Ce texte rédigé par Ahmed Moatassime est tiré de la revue Tiers-Monde, l'Islam et son actualité pour le Tiers-Monde sous la direction d'Ahmed Moatassime (Volume 23 Numéro 92 pp. 795-817) publié sur Persée.fr sous licence creative commons. Il s'agit ici de la seconde partie. La pemière partie peut-être lue ici.
Bien que ce texte soit déjà assez ancien (1982), nous avons considéré qu'il s'agissait d'une bonne introduction aux fondements juridiques Musulmans (Usul al Fiqh, voir premiere partie) eux mêmes utilisés dans le cadre des systèmes politiques musulmans.
Ahmed Moatassime est universitaire, chercheur au CNRS et professeur à l’Institut d’Études du Développement Économique et Social à Paris.
Ancien disciple de Jacques Berque qu’il a rencontré pour la première fois en 1964 au Collège de France il est l’auteur de plusieurs ouvrages.
Bien que ce texte soit déjà assez ancien (1982), nous avons considéré qu'il s'agissait d'une bonne introduction aux fondements juridiques Musulmans (Usul al Fiqh, voir premiere partie) eux mêmes utilisés dans le cadre des systèmes politiques musulmans.
Ahmed Moatassime est universitaire, chercheur au CNRS et professeur à l’Institut d’Études du Développement Économique et Social à Paris.
Ancien disciple de Jacques Berque qu’il a rencontré pour la première fois en 1964 au Collège de France il est l’auteur de plusieurs ouvrages.
III. — Ruptures et régulations
Assemblée constituante tunisienne. Crédit photo: auteur inconnu
Au-delà des sources théoriques de la légitimité islamique, comme des applications pratiques plus ou moins conformes qu'en font les légalités étatiques, nous venons aussi de poser le problème de la finalité. Celle-ci doit en Islam — dans le sunnisme comme dans le chiisme — avoir avant tout pour objet, l'épanouissement complet de l'homme, à la fois spirituel et temporel; en l'occurrence l'amélioration de ses conditions d'existence matérielle et, partant, la sauvegarde de sa dignité religieuse. Dans le cas contraire, il ne peut y avoir de pouvoir ni de contrat de pouvoir. C'est sans doute ce qui explique ces ruptures et régulations permanentes qui jalonnent l'Histoire politique de l'Islam dont témoignent encore, d'une façon significative, les prolongements contemporains.
a) Révolutions régulatrices
De la Mecque à Bagdad en passant par Médine et Damas, les premiers siècles de l'Islam paraissent riches en ruptures et régulations entre légitimité islamique et légalité étatique. La Révolution islamique du Prophète est née dès l'origine d'un refus systématique de la légalité étatique mecquoise et du modèle socio-économique qu'elle véhiculait. Aussi, le Prophète Mohammed s'est-il mis en situation d'une double rupture.
Dans le temps, il rompt avec la Jahilia des Arabes antéislamiques (période dite de l'Ignorance). Il combat leur idolâtrie religieuse, leur tribalisme politique et leur société jugée esclavagiste et sexiste. Ce qui, dans l'espace, l'oblige à quitter La Mecque pour Yathrib ou Médine. Il en fit la capitale du premier embryon de l'Etat musulman (ou Oummà). Ce fut l'Hégire (Expatriation) ou l'an I de l'Islam (622). Après les quatre premiers successeurs de Mohammed ou Califes « bien dirigés », la rupture de Siffîne et le transfert du siège de l'Etat musulman à Damas, semblent s'inscrire dans cette révolution régulatrice permanente qui ne va plus quitter l'Histoire politique de l'Islam (supra, l.a).
Avec les Omayades, premier Etat arabe édifié à Damas par Mo'awiya après 657, triomphent le sunnisme théorique et les libres discussions théologiques. Aussi, enregistre-t-on un ralliement massif de nouveaux convertis dont les chrétiens de Syrie et les Berbères du Maghreb, premiers conquérants de l'Espagne. Ce fut le début de la grande aventure civilisatrice de l'Islam. Mais deux faits d'importance capitale allaient rompre la légalité omayade et provoquer ainsi la chute de l'empire : l'instauration d'un ordre dynastique héréditaire au détriment de la légitimité sunnite dont ils se réclamaient; l'élimination physique à Kerbala en 680 de Houssein fils d'Ali, gendre du Prophète. Ce double défi eut pour corollaire une double opposition : celle d'autres sunnites qui veulent revenir à l'esprit électif de Siffîne, liés paradoxalement (ou objectivement !) à des chiites persans qui, eux, on le sait, défendent un imamat héréditaire devant revenir à la descendance d'Ali et de Fatima, fille du Prophète. De cette première alliance sunno-chiite ou irano-arabe allait naître non seulement l'un des plus grands empires de l'Histoire — les Abbasides — , mais aussi l'une des plus grandes aventures humaines, connue sous le nom de « Civilisation arabo-musulmane ».
Le califat abbaside, également arabe dans son essence, mais persan dans ses structures administratives, rompt avec l'environnement omayade de Damas et s'installe à Bagdad après 750. Il atteint son apogée avec deux illustres califes, Haroun Al-Rachid (786-809) et Al-Mamoun (813-833). La « Maison de la Sagesse » (Dar-al-Hikma) que ce dernier construisit à Bagdad réunissait des savants de toute conviction religieuse; non seulement Musulmans sunnites ou chiites, mais aussi chrétiens et juifs. Cette première symbiose, annonciatrice de la Cité andalouse, eut pour conséquence la traduction systématique en arabe des oeuvres helléniques, persanes, hindoues et chinoises. Elle permit ainsi l'élaboration d'une civilisation universelle, originale, intégrant sciences humaines et sciences de la nature. Et on peut affirmer sans aucune exagération que ce fut la première civilisation de l'époque. Pourtant, un tel essor ne doit pas faire oublier la faiblesse des derniers abbassides. Sur le plan social, le luxe de la cité urbaine contrastait avec la misère intolérable des faubourgs périphériques où s'entassaient artisans et ouvriers, ce qui alimentait des révoltes. Mais c'est surtout sur le plan politique que la rupture est flagrante. La domination de l'ethnie arabe, basée sur une hérédité étatique « légalisée » au détriment de la légitimité islamique déclenchait encore une série d'oppositions.
b) Changements et permanence
La nouvelle rupture réside donc dans un déplacement substantiel des centres de pouvoir qui, d'une dominance arabe, va s'ouvrir peu à peu aux peuples non arabes. Cette forte tendance à la Chou'ouhya (nationalisme ethnique ou culturel) qui s'est emparée du monde musulman dès la fin du xe siècle est également considérée comme l'un des traits caractéristiques de l'universalisme islamique, unitaire mais non uniforme : au Machrek, comme au Maghreb, en Asie comme ailleurs.
Au Machrek, ce sont surtout les chiites qui, à leur tour, vont connaître la grandeur du pouvoir et les servitudes pour y accéder [3]. Mais dans leur longue opposition, ils traversent plusieurs étapes. La première est une étape mystique qui eut pour origine l'assassinat de leur imam Houssein à Kerbala en 680 (supra, III. a). Il s'en est suivi une martyrologie d'une extrême diversité qu'il serait fastidieux d'aborder [4]. Rappelons seulement qu'elle change selon qu'il s'agit de tendances minoritaires, Ismaéliens, Druzes ou Zaïdites, ou bien de la tendance majoritaire des « Duodécimains » qui attendent toujours le retour de leur douzième Imam, disparu mystérieusement en 874 (l'Imam « caché »). La deuxième, plus active, est une étape combative d'une très grande intensité, que seule une minorité traquée est capable d'engendrer : un « jihad » au vrai sens du terme disent-ils. C'est au sein de différentes tendances chiites, notamment au xe siècle, que se sont développées de nombreuses organisations secrètes ayant parfois une coordination occulte, mais agissant de concert, sans se connaître : action militaire effectuée ponctuellement par des groupuscules armés, action politique consistant à noyauter l'Etat abbasside, action éducative propre à la formation idéologique, bref tout un dispositif de combat digne de grandes organisations révolutionnaires contemporaines. La troisième étape, enfin, relève plutôt d'un mûrissement politique. D'autant que la « légitimité islamique » du chiisme ne diffère guère du sunnisme quant aux fondements essentiels : Coran, Hadith, Ijmaâ (supra, l.c). Ce qui diffère chez les chiites c'est la conception du pouvoir qui échoit à l'Imam « caché », descendant d'Ali et de Fatima, et seul capable de transmettre le sens « secret » de la Révélation. Mais, en attendant ce retour messianique de l'Imam, un « lieutenant », désigné tacitement et non élu, pourrait s'y substituer. Cette forme de « légalité étatique » permit au chiisme à travers la dynastie fatimide (descendants de Fatima ?) d'asseoir une autorité politique au début du XIe siècle sur une partie du Maghreb, notamment sur l'Egypte. Mais les Croisades (1095 -1270) allaient souder l'unité religieuse autour de l'orthodoxie sunnite. Et il a fallu attendre le XVIe siècle pour voir naître un Etat chiite iranien avec les Séfévides (1501-1736).
Le Maghreb berbère eut également à connaître du chiisme. Non pas parce qu'il avait accueilli au Maroc après 786 Idriss I, descendant d'Ali, rescapé d'un massacre abbasside, mais parce qu'il avait prêté main-forte aux Fatimides. Il tendit aussi l'oreille au Kharijisme égalitaire avant de choisir définitivement le sunnisme. Cependant, c'est sur les franges de ce grand mouvement « Chou'oubiya » (nationalisme ethnique ou culturel) qui s'empara de l'Islam (supra) que le Maghreb donna naissance à deux grands Califats berbères, tout à fait indépendants du Machrek : les Almoravides (XIe siècle) et les Almohades (XIIe et XIIIе siècles). Ce sont eux qui ont imprimé au Maghreb son visage sunnite malekite actuel, à l'ombre duquel fut élaborée l'une des plus brillantes civilisations de l'Occident musulman. Elle s'est exprimée aussi bien à Marrakech, Fès, Tlemcen ou Kairouan qu'à Cordoue, Seville ou Grenade [5]. Emboîtant le pas au Maghreb, les grands empires noirs du Soudan, de Ghana et du Mali atteignirent leur apogée au xive siècle [6]. En Asie, il faut rappeler la puissance Seljukide et les « Empires » mongols qui portèrent l'Islam non arabe jusqu'aux confins de la Chine [7].
Enfin, il faut terminer par l'Empire ottoman qui occupait une place à part. Dans le temps, il dura du XIIIе au XIXe siècle. Dans l'espace, notamment après la prise de Constantinople en 1453 (devenu Istanbul), il s'étendait « des portes de Vienne au Nil, de Bagdad à Tunis et Alger » [8]. Il est considéré par certains historiens, malgré des critiques bien justifiées, comme le dernier rempart politique de l'Islam. Avec son démembrement après 1829, le « panislamisme » qu'il ébaucha ne résista pas aux coups paradoxalement conjugués de la poussée coloniale occidentale et de l'« arabisme » (re)naissant. C'est sans doute la rupture la plus grave, salutaire peut-être, mais dont les prolongements contemporains semblent rejaillir négativement sur la permanence régulatrice de l'Islam.
c) Prolongements contemporains
Ce phénomène, qui semble provoquer, dans la conscience islamique, une crise de légitimité ayant pour corollaire une crise de légalité, a pourtant suscité, comme par le passé, des tentatives régulatrices plus ou moins significatives.
La crise de légitimité paraît avoir comme origine la domination coloniale. Celle-ci fut ressentie par les Musulmans comme une atteinte profonde aux finalités spirituelles et sociales de l'Islam. La mise entre parenthèses de leur Histoire et de leur personnalité culturelle accentua le refus d'une « légitimité » qui prend ses racines à l'étranger. Néanmoins l'Islam les a aidés « à subir leur condition sans déchéance. Il les a portés vers la sauvegarde et la reconquête de leur identité. Il fut enfin le résistant, le veilleur de nuit, l'intérimaire des nationalités » [9]. Mais c'est l'émiettement étatique qui s'en est suivi avec ses frontières artificielles humainement infranchissables qui, actuellement, paraît le plus perturber le psychisme unitaire de l'Islam. Non que les Musulmans rêvent à un Etat utopique uniforme, ce qui n'est d'ailleurs pas recommandable, mais ils aspirent à des ensembles interculturels, plus larges, mieux gérés et bien coordonnés, qui permettraient l'exercice de la solidarité islamique. D'autant que le morcellement de l'espace, hérité du colonialisme, ne répond, à leurs yeux, à aucune nécessité moderne susceptible d'améliorer, par sa finalité, la condition matérielle des hommes et leur épanouissement spirituel. En d'autres termes, une finalité qui pourrait justifier l'ijtihad (effort) et l'ijmaâ (consensus) pour « légitimer » une telle situation (supra, I). Celle-ci leur paraît donc, comme pour d'autres pays du Tiers Monde, de nature à accentuer leur dépendance vis-à-vis de l'extérieur et, partant, à rendre plus féroce la domination intérieure. Quant à la crise de légalité, constamment renouvelée, elle découle probablement de la situation précédente. Déjà l'Histoire politique islamique dont nous avons rappelé quelques traits caractéristiques est jalonnée de remises en cause permanentes. La transmission — de fait — d'un pouvoir, personnel ou oligarchique, n'avait été juridiquement maintenue en Terre d'Islam que dans des cas exceptionnels. C'est-à-dire dans la mesure où de telles dispositions pouvaient sauvegarder la paix civile et le bien-être collectif. Encore fallait-il qu'un partage aussi restreint de pouvoir pût prémunir des liens affectifs et du népotisme qui en découle. Et aussi de la corruption qui guette toute fonction publique : une désagrégation, une usure naturelle « qu'on ne peut ni éviter ni guérir » faisait remarquer Ibn Khaldoun il y a déjà six siècles [10]. D'autant que les sociétés islamiques n'ont jamais été à même — malgré l'excellence de leurs lois théoriques — de mettre sur pied des organismes de contrôle efficaces, susceptibles de juguler les abus de pouvoir et d'organiser ainsi les alternances (supra, ll.b). « Un gouvernement libre ne saurait se maintenir s'il n'est, par ses propres lois, capable de correction » disait Montesquieu. Mais il s'est toujours trouvé en Terre d'Islam, en tout temps et en tout lieu, des contestataires pour dénoncer les injustices, répondant ainsi à une obligation religieuse. « Cela entraîne dans les faits une alternance continuelle de compromis et de redressements ou remises à vif » écrit Jacques Berque sous l'énoncé évocateur « Effervescence et régulation » dans son dernier ouvrage, Ulémas, fondateurs insurgés du Maghreb : étude exhaustive, malgré son titre restrictif, valable évidemment pour l'ensemble de l'Islam, au Maghreb comme au Machrek [11].
C'est sans doute dans ce processus ancestral que paraissent s'inscrire les tendances régulatrices contemporaines. Elles semblent renouer avec la tradition « contestataire » de l'Islam que le réformisme musulman du xixe siècle (Islah) avait essayé de réinventer. A l'origine de ce mouvement : le salafisme qui prêchait le retour aux Sources (Salaf). Son initiateur fut un Afghan, Jamal-Ed-Dîne Al-Afghani ( 1839- 1897) relayé par son disciple égyptien, Mohammed Abdouh (1849-1905). Le salafisme eut pour postulat de libérer les pays musulmans du colonialisme externe et de les débarrasser de la domination interne. A ce titre, il incita à combattre le conservatisme stérile (taqlid) afin de lui substituer un modernisme novateur (tajdid). Démarche que permet la légitimité islamique grâce à l'« Ijtihad » ou « voie de l'effort », abandonnée depuis six siècles (supra, I.b). Le salafisme eut ainsi de profondes répercussions dans le monde de l'Islam. Il est à l'origine de la célèbre « Association des Frères musulman s » fondée en Egypte en 1927. Celle-ci semble avoir contribué au succès de la révolution nassérienne avant d'être théoriquement dissoute (infra, IV.b-c). Le salafisme eut aussi et surtout des conséquences quasi décisives sur la formation des nationalismes musulmans, notamment en Inde avec Iqbal et au Maghreb avec Ben Badis. Sur le plan interne, il fut le premier avec l'Egyptien Rachid Rida (m. 1935) à envisager l'organisation de l'« ijmaâ» ou « consensus général » en institution parlementaire (supra, I.c, et II.с). Mais le salafisme réformateur ne connut pas que des fortunes. Il fut combattu par des « clercs » conservateurs, par le colonialisme et par des gouvernements nationaux en place. Pourtant, selon un grand spécialiste du réformisme musulman, Ali Mérad, le salafisme ne dénonçait que l'obscurantisme des générations précédentes (Khalaf), dont l'Islam contemporain semble avoir hérité. Il le faisait par opposition à l'esprit éclairé des ancêtres (Salaf), d'où cette philosophie salafite [12]. Autrement dit «khalaf» signifierait un point de rupture et «Salaf», une régulation. Voilà qui peut rassurer. Mais les mouvements « islamistes » contradictoires que le salafisme a pu ou non inspirer, à l'heure actuelle, suscitent bien des interrogations.
a) Révolutions régulatrices
De la Mecque à Bagdad en passant par Médine et Damas, les premiers siècles de l'Islam paraissent riches en ruptures et régulations entre légitimité islamique et légalité étatique. La Révolution islamique du Prophète est née dès l'origine d'un refus systématique de la légalité étatique mecquoise et du modèle socio-économique qu'elle véhiculait. Aussi, le Prophète Mohammed s'est-il mis en situation d'une double rupture.
Dans le temps, il rompt avec la Jahilia des Arabes antéislamiques (période dite de l'Ignorance). Il combat leur idolâtrie religieuse, leur tribalisme politique et leur société jugée esclavagiste et sexiste. Ce qui, dans l'espace, l'oblige à quitter La Mecque pour Yathrib ou Médine. Il en fit la capitale du premier embryon de l'Etat musulman (ou Oummà). Ce fut l'Hégire (Expatriation) ou l'an I de l'Islam (622). Après les quatre premiers successeurs de Mohammed ou Califes « bien dirigés », la rupture de Siffîne et le transfert du siège de l'Etat musulman à Damas, semblent s'inscrire dans cette révolution régulatrice permanente qui ne va plus quitter l'Histoire politique de l'Islam (supra, l.a).
Avec les Omayades, premier Etat arabe édifié à Damas par Mo'awiya après 657, triomphent le sunnisme théorique et les libres discussions théologiques. Aussi, enregistre-t-on un ralliement massif de nouveaux convertis dont les chrétiens de Syrie et les Berbères du Maghreb, premiers conquérants de l'Espagne. Ce fut le début de la grande aventure civilisatrice de l'Islam. Mais deux faits d'importance capitale allaient rompre la légalité omayade et provoquer ainsi la chute de l'empire : l'instauration d'un ordre dynastique héréditaire au détriment de la légitimité sunnite dont ils se réclamaient; l'élimination physique à Kerbala en 680 de Houssein fils d'Ali, gendre du Prophète. Ce double défi eut pour corollaire une double opposition : celle d'autres sunnites qui veulent revenir à l'esprit électif de Siffîne, liés paradoxalement (ou objectivement !) à des chiites persans qui, eux, on le sait, défendent un imamat héréditaire devant revenir à la descendance d'Ali et de Fatima, fille du Prophète. De cette première alliance sunno-chiite ou irano-arabe allait naître non seulement l'un des plus grands empires de l'Histoire — les Abbasides — , mais aussi l'une des plus grandes aventures humaines, connue sous le nom de « Civilisation arabo-musulmane ».
Le califat abbaside, également arabe dans son essence, mais persan dans ses structures administratives, rompt avec l'environnement omayade de Damas et s'installe à Bagdad après 750. Il atteint son apogée avec deux illustres califes, Haroun Al-Rachid (786-809) et Al-Mamoun (813-833). La « Maison de la Sagesse » (Dar-al-Hikma) que ce dernier construisit à Bagdad réunissait des savants de toute conviction religieuse; non seulement Musulmans sunnites ou chiites, mais aussi chrétiens et juifs. Cette première symbiose, annonciatrice de la Cité andalouse, eut pour conséquence la traduction systématique en arabe des oeuvres helléniques, persanes, hindoues et chinoises. Elle permit ainsi l'élaboration d'une civilisation universelle, originale, intégrant sciences humaines et sciences de la nature. Et on peut affirmer sans aucune exagération que ce fut la première civilisation de l'époque. Pourtant, un tel essor ne doit pas faire oublier la faiblesse des derniers abbassides. Sur le plan social, le luxe de la cité urbaine contrastait avec la misère intolérable des faubourgs périphériques où s'entassaient artisans et ouvriers, ce qui alimentait des révoltes. Mais c'est surtout sur le plan politique que la rupture est flagrante. La domination de l'ethnie arabe, basée sur une hérédité étatique « légalisée » au détriment de la légitimité islamique déclenchait encore une série d'oppositions.
b) Changements et permanence
La nouvelle rupture réside donc dans un déplacement substantiel des centres de pouvoir qui, d'une dominance arabe, va s'ouvrir peu à peu aux peuples non arabes. Cette forte tendance à la Chou'ouhya (nationalisme ethnique ou culturel) qui s'est emparée du monde musulman dès la fin du xe siècle est également considérée comme l'un des traits caractéristiques de l'universalisme islamique, unitaire mais non uniforme : au Machrek, comme au Maghreb, en Asie comme ailleurs.
Au Machrek, ce sont surtout les chiites qui, à leur tour, vont connaître la grandeur du pouvoir et les servitudes pour y accéder [3]. Mais dans leur longue opposition, ils traversent plusieurs étapes. La première est une étape mystique qui eut pour origine l'assassinat de leur imam Houssein à Kerbala en 680 (supra, III. a). Il s'en est suivi une martyrologie d'une extrême diversité qu'il serait fastidieux d'aborder [4]. Rappelons seulement qu'elle change selon qu'il s'agit de tendances minoritaires, Ismaéliens, Druzes ou Zaïdites, ou bien de la tendance majoritaire des « Duodécimains » qui attendent toujours le retour de leur douzième Imam, disparu mystérieusement en 874 (l'Imam « caché »). La deuxième, plus active, est une étape combative d'une très grande intensité, que seule une minorité traquée est capable d'engendrer : un « jihad » au vrai sens du terme disent-ils. C'est au sein de différentes tendances chiites, notamment au xe siècle, que se sont développées de nombreuses organisations secrètes ayant parfois une coordination occulte, mais agissant de concert, sans se connaître : action militaire effectuée ponctuellement par des groupuscules armés, action politique consistant à noyauter l'Etat abbasside, action éducative propre à la formation idéologique, bref tout un dispositif de combat digne de grandes organisations révolutionnaires contemporaines. La troisième étape, enfin, relève plutôt d'un mûrissement politique. D'autant que la « légitimité islamique » du chiisme ne diffère guère du sunnisme quant aux fondements essentiels : Coran, Hadith, Ijmaâ (supra, l.c). Ce qui diffère chez les chiites c'est la conception du pouvoir qui échoit à l'Imam « caché », descendant d'Ali et de Fatima, et seul capable de transmettre le sens « secret » de la Révélation. Mais, en attendant ce retour messianique de l'Imam, un « lieutenant », désigné tacitement et non élu, pourrait s'y substituer. Cette forme de « légalité étatique » permit au chiisme à travers la dynastie fatimide (descendants de Fatima ?) d'asseoir une autorité politique au début du XIe siècle sur une partie du Maghreb, notamment sur l'Egypte. Mais les Croisades (1095 -1270) allaient souder l'unité religieuse autour de l'orthodoxie sunnite. Et il a fallu attendre le XVIe siècle pour voir naître un Etat chiite iranien avec les Séfévides (1501-1736).
Le Maghreb berbère eut également à connaître du chiisme. Non pas parce qu'il avait accueilli au Maroc après 786 Idriss I, descendant d'Ali, rescapé d'un massacre abbasside, mais parce qu'il avait prêté main-forte aux Fatimides. Il tendit aussi l'oreille au Kharijisme égalitaire avant de choisir définitivement le sunnisme. Cependant, c'est sur les franges de ce grand mouvement « Chou'oubiya » (nationalisme ethnique ou culturel) qui s'empara de l'Islam (supra) que le Maghreb donna naissance à deux grands Califats berbères, tout à fait indépendants du Machrek : les Almoravides (XIe siècle) et les Almohades (XIIe et XIIIе siècles). Ce sont eux qui ont imprimé au Maghreb son visage sunnite malekite actuel, à l'ombre duquel fut élaborée l'une des plus brillantes civilisations de l'Occident musulman. Elle s'est exprimée aussi bien à Marrakech, Fès, Tlemcen ou Kairouan qu'à Cordoue, Seville ou Grenade [5]. Emboîtant le pas au Maghreb, les grands empires noirs du Soudan, de Ghana et du Mali atteignirent leur apogée au xive siècle [6]. En Asie, il faut rappeler la puissance Seljukide et les « Empires » mongols qui portèrent l'Islam non arabe jusqu'aux confins de la Chine [7].
Enfin, il faut terminer par l'Empire ottoman qui occupait une place à part. Dans le temps, il dura du XIIIе au XIXe siècle. Dans l'espace, notamment après la prise de Constantinople en 1453 (devenu Istanbul), il s'étendait « des portes de Vienne au Nil, de Bagdad à Tunis et Alger » [8]. Il est considéré par certains historiens, malgré des critiques bien justifiées, comme le dernier rempart politique de l'Islam. Avec son démembrement après 1829, le « panislamisme » qu'il ébaucha ne résista pas aux coups paradoxalement conjugués de la poussée coloniale occidentale et de l'« arabisme » (re)naissant. C'est sans doute la rupture la plus grave, salutaire peut-être, mais dont les prolongements contemporains semblent rejaillir négativement sur la permanence régulatrice de l'Islam.
c) Prolongements contemporains
Ce phénomène, qui semble provoquer, dans la conscience islamique, une crise de légitimité ayant pour corollaire une crise de légalité, a pourtant suscité, comme par le passé, des tentatives régulatrices plus ou moins significatives.
La crise de légitimité paraît avoir comme origine la domination coloniale. Celle-ci fut ressentie par les Musulmans comme une atteinte profonde aux finalités spirituelles et sociales de l'Islam. La mise entre parenthèses de leur Histoire et de leur personnalité culturelle accentua le refus d'une « légitimité » qui prend ses racines à l'étranger. Néanmoins l'Islam les a aidés « à subir leur condition sans déchéance. Il les a portés vers la sauvegarde et la reconquête de leur identité. Il fut enfin le résistant, le veilleur de nuit, l'intérimaire des nationalités » [9]. Mais c'est l'émiettement étatique qui s'en est suivi avec ses frontières artificielles humainement infranchissables qui, actuellement, paraît le plus perturber le psychisme unitaire de l'Islam. Non que les Musulmans rêvent à un Etat utopique uniforme, ce qui n'est d'ailleurs pas recommandable, mais ils aspirent à des ensembles interculturels, plus larges, mieux gérés et bien coordonnés, qui permettraient l'exercice de la solidarité islamique. D'autant que le morcellement de l'espace, hérité du colonialisme, ne répond, à leurs yeux, à aucune nécessité moderne susceptible d'améliorer, par sa finalité, la condition matérielle des hommes et leur épanouissement spirituel. En d'autres termes, une finalité qui pourrait justifier l'ijtihad (effort) et l'ijmaâ (consensus) pour « légitimer » une telle situation (supra, I). Celle-ci leur paraît donc, comme pour d'autres pays du Tiers Monde, de nature à accentuer leur dépendance vis-à-vis de l'extérieur et, partant, à rendre plus féroce la domination intérieure. Quant à la crise de légalité, constamment renouvelée, elle découle probablement de la situation précédente. Déjà l'Histoire politique islamique dont nous avons rappelé quelques traits caractéristiques est jalonnée de remises en cause permanentes. La transmission — de fait — d'un pouvoir, personnel ou oligarchique, n'avait été juridiquement maintenue en Terre d'Islam que dans des cas exceptionnels. C'est-à-dire dans la mesure où de telles dispositions pouvaient sauvegarder la paix civile et le bien-être collectif. Encore fallait-il qu'un partage aussi restreint de pouvoir pût prémunir des liens affectifs et du népotisme qui en découle. Et aussi de la corruption qui guette toute fonction publique : une désagrégation, une usure naturelle « qu'on ne peut ni éviter ni guérir » faisait remarquer Ibn Khaldoun il y a déjà six siècles [10]. D'autant que les sociétés islamiques n'ont jamais été à même — malgré l'excellence de leurs lois théoriques — de mettre sur pied des organismes de contrôle efficaces, susceptibles de juguler les abus de pouvoir et d'organiser ainsi les alternances (supra, ll.b). « Un gouvernement libre ne saurait se maintenir s'il n'est, par ses propres lois, capable de correction » disait Montesquieu. Mais il s'est toujours trouvé en Terre d'Islam, en tout temps et en tout lieu, des contestataires pour dénoncer les injustices, répondant ainsi à une obligation religieuse. « Cela entraîne dans les faits une alternance continuelle de compromis et de redressements ou remises à vif » écrit Jacques Berque sous l'énoncé évocateur « Effervescence et régulation » dans son dernier ouvrage, Ulémas, fondateurs insurgés du Maghreb : étude exhaustive, malgré son titre restrictif, valable évidemment pour l'ensemble de l'Islam, au Maghreb comme au Machrek [11].
C'est sans doute dans ce processus ancestral que paraissent s'inscrire les tendances régulatrices contemporaines. Elles semblent renouer avec la tradition « contestataire » de l'Islam que le réformisme musulman du xixe siècle (Islah) avait essayé de réinventer. A l'origine de ce mouvement : le salafisme qui prêchait le retour aux Sources (Salaf). Son initiateur fut un Afghan, Jamal-Ed-Dîne Al-Afghani ( 1839- 1897) relayé par son disciple égyptien, Mohammed Abdouh (1849-1905). Le salafisme eut pour postulat de libérer les pays musulmans du colonialisme externe et de les débarrasser de la domination interne. A ce titre, il incita à combattre le conservatisme stérile (taqlid) afin de lui substituer un modernisme novateur (tajdid). Démarche que permet la légitimité islamique grâce à l'« Ijtihad » ou « voie de l'effort », abandonnée depuis six siècles (supra, I.b). Le salafisme eut ainsi de profondes répercussions dans le monde de l'Islam. Il est à l'origine de la célèbre « Association des Frères musulman s » fondée en Egypte en 1927. Celle-ci semble avoir contribué au succès de la révolution nassérienne avant d'être théoriquement dissoute (infra, IV.b-c). Le salafisme eut aussi et surtout des conséquences quasi décisives sur la formation des nationalismes musulmans, notamment en Inde avec Iqbal et au Maghreb avec Ben Badis. Sur le plan interne, il fut le premier avec l'Egyptien Rachid Rida (m. 1935) à envisager l'organisation de l'« ijmaâ» ou « consensus général » en institution parlementaire (supra, I.c, et II.с). Mais le salafisme réformateur ne connut pas que des fortunes. Il fut combattu par des « clercs » conservateurs, par le colonialisme et par des gouvernements nationaux en place. Pourtant, selon un grand spécialiste du réformisme musulman, Ali Mérad, le salafisme ne dénonçait que l'obscurantisme des générations précédentes (Khalaf), dont l'Islam contemporain semble avoir hérité. Il le faisait par opposition à l'esprit éclairé des ancêtres (Salaf), d'où cette philosophie salafite [12]. Autrement dit «khalaf» signifierait un point de rupture et «Salaf», une régulation. Voilà qui peut rassurer. Mais les mouvements « islamistes » contradictoires que le salafisme a pu ou non inspirer, à l'heure actuelle, suscitent bien des interrogations.
IV. — Interrogations actuelles
Enfin, une dernière rupture mérite d'être évoquée. Comme les précédentes, elle appelle des régulations. Mais, contrairement à elles et pour la première fois sans doute, elle ne relève pas exclusivement des mécanismes internes de l'Islam. Celui-ci se trouve confronté à des modèles étrangers à son univers, tiraillé au demeurant entre un arabisme ancestral et son propre destin.
a) Islam et modèles étrangers
L'un des premiers courants étrangers qui s'est imposé à l'Islam est, bien entendu, le modèle capitaliste. Rejeté en bloc par les théories islamiques et les masses musulmanes, il est par contre entretenu par une minorité privilégiée, féodale ou affairiste. Celle-ci, tout en s'attachant aux cartels du profit, pourtant proscrits par l'Islam, s'accommode mal des implications laïques ou institutionnelles qu'entraîne généralement un système de libre entreprise. Mais le capitalisme est beaucoup trop lié à l'exploitation coloniale et à la domination interne pour qu'il puisse séduire définitivement les sociétés islamiques de base.
Le socialisme, en revanche, semble connaître diverses fortunes. Abstraction faite de l'athéisme marxiste condamné sans appel, le socialisme ne cesse d'inspirer bien des théories « islamiques ». Elles trouvent leur justification même dans le Coran. Par ses objectifs égalitaires, proches des fondements islamiques, il atteint les fibres sensibles de la conscience musulmane populaire. Aussi les perspectives qu'il ouvre font-elles l'objet de controverses et d'alter cations entre gouvernants et opposants lorsqu'il se trouve que les uns et les autres se réclament tous du socialisme. Mais, plus les premiers s'enfoncent dans la bureaucratie, plus les seconds s'entraînent à la révolution. C'est ce qui explique, peut-être, que le modèle socialiste ne semble encore, lui aussi, réussir nulle part en pays d'Islam, même lorsqu'il est baptisé « socialisme musulman ».
b) islam et arabisme
L'arabisme moderne emboîte le pas au socialisme. Comme lui, il s'inscrit dans le cadre de l'Islam. Mais, paradoxalement, il vit avec la légitimité islamique, une relation en dents de scie : tantôt neutre, tantôt conflictuelle, tantôt enfin symbiotique.
A l'origine de l'arabisme contemporain fut le parti Baâth (Résurrection arabe) fondé dans les années 40 par deux Syriens arabes, l'un chrétien, Michel Aflak, et l'autre musulman, Salah Bitar. Il s'inscrivait dans ce vaste mouvement nationaliste arabe qui, ayant combattu le panislamisme ottoman dominateur à la fin du xixe siècle, s'élevait aussi contre le colonialisme occidental. Bâti sur la base unitaire d'une communauté linguistique, essentiellement culturelle et non religieuse, le Baâth se proposait donc d'unifier les pays arabes ou plus précisément arabophones : « fondre tous les citoyens au creuset d'une nation unique et combattre toutes les fractions religieuses, communautaires, tribales, raciales ou régionales » [13]. Mais c'est surtout après 1952, avec la révolution nassérienne en Egypte, que l'arabisme atteindra son apogée théorique. Différent du Baâth, aussi bien dans sa forme que dans son contenu, l'arabisme nassérien reste cependant profondément arabiste. Comme le Baâth, il excluait les pays musulmans non arabes de sa vision unitaire qui englobe, en revanche, tous les Arabes (musulmans et chrétiens). C'est la « Ôroba » (arabité), notion culturelle qui dépasse la « Qawmiya » (arabisme), notion purement politique.
Cette vision nassérienne n'est pas entièrement celle de Kadhafi, considéré, à tort ou à raison, comme l'héritier doctrinal de Nasser. Or Kadhafi, contrairement à Nasser, paraît exclure les Arabes chrétiens de son arabisme, comme il semble bannir les Musulmans non arabes de son islamisme (infra). Pour lui, l'arabisme comme l'arabité supposent Pislamité, et sans doute inversement. C'est-à-dire qu'il faut être arabe et musulman à la fois. Mais l'un des traits caractéristiques — commun aux trois arabismes — c'est qu'ils se réfèrent tous à l'Islam d'une manière générale comme donnée essentielle de l'arabité. Et s'ils combattent durement les « Intégristes » musulmans qu'on appelle aussi « fondamentalistes » ou « islamistes » comme les « Frères musulmans », c'est, à leurs yeux, en tant que mouvements politiques en désaccord avec l'arabisme et le nationalisme arabe. Ainsi, le vieux conflit entre panarabisme et panislamisme peut resurgir à tout moment sur le terrain si sensible de 1'isíamisme universaliste et des arabismes nationaux.
Certains islamistes, arabophones ou non, considèrent, en effet, l'arabisme comme un projet réducteur. Ils reprochent aux Arabes leurs divisions ancestrales et « leurs tribalismes légendaires ». D'autres font remonter la faille de l'arabisme à l'époque du Prophète où Mohammed prit le parti de rompre avec les siens pour se mettre au niveau de l’universalisme islamique dont il est l'initiateur (supra, III.a). Ils invoquent parfois les arguments de grands penseurs arabes et musulmans dont Ibn Khaldoun, par exemple, qui, entre autres, disait des Arabes, il y a déjà six siècles, qu' « ils veulent tous commander il ;en résulte une multitude d'émirs et de potentats qui tondent à qui mieux mieux, les contribuables » [14]. De là à leur attribuer la responsabilité historique du colonialisme et la défaite de Palestine, il n'y a qu'un pas que certains — même parmi les non-« islamistes » — franchissent sans ménagement. Ces accusations atteignent leurs paroxysmes avec la tragédie libano-palestinienne de l'été 1982. Dans de nombreux organes de presse on découvre pour la première fois des termes comme « lâcheté », voire « trahison » de l'arabisme, même dans les propos de Ben Bella (lue Monde du 7 août 1982). « Derrière tous les Palestiniens, il y a tous les Arabes et... l'équipe du Mundial» écrit un philosophe libanais, René Habachi, faisant allusion à cette « surprenante paralysie du monde arabe » (Paul Balta) qui semblait beaucoup plus préoccupé par les compétitions « sportives » de Madrid que du drame libano-palestinien (Le Monde, 1er et 22 juillet 1982). Même le fameux front de la « fermeté » s'était singulièrement ramolli. « J'ai honte de me dire arabe. Où sont nos hommes ? Où est notre honneur ? Noyé par les champs de pétrole et les pétrodollars ! » écrit non sans émotions, au même moment, une universitaire arabe (Le Monde du 24 juin 1982). Mais, il y a déjà un demi-siècle, un poète libanais, Khalil Gibran (m. 1931), tenait des propos d'une brûlante actualité. Il critiquait ainsi la société arabe, non libérée, ni d'elle-même, ni du colonialisme : « Je vous aimais, enfants de ma mère, et l'amour me porta préjudice et ne vous fut point utile (...). Et maintenant je ris de vos douleurs (...). Que celui qui désire voir... qu'il se rende aux maisons des riches ou (régnent) le factice, le mensonge et l'hypocrisie... Ou qu'il se rende aux maisons des pauvres où (régnent) la frayeur, la lâcheté et l'ignorance / Vos corps grelottent entre les dents des tyrans et des sanguinaires; et votre pays s'ébranle sous les pas des ennemis et des conquérants. Qu'espérez-vous donc en vous tenant ainsi en face du soleil ? (...). Vous êtes nés vieillards impuissants! » [15].
Mais, en deçà et au-delà de ces mises à l'épreuve de l'arabisme, salutaires sans doute pour un examen de conscience, il ne faut pas perdre de vue que c'est au sein de l'arabisme, et plus particulièrement dans la mouvance de son versant culturel — l'arabité — , que s'est réalisée, en parfaite symbiose avec l'Islam, l'une des plus grandes civilisations du monde (supra, III.a-b). Que c'est encore au sein de l'arabité qu'a vu le jour au XIXe siècle la « Nahda » (Renaissance humaniste arabe), oeuvre commune de tous les Arabes, musulmans et chrétiens. Que c'est enfin dans une symbiose arabo-musulmane qu'ont été menées et se mènent encore les luttes les plus dures pour la libération, y compris la lutte du peuple palestinien. La réconciliation spectaculaire, le 9 septembre 1982, au Sommet arabe de Fès est considérée comme un témoignage caractéristique. Mais il n'en reste pas moins vrai également que c'est peut-être au sein de l'« islamité », comme phénomène régulateur ancestral (supra), que va s'opérer une autre Renaissance. Pour beaucoup d'observateur la stragédie de Beyrouth consacre la fin de l'arabisme au bénéfice, non pas de « l'islamité », mais peut-être même de l’« islamisme ». Aussi, l’islamité, en tant que phénomène spirituel et culturel dans tous ses aspects, politiques, économiques et sociaux, ne va-t-elle pas se trouver elle-même, aux prises avec l’islamisme, phénomène supposé réducteur, mais jugé plus militant.
c) Islam et « islamisme »
Le terme Islam en soi, reste souvent mal perçu, car il couvre des réalités religieuses, sociologiques, politiques et culturelles très complexes [16]. Mais, par rapport à l'« islamisme », nous lui conservons, pour simplifier, sa double expression, spirituelle et temporelle adoptée jusqu'ici. D'où se dégage d'ailleurs une double obligation : la légitimité théorique et son corollaire pratique, la légalité (supra, I et II). Les ruptures et régulations entraînées en permanence par son mécanisme interne depuis les origines, paraissent se vérifier actuellement avec ou contre des idéologies étrangères, en conflit ou en symbiose avec l'arabisme. L’islamisme, en revanche, est une manifestation ancienne ou contemporaine qui s'exprime à travers différents ordres étatiques ou mouvements sociopolitiques indépendants, se référant tous à l'Islam et à son caractère spirituel. Ils sont familièrement désignés par « intégrisme » ou académiquement qualifiés de « fondamentalisme ». Aussi, dans ce maquis de termes, l'Islam apparaît-il, à travers ses expressions islamistes, tantôt conservateur, tantôt réformiste et tantôt militant.
L’islamisme conservateur semble avoir vécu et vit encore à l'ombre de l'Etat : que celui-ci se réclame de la religion, du capitalisme ou du socialisme. L'islamisme conservateur a été également et il est encore le fait de corporations « religieuses » en mal de suivre les transformations du monde qui, d'une époque à l'autre, changent de fond en comble les données matérielles et culturelles, sans pour autant atteindre le psychisme humain. C'est le propre de toute collectivité ou du moins d'une partie d'entre elle. Nous le constatons, chaque jour, même dans les sociétés « avancées » où l'on parle de « blocage » sociologique chaque fois qu'une découverte vient bousculer les habitudes.C'est une loi de l'inertie qui conduit à la désagrégation. Et les sociétés islamiques, comme toutes les sociétés humaines, n'échappent point à cette règle. Si l'on ajoute à une telle constatation, la condition intolérable qui en découle pour l'Homme, l'on comprendra toutes les tensions qui peuvent agiter le monde musulman. C'est le réformisme qui constitue une soupape de sûreté, sans laquelle tout édifice s'écroule. Il existe donc un islamisme réformiste, plus ou moins partagé. Mais le conservatisme stérile interne et l'irruption d'idéologies étrangères mal assimilées — même dans des aires culturelles qui leur ont donné le jour — se sont fait des alliés objectifs déstructurants, allant à l'encontre de toute évolution. Ils provoquent ainsi au sein de l'Islam, tantôt une résistance « refuge », tantôt une action militante qui ne préjuge pas toujours de ses résultats. Ceux-ci peuvent être, comme toute tentative humaine, négatifs ou concluants.
L’islamisme militant paraît donc s'inscrire dans l'Histoire de l'Islam. Il est parfois révolutionnaire, souvent progressiste, mais il lui arrive aussi de tomber paradoxalement dans l'obscurantisme pur et simple. Il émerge, sous des formes diverses, au niveau de certains Etats, mais aussi et surtout à travers des mouvements sociopolitiques indépendants se réclamant explicitement ou implicitement de la religion.
Au niveau des Etats, il serait significatif de rappeler les deux seuls exemples de l'islamisme militant connus jusqu'ici : l'Iran de Khomeiny et la Libye de Kadhafi, que le hasard, et peut-être la nécessité, ont fait naître, l'un sur une terre chiite non arabe et l'autre sur une terre sunnite arabe. Aussi l'islamisme de Khomeiny est-il foncièrement contre l'arabisme tout en se défendant d'être anti-arabe, ce qui peut se concevoir. Il estime donc incarner la mission universaliste de l'Islam qui n'opère aucune distinction entre Arabes et non-Arabes « si ce n'est par les bonnes oeuvres » dit le Coran. Tandis que l'islamisme de Kadhafi se fond et se confond avec l'arabisme. Il interprète à sa façon le verset coranique « vous êtes la meilleure communauté donnée en exemple aux Hommes » dissolvant la notion de « Oumma » (Communauté) — propre à l'Islam — dans un concept restrictif arabiste. Pour lui, il s'agit de la Communauté arabe (Oumma al-arabiya) et non de la Communauté musulmane (Oumma al-Islamiya) tout entière. Sur le plan doctrinal, l'islamisme de Khomeiny semble émerger du fond des âges et du martyrisme imamite. Il secoua d'abord le joug de ses tyrans — comme il l'avait déjà fait (supra, III.b) — sans se douter pour autant qu'il risquait de leur emboîter le pas. Il se distingue par un retour pur et simple à sa théorie chiite originelle faisant de l'Imam « caché » la source de la Loi. En attendant la réapparition de ce dernier, un ayatollah suprême, désigné par consensus explicite ou implicite peut se substituer à lui. Mais l'islamisme khomeinyte ne remet en cause ni le Coran, ni les Hadiths, ni L’ijmaâ (supra, I. c). Quant à l'islamisme kadhafite, toujours sur le plan doctrinal, il s'inscrit dans la méthode sunnite originelle de remise à vif et de régulation. Mais il rompt radicalement avec le sunnisme en déniant toute valeur de légitimité aux sources élaborées jusqu'ici, y compris les Hadiths du Prophète (supra, l.c). Pour lui le Coran est la seule source de légitimité spirituelle (Charia) et le Uvre vert qu'il élabora lui-même, la source de légalité temporelle (supra, II. c). Il s'agit, dit-il, d'une « Troisième Voie » qui s'offre désormais à tous les Hommes (ou Troisième Théorie). Quant aux aspects idéologiques des deux islamismes, ils ne présentent guère de différence. C'est un trait de caractère commun au khomeinysme et au kadhafisme. Il s'agit dans un cas, comme dans l'autre, de combattre les idéologies étrangères « ravageuses ». Il faut aussi mener à bien la lutte pour le développement non seulement matériel, mais aussi spirituel et mental. A cette fin, les méthodes diffèrent cependant. Le khomeinysme, né d'une révolution brutale, subit les contrecoups historiques observés dans toutes les situations révolutionnaires : enthousiasme débordant, ferveur « religieuse » (ou idéologique !) et aussi excès de toute sorte. L'Histoire, d'ailleurs, a enregistré des témoignages analogues : depuis la France libérale de 1789 à la révolution culturelle chinoise en passant par le communisme de 191 7. Le kadhafisme, en revanche, engendré par une révolution dite « en douceur », semble emprunter ses méthodes mobilisatrices à des démocraties populaires. Méthodes qui, toute proportion gardée, rappellent singulièrement la Chine maoïste.
Enfin, revenons à l'islamisme militant non étatique. Deux exemples caractéristiques : l'un, organisé, emprunté au Machrek et l'autre, « marginal », emprunté au Maghreb. L'exemple machrekin qui s'impose est sans doute celui des « Frères musulmans » d'Egypte et de Syrie. D'obédience spirituelle sunnite, les « Frères » sont soutenus — sans paradoxes idéologiques — par la révolution iranienne chiite. Mais ils sont combattus par tous les arabismes nés, comme eux, sur des terres sunnites. La répression qui les frappe durement est menée tout aussi bien par le Baâth syrien ou irakien, que par l'Egypte nassérienne ou après nassérienne, tout comme enfin par l'arabisme totalisant de Kadhafi. Comme on le sait, les « Frères musulmans » est un mouvement panislamiste qui prend ses racines dans le « salafisme » (supra, III. c). Mais, à l'inverse de ce dernier, les « Frères » paraissent se modeler en permanence sur les exigences de l'actualité. Ce courant semble avoir même « des revendications révolutionnaires par rapport à l'état actuel et antérieur des sociétés et des régimes, et il prône souvent un socialisme qu'il veut véritable, c'est-à-dire, selon lui, islamique » écrit Olivier Carré [17]. A l'autre extrême du monde arabo-musulman, on trouve des exemples maghrébins. Mais l'islamisme militant non étatique au Maghreb n'est pas organisé. Il est l'émanation d'une multitude d'associations non reconnues, plus ou moins marginalisées par l'islamisme officiel. L'une d'elles paraît significative. Elle est située au Maroc et s'exprime à travers une revue al-jamaâ (consensus populaire) animée par Abdesselam Yassine : un saint homme, en fait, très averti des convulsions économiques, sociales et politiques qui agitent ce bas monde. Ancien directeur d'Ecole normale, il est considéré par des pédagogues maghrébins comme un grand éducateur. Par ses connaissances et ses origines de Souss la « savante » (al-alima), Yassine apparaît aussi comme l'un des continuateurs lointains de cette lignée des « Ulémas, fondateurs, insurgés, du Maghreb » dont parle Jacques Berque (supra, Ill.c). « On se demande où apparaissent les aspects de l'Islam dans notre vie. Est-ce dans les lois despotiques qui nous gouvernent ou dans notre système économique qui a fait sienne la politique d'appauvrir le pauvre et d'enrichir les riches... ? » dit Yassine qui dénonce aussi, explicitement ou implicitement, la monopolisation officielle de l'Islam dans n'importe quel régime, conservateur ou révolutionnaire. Il pose ainsi « la question de la légitimité du pouvoir. Car, dit-il, les régimes font de leur mieux pour faire croire qu'ils sont de droit divin, de droit révolutionnaire, de droit prophétique» [18]. « Toute idéologie érigée en idéologie d'Etat (...) constitue un frein au progrès scientifique, politique, social et même technique » écrira, par ailleurs, Maxime Rodinson qui semble inclure dans cette appréciation toute philosophie, d'essence spirituelle ou matérialiste, dont la mise en œuvre intellectuelle ou pratique est réservée aux seuls interprètes officiels [19].
Ce tableau, qui est loin d'être exhaustif, montre à quel point les interrogations actuelles peuvent être diverses et complexes. De la légitimité théorique aux légalités étatiques, des ruptures aux régulations, l'Islam, comme idéologie, se singularise-t-il par des mécanismes internes, propres à favoriser des résurgences cycliques de sa fonction politique ? Non seulement au niveau de l'Etat, mais aussi et surtout à la base [20].
a) Islam et modèles étrangers
L'un des premiers courants étrangers qui s'est imposé à l'Islam est, bien entendu, le modèle capitaliste. Rejeté en bloc par les théories islamiques et les masses musulmanes, il est par contre entretenu par une minorité privilégiée, féodale ou affairiste. Celle-ci, tout en s'attachant aux cartels du profit, pourtant proscrits par l'Islam, s'accommode mal des implications laïques ou institutionnelles qu'entraîne généralement un système de libre entreprise. Mais le capitalisme est beaucoup trop lié à l'exploitation coloniale et à la domination interne pour qu'il puisse séduire définitivement les sociétés islamiques de base.
Le socialisme, en revanche, semble connaître diverses fortunes. Abstraction faite de l'athéisme marxiste condamné sans appel, le socialisme ne cesse d'inspirer bien des théories « islamiques ». Elles trouvent leur justification même dans le Coran. Par ses objectifs égalitaires, proches des fondements islamiques, il atteint les fibres sensibles de la conscience musulmane populaire. Aussi les perspectives qu'il ouvre font-elles l'objet de controverses et d'alter cations entre gouvernants et opposants lorsqu'il se trouve que les uns et les autres se réclament tous du socialisme. Mais, plus les premiers s'enfoncent dans la bureaucratie, plus les seconds s'entraînent à la révolution. C'est ce qui explique, peut-être, que le modèle socialiste ne semble encore, lui aussi, réussir nulle part en pays d'Islam, même lorsqu'il est baptisé « socialisme musulman ».
b) islam et arabisme
L'arabisme moderne emboîte le pas au socialisme. Comme lui, il s'inscrit dans le cadre de l'Islam. Mais, paradoxalement, il vit avec la légitimité islamique, une relation en dents de scie : tantôt neutre, tantôt conflictuelle, tantôt enfin symbiotique.
A l'origine de l'arabisme contemporain fut le parti Baâth (Résurrection arabe) fondé dans les années 40 par deux Syriens arabes, l'un chrétien, Michel Aflak, et l'autre musulman, Salah Bitar. Il s'inscrivait dans ce vaste mouvement nationaliste arabe qui, ayant combattu le panislamisme ottoman dominateur à la fin du xixe siècle, s'élevait aussi contre le colonialisme occidental. Bâti sur la base unitaire d'une communauté linguistique, essentiellement culturelle et non religieuse, le Baâth se proposait donc d'unifier les pays arabes ou plus précisément arabophones : « fondre tous les citoyens au creuset d'une nation unique et combattre toutes les fractions religieuses, communautaires, tribales, raciales ou régionales » [13]. Mais c'est surtout après 1952, avec la révolution nassérienne en Egypte, que l'arabisme atteindra son apogée théorique. Différent du Baâth, aussi bien dans sa forme que dans son contenu, l'arabisme nassérien reste cependant profondément arabiste. Comme le Baâth, il excluait les pays musulmans non arabes de sa vision unitaire qui englobe, en revanche, tous les Arabes (musulmans et chrétiens). C'est la « Ôroba » (arabité), notion culturelle qui dépasse la « Qawmiya » (arabisme), notion purement politique.
Cette vision nassérienne n'est pas entièrement celle de Kadhafi, considéré, à tort ou à raison, comme l'héritier doctrinal de Nasser. Or Kadhafi, contrairement à Nasser, paraît exclure les Arabes chrétiens de son arabisme, comme il semble bannir les Musulmans non arabes de son islamisme (infra). Pour lui, l'arabisme comme l'arabité supposent Pislamité, et sans doute inversement. C'est-à-dire qu'il faut être arabe et musulman à la fois. Mais l'un des traits caractéristiques — commun aux trois arabismes — c'est qu'ils se réfèrent tous à l'Islam d'une manière générale comme donnée essentielle de l'arabité. Et s'ils combattent durement les « Intégristes » musulmans qu'on appelle aussi « fondamentalistes » ou « islamistes » comme les « Frères musulmans », c'est, à leurs yeux, en tant que mouvements politiques en désaccord avec l'arabisme et le nationalisme arabe. Ainsi, le vieux conflit entre panarabisme et panislamisme peut resurgir à tout moment sur le terrain si sensible de 1'isíamisme universaliste et des arabismes nationaux.
Certains islamistes, arabophones ou non, considèrent, en effet, l'arabisme comme un projet réducteur. Ils reprochent aux Arabes leurs divisions ancestrales et « leurs tribalismes légendaires ». D'autres font remonter la faille de l'arabisme à l'époque du Prophète où Mohammed prit le parti de rompre avec les siens pour se mettre au niveau de l’universalisme islamique dont il est l'initiateur (supra, III.a). Ils invoquent parfois les arguments de grands penseurs arabes et musulmans dont Ibn Khaldoun, par exemple, qui, entre autres, disait des Arabes, il y a déjà six siècles, qu' « ils veulent tous commander il ;en résulte une multitude d'émirs et de potentats qui tondent à qui mieux mieux, les contribuables » [14]. De là à leur attribuer la responsabilité historique du colonialisme et la défaite de Palestine, il n'y a qu'un pas que certains — même parmi les non-« islamistes » — franchissent sans ménagement. Ces accusations atteignent leurs paroxysmes avec la tragédie libano-palestinienne de l'été 1982. Dans de nombreux organes de presse on découvre pour la première fois des termes comme « lâcheté », voire « trahison » de l'arabisme, même dans les propos de Ben Bella (lue Monde du 7 août 1982). « Derrière tous les Palestiniens, il y a tous les Arabes et... l'équipe du Mundial» écrit un philosophe libanais, René Habachi, faisant allusion à cette « surprenante paralysie du monde arabe » (Paul Balta) qui semblait beaucoup plus préoccupé par les compétitions « sportives » de Madrid que du drame libano-palestinien (Le Monde, 1er et 22 juillet 1982). Même le fameux front de la « fermeté » s'était singulièrement ramolli. « J'ai honte de me dire arabe. Où sont nos hommes ? Où est notre honneur ? Noyé par les champs de pétrole et les pétrodollars ! » écrit non sans émotions, au même moment, une universitaire arabe (Le Monde du 24 juin 1982). Mais, il y a déjà un demi-siècle, un poète libanais, Khalil Gibran (m. 1931), tenait des propos d'une brûlante actualité. Il critiquait ainsi la société arabe, non libérée, ni d'elle-même, ni du colonialisme : « Je vous aimais, enfants de ma mère, et l'amour me porta préjudice et ne vous fut point utile (...). Et maintenant je ris de vos douleurs (...). Que celui qui désire voir... qu'il se rende aux maisons des riches ou (régnent) le factice, le mensonge et l'hypocrisie... Ou qu'il se rende aux maisons des pauvres où (régnent) la frayeur, la lâcheté et l'ignorance / Vos corps grelottent entre les dents des tyrans et des sanguinaires; et votre pays s'ébranle sous les pas des ennemis et des conquérants. Qu'espérez-vous donc en vous tenant ainsi en face du soleil ? (...). Vous êtes nés vieillards impuissants! » [15].
Mais, en deçà et au-delà de ces mises à l'épreuve de l'arabisme, salutaires sans doute pour un examen de conscience, il ne faut pas perdre de vue que c'est au sein de l'arabisme, et plus particulièrement dans la mouvance de son versant culturel — l'arabité — , que s'est réalisée, en parfaite symbiose avec l'Islam, l'une des plus grandes civilisations du monde (supra, III.a-b). Que c'est encore au sein de l'arabité qu'a vu le jour au XIXe siècle la « Nahda » (Renaissance humaniste arabe), oeuvre commune de tous les Arabes, musulmans et chrétiens. Que c'est enfin dans une symbiose arabo-musulmane qu'ont été menées et se mènent encore les luttes les plus dures pour la libération, y compris la lutte du peuple palestinien. La réconciliation spectaculaire, le 9 septembre 1982, au Sommet arabe de Fès est considérée comme un témoignage caractéristique. Mais il n'en reste pas moins vrai également que c'est peut-être au sein de l'« islamité », comme phénomène régulateur ancestral (supra), que va s'opérer une autre Renaissance. Pour beaucoup d'observateur la stragédie de Beyrouth consacre la fin de l'arabisme au bénéfice, non pas de « l'islamité », mais peut-être même de l’« islamisme ». Aussi, l’islamité, en tant que phénomène spirituel et culturel dans tous ses aspects, politiques, économiques et sociaux, ne va-t-elle pas se trouver elle-même, aux prises avec l’islamisme, phénomène supposé réducteur, mais jugé plus militant.
c) Islam et « islamisme »
Le terme Islam en soi, reste souvent mal perçu, car il couvre des réalités religieuses, sociologiques, politiques et culturelles très complexes [16]. Mais, par rapport à l'« islamisme », nous lui conservons, pour simplifier, sa double expression, spirituelle et temporelle adoptée jusqu'ici. D'où se dégage d'ailleurs une double obligation : la légitimité théorique et son corollaire pratique, la légalité (supra, I et II). Les ruptures et régulations entraînées en permanence par son mécanisme interne depuis les origines, paraissent se vérifier actuellement avec ou contre des idéologies étrangères, en conflit ou en symbiose avec l'arabisme. L’islamisme, en revanche, est une manifestation ancienne ou contemporaine qui s'exprime à travers différents ordres étatiques ou mouvements sociopolitiques indépendants, se référant tous à l'Islam et à son caractère spirituel. Ils sont familièrement désignés par « intégrisme » ou académiquement qualifiés de « fondamentalisme ». Aussi, dans ce maquis de termes, l'Islam apparaît-il, à travers ses expressions islamistes, tantôt conservateur, tantôt réformiste et tantôt militant.
L’islamisme conservateur semble avoir vécu et vit encore à l'ombre de l'Etat : que celui-ci se réclame de la religion, du capitalisme ou du socialisme. L'islamisme conservateur a été également et il est encore le fait de corporations « religieuses » en mal de suivre les transformations du monde qui, d'une époque à l'autre, changent de fond en comble les données matérielles et culturelles, sans pour autant atteindre le psychisme humain. C'est le propre de toute collectivité ou du moins d'une partie d'entre elle. Nous le constatons, chaque jour, même dans les sociétés « avancées » où l'on parle de « blocage » sociologique chaque fois qu'une découverte vient bousculer les habitudes.C'est une loi de l'inertie qui conduit à la désagrégation. Et les sociétés islamiques, comme toutes les sociétés humaines, n'échappent point à cette règle. Si l'on ajoute à une telle constatation, la condition intolérable qui en découle pour l'Homme, l'on comprendra toutes les tensions qui peuvent agiter le monde musulman. C'est le réformisme qui constitue une soupape de sûreté, sans laquelle tout édifice s'écroule. Il existe donc un islamisme réformiste, plus ou moins partagé. Mais le conservatisme stérile interne et l'irruption d'idéologies étrangères mal assimilées — même dans des aires culturelles qui leur ont donné le jour — se sont fait des alliés objectifs déstructurants, allant à l'encontre de toute évolution. Ils provoquent ainsi au sein de l'Islam, tantôt une résistance « refuge », tantôt une action militante qui ne préjuge pas toujours de ses résultats. Ceux-ci peuvent être, comme toute tentative humaine, négatifs ou concluants.
L’islamisme militant paraît donc s'inscrire dans l'Histoire de l'Islam. Il est parfois révolutionnaire, souvent progressiste, mais il lui arrive aussi de tomber paradoxalement dans l'obscurantisme pur et simple. Il émerge, sous des formes diverses, au niveau de certains Etats, mais aussi et surtout à travers des mouvements sociopolitiques indépendants se réclamant explicitement ou implicitement de la religion.
Au niveau des Etats, il serait significatif de rappeler les deux seuls exemples de l'islamisme militant connus jusqu'ici : l'Iran de Khomeiny et la Libye de Kadhafi, que le hasard, et peut-être la nécessité, ont fait naître, l'un sur une terre chiite non arabe et l'autre sur une terre sunnite arabe. Aussi l'islamisme de Khomeiny est-il foncièrement contre l'arabisme tout en se défendant d'être anti-arabe, ce qui peut se concevoir. Il estime donc incarner la mission universaliste de l'Islam qui n'opère aucune distinction entre Arabes et non-Arabes « si ce n'est par les bonnes oeuvres » dit le Coran. Tandis que l'islamisme de Kadhafi se fond et se confond avec l'arabisme. Il interprète à sa façon le verset coranique « vous êtes la meilleure communauté donnée en exemple aux Hommes » dissolvant la notion de « Oumma » (Communauté) — propre à l'Islam — dans un concept restrictif arabiste. Pour lui, il s'agit de la Communauté arabe (Oumma al-arabiya) et non de la Communauté musulmane (Oumma al-Islamiya) tout entière. Sur le plan doctrinal, l'islamisme de Khomeiny semble émerger du fond des âges et du martyrisme imamite. Il secoua d'abord le joug de ses tyrans — comme il l'avait déjà fait (supra, III.b) — sans se douter pour autant qu'il risquait de leur emboîter le pas. Il se distingue par un retour pur et simple à sa théorie chiite originelle faisant de l'Imam « caché » la source de la Loi. En attendant la réapparition de ce dernier, un ayatollah suprême, désigné par consensus explicite ou implicite peut se substituer à lui. Mais l'islamisme khomeinyte ne remet en cause ni le Coran, ni les Hadiths, ni L’ijmaâ (supra, I. c). Quant à l'islamisme kadhafite, toujours sur le plan doctrinal, il s'inscrit dans la méthode sunnite originelle de remise à vif et de régulation. Mais il rompt radicalement avec le sunnisme en déniant toute valeur de légitimité aux sources élaborées jusqu'ici, y compris les Hadiths du Prophète (supra, l.c). Pour lui le Coran est la seule source de légitimité spirituelle (Charia) et le Uvre vert qu'il élabora lui-même, la source de légalité temporelle (supra, II. c). Il s'agit, dit-il, d'une « Troisième Voie » qui s'offre désormais à tous les Hommes (ou Troisième Théorie). Quant aux aspects idéologiques des deux islamismes, ils ne présentent guère de différence. C'est un trait de caractère commun au khomeinysme et au kadhafisme. Il s'agit dans un cas, comme dans l'autre, de combattre les idéologies étrangères « ravageuses ». Il faut aussi mener à bien la lutte pour le développement non seulement matériel, mais aussi spirituel et mental. A cette fin, les méthodes diffèrent cependant. Le khomeinysme, né d'une révolution brutale, subit les contrecoups historiques observés dans toutes les situations révolutionnaires : enthousiasme débordant, ferveur « religieuse » (ou idéologique !) et aussi excès de toute sorte. L'Histoire, d'ailleurs, a enregistré des témoignages analogues : depuis la France libérale de 1789 à la révolution culturelle chinoise en passant par le communisme de 191 7. Le kadhafisme, en revanche, engendré par une révolution dite « en douceur », semble emprunter ses méthodes mobilisatrices à des démocraties populaires. Méthodes qui, toute proportion gardée, rappellent singulièrement la Chine maoïste.
Enfin, revenons à l'islamisme militant non étatique. Deux exemples caractéristiques : l'un, organisé, emprunté au Machrek et l'autre, « marginal », emprunté au Maghreb. L'exemple machrekin qui s'impose est sans doute celui des « Frères musulmans » d'Egypte et de Syrie. D'obédience spirituelle sunnite, les « Frères » sont soutenus — sans paradoxes idéologiques — par la révolution iranienne chiite. Mais ils sont combattus par tous les arabismes nés, comme eux, sur des terres sunnites. La répression qui les frappe durement est menée tout aussi bien par le Baâth syrien ou irakien, que par l'Egypte nassérienne ou après nassérienne, tout comme enfin par l'arabisme totalisant de Kadhafi. Comme on le sait, les « Frères musulmans » est un mouvement panislamiste qui prend ses racines dans le « salafisme » (supra, III. c). Mais, à l'inverse de ce dernier, les « Frères » paraissent se modeler en permanence sur les exigences de l'actualité. Ce courant semble avoir même « des revendications révolutionnaires par rapport à l'état actuel et antérieur des sociétés et des régimes, et il prône souvent un socialisme qu'il veut véritable, c'est-à-dire, selon lui, islamique » écrit Olivier Carré [17]. A l'autre extrême du monde arabo-musulman, on trouve des exemples maghrébins. Mais l'islamisme militant non étatique au Maghreb n'est pas organisé. Il est l'émanation d'une multitude d'associations non reconnues, plus ou moins marginalisées par l'islamisme officiel. L'une d'elles paraît significative. Elle est située au Maroc et s'exprime à travers une revue al-jamaâ (consensus populaire) animée par Abdesselam Yassine : un saint homme, en fait, très averti des convulsions économiques, sociales et politiques qui agitent ce bas monde. Ancien directeur d'Ecole normale, il est considéré par des pédagogues maghrébins comme un grand éducateur. Par ses connaissances et ses origines de Souss la « savante » (al-alima), Yassine apparaît aussi comme l'un des continuateurs lointains de cette lignée des « Ulémas, fondateurs, insurgés, du Maghreb » dont parle Jacques Berque (supra, Ill.c). « On se demande où apparaissent les aspects de l'Islam dans notre vie. Est-ce dans les lois despotiques qui nous gouvernent ou dans notre système économique qui a fait sienne la politique d'appauvrir le pauvre et d'enrichir les riches... ? » dit Yassine qui dénonce aussi, explicitement ou implicitement, la monopolisation officielle de l'Islam dans n'importe quel régime, conservateur ou révolutionnaire. Il pose ainsi « la question de la légitimité du pouvoir. Car, dit-il, les régimes font de leur mieux pour faire croire qu'ils sont de droit divin, de droit révolutionnaire, de droit prophétique» [18]. « Toute idéologie érigée en idéologie d'Etat (...) constitue un frein au progrès scientifique, politique, social et même technique » écrira, par ailleurs, Maxime Rodinson qui semble inclure dans cette appréciation toute philosophie, d'essence spirituelle ou matérialiste, dont la mise en œuvre intellectuelle ou pratique est réservée aux seuls interprètes officiels [19].
Ce tableau, qui est loin d'être exhaustif, montre à quel point les interrogations actuelles peuvent être diverses et complexes. De la légitimité théorique aux légalités étatiques, des ruptures aux régulations, l'Islam, comme idéologie, se singularise-t-il par des mécanismes internes, propres à favoriser des résurgences cycliques de sa fonction politique ? Non seulement au niveau de l'Etat, mais aussi et surtout à la base [20].
V. — Conclusion : résurgence de la fonction politique en Islam ?
Parmi toutes les résurgences islamiques, la fonction politique est-elle en passe de dominer tout le reste ? Si oui, serait-elle une situation conjoncturelle, ou au contraire un phénomène originel constant, donc durable ? Dans un cas comme dans l'autre, en quoi l'Islam, doctrine spirituelle et temporelle à la fois, peut-il être considéré comme une expression politique ? — II n'y a aucun doute que la fonction politique en Islam semble émerger du fond des âges. Si elle est aussi un produit de conjoncture, elle a toujours été et reste un phénomène originel constant qui s'inscrit dans la durée. C'est-à-dire une expression politique complète, susceptible d'influer sur les transformations profondes qui s'imposent aux sociétés islamiques et d'orienter ainsi leur développement politique.
L'irruption actuelle de la politique active en Islam semble être, tout d'abord, le fait de conjoncture historique relativement récentes mais dont la complexité dépasse le cadre de cette étude. Rappelons néanmoins les conséquences déstructurantes de la colonisation, sans lesquelles l'une des premières causes — la domination interne et externe — n'aurait pu s'établir, ni se rétablir. Ce qu'on appelle d'une manière quasi abstraite le colonialisme ou l'impérialisme paraît, en fait, se confondre, avec des mercantilismes locaux, engendrés par une « protection » extérieure prolongée, au bénéfice de minorités oligarchiques nationales où régnent le népotisme et l'exclusion. Il ne faut donc pas s'étonner que les développements actuels de l'Islam politique apparaissent fébriles. Ils prennent pour cible privilégiée la domination culturelle qui semble atteindre le psychisme et désagréger les comportements. Sans remettre en cause toute pluralité culturelle assumée, partagée et non subie— recommandée au demeurant par l'Islam — , on s'en prend surtout à l'hybridité.
Notamment lorsque celle-ci revêt un caractère pathologique propre à rendre ceux qui en sont atteints, incapables de retrouver le sens de l'équité et de la justice enseigné en Occident et encore moins, le réflexe de la solidarité islamique enseignée en Orient. Jamais corruption et parasitisme n'ont été aussi flagrants ni érigés en système que dans les collectivités anciennement colonisées, élites « en développement ». Or, les sociétés islamiques de base, comme le reste du Tiers Monde, ne veulent plus assister impuissantes à l'étalage du « progrès manufacturé » dont elles ne sont ni les agents ni les bénéficiaires. Ces constatations élémentaires, visibles à l'œil nu, sont suffisamment claires pour expliquer, tout au moins partiellement, les « effervescences » actuelles. Si, en Terre d'Islam, il n'y avait ni le Coran ni Mohammed pour prendre en charge ces mouvements sociaux, ils auraient probablement pris le train de Marx et de Lénine. C'est dire qu'il ne s'agit sans doute pas de simples événements, mais d'un phénomène sociologique qui risquera de se répéter si les causes de domination interne et externe qui le produisent ne sont pas jugulées.
Au demeurant, la politique en Islam n'est pas un fait nouveau. Il s'agit, avons-nous dit, d'un phénomène originel constant qui a accompagné l'Islam depuis sa naissance. S'inscrivant dans la durée, ce phénomène de la politique en Islam paraît avoir connu trois phases : une phase révolutionnaire originelle, une phase de conservatisme, une phase militante. La phase révolutionnaire remonte aux premiers siècles de l'Islam. Elle s'est caractérisée par des ruptures et régulations permanentes qui semblent se reproduire à travers un mécanisme interne propre à l'Islam, comme nous avons essayé de le montrer. Ces ruptures régulatrices resurgissent chaque fois que la dignité de l'Homme est bafouée, au stade de ses conditions existentielles comme au niveau de sa vie spirituelle. Aussi la première phase, qui correspond à « l'âge d'Or » de l'Islam, s'est-elle étendue du vne au xive siècle environ. Elle s'est distinguée par un développement exceptionnel plural dont témoignent encore les vestiges historiques. La seconde phase, en revanche, s'est surtout singularisée par son conservatisme stérile. L'esprit dogmatique l'emporta sur la libre discussion et le despotisme sur le libre arbitre. Elle prépara, dans le temps, le terrain au colonialisme qui utilisera à fond les politiques conservatrices de certains « Islams » officiels ou corporatistes. C'est sur cette période de décadence qui a duré jusqu'au XIXe siècle, et dans une certaine mesure jusqu'à nos jours, qu'on juge généralement l'Islam de l'extérieur, ce qui fausse les données objectives. Néanmoins, l'Islam « souterrain » comme dit Jacques Berque n'a jamais cessé d'exister. Jamais ferveur religieuse ne reprend ses droits que lorsque l'Islam est en danger et jamais relâchement n'apparaît évident, que lorsque le bien-être social est généralisé. On comprend dès lors, avec le sous-développement actuel, la résurgence, dans une troisième phase, d'un Islam politique militant. Mais celui-ci ne peut encore être considéré comme révolutionnaire au sens régulateur originel, ni conservateur dans un sens stérile. Cette phase militante qui remonte à l'époque coloniale et dont on ne sait pas ce qu'elle va devenir semble, elle-même, traverser tour à tour ou simultanément trois situations se modelant sur des conjonctures historiques et sociales : une résistance passive qui prend ses racines dans l'Islam « refuge », une résistance active assimilée à un « jihad mineur », enfin l'action politique considérée comme un « jihad majeur » (supra I,b). Cette trilogie semble être une conséquence inversée mais logique d'un hadith recommandant à tout Musulman de dénoncer l'injustice : par les actes, par la parole, ou même silencieusement dans son coeur en cas de danger.
Mais cette expression politique complète n'est pas univoque. Nous avons vu quel était le rapport de l'Islam avec les grandes idéologies de notre temps. Et nous avons essayé de définir l'islamité dans ses dimensions culturelles et spirituelles par rapport à l'islamisme comme phénomène politique jugé réducteur. Nous avons vu aussi que l'irruption de l'islamisme contemporain— qu'on appelle familièrement « intégrisme » — paraît être favorisée par l'échec des idéologies étrangères face au développement, le recul de l'arabisme et l'absence d'institutions représentatives réelles dans de nombreux pays musulmans. A ces constatations d'ordre général s'en ajoute une plus spécifique. Il s'agit de la tragédie palestinienne et de l'occupation des Lieux Saints qui semblent heurter de plein fouet la conscience islamique. Mais, au-delà de ces considérations dont l'importance primordiale ne peut échapper, quel peut être le rôle de l'Islam politique dans les transformations profondes qui, aujourd'hui plus que jamais, s'imposent aux pays musulmans ? Il s'agit évidemment de l'islamité dans le sens le plus large, et non seulement de l'islamisme dans son sens restrictif. Si l'on pose le problème en termes de finalités (Maqsad) comme le fait la méthode islamique originelle, on se trouvera devant un double objectif à atteindre : le complet épanouissement de l'homme dans tous les domaines, non seulement spirituel (Din), mais aussi temporel (Dùnya). Deux principes liés mais non superposables qui peuvent se traduire par le bien-être psychologique et social. A ce titre, les moyens à mettre en oeuvre se rapportent tous à la politique (Sjassa-Charya) dans son sens le plus noble, à savoir l'organisation de la Cité (cf. Kindî et Farâbi), et non dans un sens restrictif de « politique politicienne ». Il ne peut donc, sans fondements humains, y avoir de pouvoir spirituel, pas plus que temporel proprement dit. Tout pouvoir est politique en Islam. Il n'est pas de « droit divin » et ne peut légitimement reposer sur une « théocratie » sans aller à l'encontre d'un principe coranique fondamental : la Choura ou « Consultation populaire » (cf. Sourates, III, 1 59 et XLII, 38). Il est, comme nous l'avons relaté, « délégué » et non « reçu ». Il doit ainsi obéir à des formes précises de contrat. Lesquelles se sont souvent modelées sur l'espace et le temps en vue de s'adapter à des situations diverses. Mais elles ont aussi donné lieu à des malversations qui conduisent parfois à des « légalisations » de pouvoirs, par la force, faisant ainsi peu de cas de la « légitimité ». C'est d'ailleurs ce conflit entre « légitimité islamique » et « légalité étatique » qui a longtemps opposé la plupart des protagonistes musulmans. Or, rarissimes sont les fois où la légitimité islamique a été invoquée pour un problème de dogme, comme nous l'avons assez développé. Elle l'a toujours été en termes politiques, gradués d'ailleurs de manière à mettre le temporel au service du spirituel et non l'inverse. C'est-à-dire aux fins de libérer la conscience humaine de l'emprise temporelle d'un pouvoir quel qu'il soit. Il faut dire qu'un tel idéal, qui n'a jamais cessé d'agiter explicitement ou implicitement les sociétés islamiques, n'a été atteint entièrement ou partiellement que par intermittence.
Aujourd'hui donc, plus que jamais, un nouveau « défi » est lancé à l'Islam, comme le montre Jacques Berque par ailleurs. Mais ce défi au développement politique, comme au développement au sens large, ne peut être relevé qu'en termes de finalités. Encore faut-il que celles-ci puissent être traduites en objectifs clairs et moyens adéquats à mettre en oeuvre en vue de leur réalisation concrète. Le corollaire en est le bien-être collectif et individuel à l'intérieur, la libération et la compréhension internationale à l'extérieur. Dans un cas, comme dans l'autre, une perspective plurale s'avère nécessaire. Car, l'universalisme islamique, unitaire dans ses fondements philosophiques comme dans ses objectifs humains, n'a jamais été et ne saurait être synonyme d'uniformité, dans son expression culturelle comme dans son développement politique.
L'irruption actuelle de la politique active en Islam semble être, tout d'abord, le fait de conjoncture historique relativement récentes mais dont la complexité dépasse le cadre de cette étude. Rappelons néanmoins les conséquences déstructurantes de la colonisation, sans lesquelles l'une des premières causes — la domination interne et externe — n'aurait pu s'établir, ni se rétablir. Ce qu'on appelle d'une manière quasi abstraite le colonialisme ou l'impérialisme paraît, en fait, se confondre, avec des mercantilismes locaux, engendrés par une « protection » extérieure prolongée, au bénéfice de minorités oligarchiques nationales où régnent le népotisme et l'exclusion. Il ne faut donc pas s'étonner que les développements actuels de l'Islam politique apparaissent fébriles. Ils prennent pour cible privilégiée la domination culturelle qui semble atteindre le psychisme et désagréger les comportements. Sans remettre en cause toute pluralité culturelle assumée, partagée et non subie— recommandée au demeurant par l'Islam — , on s'en prend surtout à l'hybridité.
Notamment lorsque celle-ci revêt un caractère pathologique propre à rendre ceux qui en sont atteints, incapables de retrouver le sens de l'équité et de la justice enseigné en Occident et encore moins, le réflexe de la solidarité islamique enseignée en Orient. Jamais corruption et parasitisme n'ont été aussi flagrants ni érigés en système que dans les collectivités anciennement colonisées, élites « en développement ». Or, les sociétés islamiques de base, comme le reste du Tiers Monde, ne veulent plus assister impuissantes à l'étalage du « progrès manufacturé » dont elles ne sont ni les agents ni les bénéficiaires. Ces constatations élémentaires, visibles à l'œil nu, sont suffisamment claires pour expliquer, tout au moins partiellement, les « effervescences » actuelles. Si, en Terre d'Islam, il n'y avait ni le Coran ni Mohammed pour prendre en charge ces mouvements sociaux, ils auraient probablement pris le train de Marx et de Lénine. C'est dire qu'il ne s'agit sans doute pas de simples événements, mais d'un phénomène sociologique qui risquera de se répéter si les causes de domination interne et externe qui le produisent ne sont pas jugulées.
Au demeurant, la politique en Islam n'est pas un fait nouveau. Il s'agit, avons-nous dit, d'un phénomène originel constant qui a accompagné l'Islam depuis sa naissance. S'inscrivant dans la durée, ce phénomène de la politique en Islam paraît avoir connu trois phases : une phase révolutionnaire originelle, une phase de conservatisme, une phase militante. La phase révolutionnaire remonte aux premiers siècles de l'Islam. Elle s'est caractérisée par des ruptures et régulations permanentes qui semblent se reproduire à travers un mécanisme interne propre à l'Islam, comme nous avons essayé de le montrer. Ces ruptures régulatrices resurgissent chaque fois que la dignité de l'Homme est bafouée, au stade de ses conditions existentielles comme au niveau de sa vie spirituelle. Aussi la première phase, qui correspond à « l'âge d'Or » de l'Islam, s'est-elle étendue du vne au xive siècle environ. Elle s'est distinguée par un développement exceptionnel plural dont témoignent encore les vestiges historiques. La seconde phase, en revanche, s'est surtout singularisée par son conservatisme stérile. L'esprit dogmatique l'emporta sur la libre discussion et le despotisme sur le libre arbitre. Elle prépara, dans le temps, le terrain au colonialisme qui utilisera à fond les politiques conservatrices de certains « Islams » officiels ou corporatistes. C'est sur cette période de décadence qui a duré jusqu'au XIXe siècle, et dans une certaine mesure jusqu'à nos jours, qu'on juge généralement l'Islam de l'extérieur, ce qui fausse les données objectives. Néanmoins, l'Islam « souterrain » comme dit Jacques Berque n'a jamais cessé d'exister. Jamais ferveur religieuse ne reprend ses droits que lorsque l'Islam est en danger et jamais relâchement n'apparaît évident, que lorsque le bien-être social est généralisé. On comprend dès lors, avec le sous-développement actuel, la résurgence, dans une troisième phase, d'un Islam politique militant. Mais celui-ci ne peut encore être considéré comme révolutionnaire au sens régulateur originel, ni conservateur dans un sens stérile. Cette phase militante qui remonte à l'époque coloniale et dont on ne sait pas ce qu'elle va devenir semble, elle-même, traverser tour à tour ou simultanément trois situations se modelant sur des conjonctures historiques et sociales : une résistance passive qui prend ses racines dans l'Islam « refuge », une résistance active assimilée à un « jihad mineur », enfin l'action politique considérée comme un « jihad majeur » (supra I,b). Cette trilogie semble être une conséquence inversée mais logique d'un hadith recommandant à tout Musulman de dénoncer l'injustice : par les actes, par la parole, ou même silencieusement dans son coeur en cas de danger.
Mais cette expression politique complète n'est pas univoque. Nous avons vu quel était le rapport de l'Islam avec les grandes idéologies de notre temps. Et nous avons essayé de définir l'islamité dans ses dimensions culturelles et spirituelles par rapport à l'islamisme comme phénomène politique jugé réducteur. Nous avons vu aussi que l'irruption de l'islamisme contemporain— qu'on appelle familièrement « intégrisme » — paraît être favorisée par l'échec des idéologies étrangères face au développement, le recul de l'arabisme et l'absence d'institutions représentatives réelles dans de nombreux pays musulmans. A ces constatations d'ordre général s'en ajoute une plus spécifique. Il s'agit de la tragédie palestinienne et de l'occupation des Lieux Saints qui semblent heurter de plein fouet la conscience islamique. Mais, au-delà de ces considérations dont l'importance primordiale ne peut échapper, quel peut être le rôle de l'Islam politique dans les transformations profondes qui, aujourd'hui plus que jamais, s'imposent aux pays musulmans ? Il s'agit évidemment de l'islamité dans le sens le plus large, et non seulement de l'islamisme dans son sens restrictif. Si l'on pose le problème en termes de finalités (Maqsad) comme le fait la méthode islamique originelle, on se trouvera devant un double objectif à atteindre : le complet épanouissement de l'homme dans tous les domaines, non seulement spirituel (Din), mais aussi temporel (Dùnya). Deux principes liés mais non superposables qui peuvent se traduire par le bien-être psychologique et social. A ce titre, les moyens à mettre en oeuvre se rapportent tous à la politique (Sjassa-Charya) dans son sens le plus noble, à savoir l'organisation de la Cité (cf. Kindî et Farâbi), et non dans un sens restrictif de « politique politicienne ». Il ne peut donc, sans fondements humains, y avoir de pouvoir spirituel, pas plus que temporel proprement dit. Tout pouvoir est politique en Islam. Il n'est pas de « droit divin » et ne peut légitimement reposer sur une « théocratie » sans aller à l'encontre d'un principe coranique fondamental : la Choura ou « Consultation populaire » (cf. Sourates, III, 1 59 et XLII, 38). Il est, comme nous l'avons relaté, « délégué » et non « reçu ». Il doit ainsi obéir à des formes précises de contrat. Lesquelles se sont souvent modelées sur l'espace et le temps en vue de s'adapter à des situations diverses. Mais elles ont aussi donné lieu à des malversations qui conduisent parfois à des « légalisations » de pouvoirs, par la force, faisant ainsi peu de cas de la « légitimité ». C'est d'ailleurs ce conflit entre « légitimité islamique » et « légalité étatique » qui a longtemps opposé la plupart des protagonistes musulmans. Or, rarissimes sont les fois où la légitimité islamique a été invoquée pour un problème de dogme, comme nous l'avons assez développé. Elle l'a toujours été en termes politiques, gradués d'ailleurs de manière à mettre le temporel au service du spirituel et non l'inverse. C'est-à-dire aux fins de libérer la conscience humaine de l'emprise temporelle d'un pouvoir quel qu'il soit. Il faut dire qu'un tel idéal, qui n'a jamais cessé d'agiter explicitement ou implicitement les sociétés islamiques, n'a été atteint entièrement ou partiellement que par intermittence.
Aujourd'hui donc, plus que jamais, un nouveau « défi » est lancé à l'Islam, comme le montre Jacques Berque par ailleurs. Mais ce défi au développement politique, comme au développement au sens large, ne peut être relevé qu'en termes de finalités. Encore faut-il que celles-ci puissent être traduites en objectifs clairs et moyens adéquats à mettre en oeuvre en vue de leur réalisation concrète. Le corollaire en est le bien-être collectif et individuel à l'intérieur, la libération et la compréhension internationale à l'extérieur. Dans un cas, comme dans l'autre, une perspective plurale s'avère nécessaire. Car, l'universalisme islamique, unitaire dans ses fondements philosophiques comme dans ses objectifs humains, n'a jamais été et ne saurait être synonyme d'uniformité, dans son expression culturelle comme dans son développement politique.
Notes bibliographiques
[3] Laoust (Henri), Les schismes dans l'Islam, Paris, Payot, 1965, in-8°, 468 p.
[4] Cahen (Claude), L'Islam, des origines au début de l'Empire ottoman, Paris, Bordas, 1970, in-8°, 280 p. (p. 151 et sq.).
[5] Miquel (André), L'Islam et sa civilisation, VIIe-XXe siècles, Paris, A. Colin, 1977, in-8°, 599 P-
[6] Monteil (Vincent), L'Islam noir. Une religion à la conquête de l'Afrique, Paris, Le Seuil, 1980, in-8°, 496 p.
[7] Brockelmann (G), Histoire des peuples et des Etats islamiques, Paris, Payot, 1949, in-8°, 478 p.
[8] Sourdel (Dominique), L'Islam, Paris, puf, 1981, in-12, 128 p. (p. 32).
[9] Berque (Jacques), L'Islam au défi, Paris, Gallimard, 1980, in-8°, 312 p.
[10] Ibn Khaldoun, Discours sur l'histoire universelle /Al-Muqaddima, traduit de l'arabe et présenté par Vincent Monteil, Paris, Sindbad, 1979, in-8°, 3 vol., 1 442 p.
[11] Berque (Jacques), Ulémas, fondateurs, insurgés du Maghreb (XVIIe siècle), Paris, Sindbad, 1982, in-8°, 298 p.
[12] Merad (Ali), « Islah » (réformisme musulman), in Encyclopédie de l'Islam, t. IV (p. 146-170).
[13] Rondot (Pierre), Les partis dans le monde musulman, in revue Pouvoirs, n° 12, 1980 (p. 7I-91)-
[14] Ayache (Germain), Ibn Khaldoun et les Arabes, in Colloque, mai 1962, Faculté des Lettres de Rabat, Casablanca, Ed. Dar-El-Kitab (p. 19-32).
[15] Karam (A. G.), La vie et l'oeuvre de Gîbrân Kahalil Gîbrân (thèse, Lettres, Sorbonně, 1959), in-40, vi-20, 382 p., dactylogr. (p. 292-295).
[16] Arkoun (Mohammed) et Gardet (Louis), L'Islam ; hier, demain, Paris, Ed. Buchet-Chastel, 1978, in-8°, 260 p. (p. 138-175).
[17] Carré (Olivier), L'utopie islamiste au Moyen-Orient arabe, in L'Islam et l'Etat dans le monde d'aujourd'hui, Paris, puf, 1982, in-8°, 272 p. (p. 14-29).
[18] cresm, Le Maghreb musulman en 1979, in Annuaire de l'Afrique du Nord Г979, Ed. du CNRS (notamment les enquêtes sociologiques de Bruno Etienne et M. Tozy, p. 253, et Ch. Souriau, p. 377).
[19] RoDiNSON (Maxime), Islam, facteur de conservatisme ou de progrès ?, in revue Pouvoirs, n° 12, 1980 (p. 27-32).
[20] Au moment où nous mettions sous presse, se tenait à l'Unesco, du 7 au 10 décembre 1982, un colloque international sur La vision morale et politique de l'Islam. Nous n'avons donc pas pu tenir compte des conclusions importantes auxquelles cette confrontation scientifique a donné lieu. Mais nous nous réconfortons à l'idée d'avoir ébauché dans cette étude, dès son élaboration, quelques traits caractéristiques susceptibles d'apporter une modeste contribution à ce vaste programme.
[4] Cahen (Claude), L'Islam, des origines au début de l'Empire ottoman, Paris, Bordas, 1970, in-8°, 280 p. (p. 151 et sq.).
[5] Miquel (André), L'Islam et sa civilisation, VIIe-XXe siècles, Paris, A. Colin, 1977, in-8°, 599 P-
[6] Monteil (Vincent), L'Islam noir. Une religion à la conquête de l'Afrique, Paris, Le Seuil, 1980, in-8°, 496 p.
[7] Brockelmann (G), Histoire des peuples et des Etats islamiques, Paris, Payot, 1949, in-8°, 478 p.
[8] Sourdel (Dominique), L'Islam, Paris, puf, 1981, in-12, 128 p. (p. 32).
[9] Berque (Jacques), L'Islam au défi, Paris, Gallimard, 1980, in-8°, 312 p.
[10] Ibn Khaldoun, Discours sur l'histoire universelle /Al-Muqaddima, traduit de l'arabe et présenté par Vincent Monteil, Paris, Sindbad, 1979, in-8°, 3 vol., 1 442 p.
[11] Berque (Jacques), Ulémas, fondateurs, insurgés du Maghreb (XVIIe siècle), Paris, Sindbad, 1982, in-8°, 298 p.
[12] Merad (Ali), « Islah » (réformisme musulman), in Encyclopédie de l'Islam, t. IV (p. 146-170).
[13] Rondot (Pierre), Les partis dans le monde musulman, in revue Pouvoirs, n° 12, 1980 (p. 7I-91)-
[14] Ayache (Germain), Ibn Khaldoun et les Arabes, in Colloque, mai 1962, Faculté des Lettres de Rabat, Casablanca, Ed. Dar-El-Kitab (p. 19-32).
[15] Karam (A. G.), La vie et l'oeuvre de Gîbrân Kahalil Gîbrân (thèse, Lettres, Sorbonně, 1959), in-40, vi-20, 382 p., dactylogr. (p. 292-295).
[16] Arkoun (Mohammed) et Gardet (Louis), L'Islam ; hier, demain, Paris, Ed. Buchet-Chastel, 1978, in-8°, 260 p. (p. 138-175).
[17] Carré (Olivier), L'utopie islamiste au Moyen-Orient arabe, in L'Islam et l'Etat dans le monde d'aujourd'hui, Paris, puf, 1982, in-8°, 272 p. (p. 14-29).
[18] cresm, Le Maghreb musulman en 1979, in Annuaire de l'Afrique du Nord Г979, Ed. du CNRS (notamment les enquêtes sociologiques de Bruno Etienne et M. Tozy, p. 253, et Ch. Souriau, p. 377).
[19] RoDiNSON (Maxime), Islam, facteur de conservatisme ou de progrès ?, in revue Pouvoirs, n° 12, 1980 (p. 27-32).
[20] Au moment où nous mettions sous presse, se tenait à l'Unesco, du 7 au 10 décembre 1982, un colloque international sur La vision morale et politique de l'Islam. Nous n'avons donc pas pu tenir compte des conclusions importantes auxquelles cette confrontation scientifique a donné lieu. Mais nous nous réconfortons à l'idée d'avoir ébauché dans cette étude, dès son élaboration, quelques traits caractéristiques susceptibles d'apporter une modeste contribution à ce vaste programme.