comprendre ces phénomènes suppose le détour par l’histoire: il faudrait en effet en méditer les termes dans le temps long et demander à ces théoriciens, comme Ibn Hazm, affrontés aux problèmes de la légitimité du pouvoir, du rapport entre la Loi religieuse et la Raison, de l’interprétation et de l’exégèse des textes religieux, d’éclairer notre lanterne.
 
Cet article a déjà fait l'objet d'une publication dans le n°54 Juin/Juillet 2024 de la revue Le Jeune Musulman éditée par l'Association des Oulémas Musulmans Algériens. Il est publié avec l'aimable autorisation de l'auteur.
 

 
     Le lecteur intéressé pourra visionner la vidéo suivante. Tirée de la chaîne YouTube de l'auteur, ce dernier y propose une introduction à la pensée d'Ibn Hazm.

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