Agrégé et docteur en histoire médiévale, Olivier Hanne est professeur en lycée et chercheur-associé à l'université d'Aix-Marseille (Laboratoire Telemme). Arabophone et islamologue, il est à ce titre chercheur et professeur-associé aux Ecoles militaires de Saint-Cyr Coëtquidan, où il participe au groupe SYNOPSIS sur la géopolitique de l'islam.
Le Yémen est marqué par un conflit armé depuis janvier 2015 (A. HASSAN/AFP)
Publié le 14 juin 2015
Par Olivier Hanne, islamologue
Tout le monde s’accorde pour voir dans la guerre débutée au Yémen en janvier 2015 un conflit opposant sunnites et chiites, d’où la nécessité d’empêcher ces derniers – censés être les plus dangereux radicaux de la planète – de prendre le pouvoir. L’analyse historique et géopolitique de la situation impose de nuancer ce tableau.
La population yéménite n’est pas chiite, mais zaydite
Le zaydisme est, à l’origine, une secte fondée par Zayd ibn Alî, membre de la parenté du Prophète, qui s’est séparée des chiites vers 740. Le groupe considère comme les chiites que le pouvoir califal – l’imâmat – doit aller à un descendant de Alî et de Fâtima, tout en défendant la nécessité d’un consensus autour de la désignation de l’imâm, théorie proche du sunnisme. Ils assurent surtout que le pouvoir légitime doit être défendu par la force, voire pris par les armes et l’insurrection. Leur état d’esprit les poussait donc facilement dans les révoltes et l’organisation de coups de main.
La doctrine zaydite fut théoriée par Yahyâ ibn al-Husayn al-Hâdî qui devint émir du Yémen (897-911), et y implanta le zaydisme. Ce courant n’est donc pas réductible au chiisme "classique", c'est-à-dire duodécimain, majoritaire en Iran ; il serait plutôt une sorte d’intermédiaire théologique entre sunnisme et chiisme. En outre, cette doctrine n’est pas unique dans le pays, puisqu’elle ne représente qu’un tiers de la population, l’est et le sud sont sunnites de rite shâfiite, tandis que le sultanat d’Oman voisin est ibadite et l’Arabie Saoudite hanbalite, deux mouvements intégrés au sunnisme.
Les divisions dynastiques
Après l’islamisation, qui prit trois siècles, le Yémen se retrouva sous la domination de petites dynasties successives professant le zaydisme : les Yufirides (847-997), les Nadjâhides (1021-1156), les Suhayhides (1047-1138), les Zurayides (1080-1173).
Chacune était portée par un groupe tribal particulier et s’appuyait sur une région du sud de la péninsule. Leur unité était assurée par le zaydisme, de sorte que les Suhayhides, installés à Sanaa, prêtèrent allégeance aux Fâtimides du Caire, eux aussi chiites. Ils s’opposèrent violemment aux Nadhâhides qui dominaient la Tihâma.
Le système politique était contrôlé par les shérifs, c'est-à-dire des membres de la haute aristocratie et des chefs de clan qui mettaient en avant leurs origines mecquoises et leur proximité généalogique avec le Prophète.
Le chiisme partagé n’évitait nullement les conflits violents entre groupes tribaux, ainsi au XIIe siècle pour le contrôle de Sanaa.
La lutte pour l’indépendance
En 1173, les troupes de Saladin, notoirement sunnites, envahirent le Yémen, brisèrent les dynasties locales. Cette fragilisation des petits émirats chiites de la région facilita la domination des Rasûlides (1228-1454), considérée comme l’apogée du Yémen avant l’occupation ottomane à partir de 1516. Mais les Turcs n’exercèrent qu’un contrôle nominal et composèrent avec les imâms zaydites qui menèrent la résistance pendant un siècle.
En 1629, les zaydites prirent Sanaa, renversèrent les armées ottomanes et instaurèrent un système politique fondé sur l’imâmat zaydite.
En confiant le gouvernement du pays à une succession d’imâms, les Yéménites renforçaient la place et l’autorité du pouvoir religieux, sans pour autant empêcher les tentatives de coup d’Etat et les querelles entre prétendants à l’imâmat.
Sous l’imâm al-Mutawakkil (1644-1676), le pays connut un nouvel essor en conquérant l’Hadramaout, mais la puissance ottomane, forte de son armement et profitant d’une vacance dans l’imâmat, parvint à occuper à nouveau le Yémen en 1872. Les révoltes zaydites et la désignation d’imâms résistants ne purent rien faire contre l’hégémonie turque.
En 1918, la défaite ottomane rendit au Yémen son indépendance sous le contrôle de l’imâm Yahyâ, qui isola le pays et le maintint dans le sous-développement. Son assassinat en 1948 amena au pouvoir son fils, personnage violent et autoritaire, qui ne parvint jamais à s’imposer à Sanaa et dut s’effacer dans la cité de Taïz. À sa mort en 1962, l’armée, influencée par le nationalisme arabe et Nasser, prit le pouvoir et abolit l’imâmat.
Les deux Yémen
Dès le XIXe siècle, le Yémen fut coupé en deux : au nord l’Etat-imâmat, et au sud la colonie anglaise structurée autour du port d’Aden et conquise dès 1839.
En 1962, la proclamation d’indépendance de la République Arabe du Yémen ne concernait que la partie Nord, laquelle entra aussitôt dans une période de guerre civile, marquée par les intrusions militaires de l’Egypte et de l’Arabie Saoudite. En 1978, Alî Abdallah Sâlih devint président de ce Yémen du Nord et garda le pouvoir jusqu’aux événements de 2011-2012.
Le Yémen du Sud, lui, quitta le giron de de la Grande-Bretagne en 1967 et s’orienta progressivement vers un système marxiste proche de l’URSS. Pourtant, dans les deux pays, des campagnes populaires militaient pour la réunification, processus rendu possible par la chute du Mur, Moscou ne pouvant plus soutenir la partie Sud.
En mai 1990, les deux Yémen furent officiellement rassemblés, mais c’est le président Sâlih qui devint le chef d’Etat du pays réunifié, mettant ainsi aux commandes du Yémen toute l’oligarchie du nord. Dès lors, les tensions ne cessèrent d’être exacerbées et débouchèrent sur une nouvelle guerre civile en 1994.
Une fracture religieuse ?
Le conflit actuel ne peut être réduit à une fracture chiites / sunnites. Celle-ci existe bien sûr, mais le zaydisme est un courant du chiisme qui ne se réduit pas au groupe majoritaire duodécimain tel qu’il existe en Iran. Certaines tribus yéménites sont elles-mêmes partagées entre shafiisme et zaydisme, or l’appartenance tribale l’emporte bien souvent sur l’aspect confessionnel.
Poursuivez la lecture de ce dossier sur le site Le Plus Nouvel Obs.
Par Olivier Hanne, islamologue
Tout le monde s’accorde pour voir dans la guerre débutée au Yémen en janvier 2015 un conflit opposant sunnites et chiites, d’où la nécessité d’empêcher ces derniers – censés être les plus dangereux radicaux de la planète – de prendre le pouvoir. L’analyse historique et géopolitique de la situation impose de nuancer ce tableau.
La population yéménite n’est pas chiite, mais zaydite
Le zaydisme est, à l’origine, une secte fondée par Zayd ibn Alî, membre de la parenté du Prophète, qui s’est séparée des chiites vers 740. Le groupe considère comme les chiites que le pouvoir califal – l’imâmat – doit aller à un descendant de Alî et de Fâtima, tout en défendant la nécessité d’un consensus autour de la désignation de l’imâm, théorie proche du sunnisme. Ils assurent surtout que le pouvoir légitime doit être défendu par la force, voire pris par les armes et l’insurrection. Leur état d’esprit les poussait donc facilement dans les révoltes et l’organisation de coups de main.
La doctrine zaydite fut théoriée par Yahyâ ibn al-Husayn al-Hâdî qui devint émir du Yémen (897-911), et y implanta le zaydisme. Ce courant n’est donc pas réductible au chiisme "classique", c'est-à-dire duodécimain, majoritaire en Iran ; il serait plutôt une sorte d’intermédiaire théologique entre sunnisme et chiisme. En outre, cette doctrine n’est pas unique dans le pays, puisqu’elle ne représente qu’un tiers de la population, l’est et le sud sont sunnites de rite shâfiite, tandis que le sultanat d’Oman voisin est ibadite et l’Arabie Saoudite hanbalite, deux mouvements intégrés au sunnisme.
Les divisions dynastiques
Après l’islamisation, qui prit trois siècles, le Yémen se retrouva sous la domination de petites dynasties successives professant le zaydisme : les Yufirides (847-997), les Nadjâhides (1021-1156), les Suhayhides (1047-1138), les Zurayides (1080-1173).
Chacune était portée par un groupe tribal particulier et s’appuyait sur une région du sud de la péninsule. Leur unité était assurée par le zaydisme, de sorte que les Suhayhides, installés à Sanaa, prêtèrent allégeance aux Fâtimides du Caire, eux aussi chiites. Ils s’opposèrent violemment aux Nadhâhides qui dominaient la Tihâma.
Le système politique était contrôlé par les shérifs, c'est-à-dire des membres de la haute aristocratie et des chefs de clan qui mettaient en avant leurs origines mecquoises et leur proximité généalogique avec le Prophète.
Le chiisme partagé n’évitait nullement les conflits violents entre groupes tribaux, ainsi au XIIe siècle pour le contrôle de Sanaa.
La lutte pour l’indépendance
En 1173, les troupes de Saladin, notoirement sunnites, envahirent le Yémen, brisèrent les dynasties locales. Cette fragilisation des petits émirats chiites de la région facilita la domination des Rasûlides (1228-1454), considérée comme l’apogée du Yémen avant l’occupation ottomane à partir de 1516. Mais les Turcs n’exercèrent qu’un contrôle nominal et composèrent avec les imâms zaydites qui menèrent la résistance pendant un siècle.
En 1629, les zaydites prirent Sanaa, renversèrent les armées ottomanes et instaurèrent un système politique fondé sur l’imâmat zaydite.
En confiant le gouvernement du pays à une succession d’imâms, les Yéménites renforçaient la place et l’autorité du pouvoir religieux, sans pour autant empêcher les tentatives de coup d’Etat et les querelles entre prétendants à l’imâmat.
Sous l’imâm al-Mutawakkil (1644-1676), le pays connut un nouvel essor en conquérant l’Hadramaout, mais la puissance ottomane, forte de son armement et profitant d’une vacance dans l’imâmat, parvint à occuper à nouveau le Yémen en 1872. Les révoltes zaydites et la désignation d’imâms résistants ne purent rien faire contre l’hégémonie turque.
En 1918, la défaite ottomane rendit au Yémen son indépendance sous le contrôle de l’imâm Yahyâ, qui isola le pays et le maintint dans le sous-développement. Son assassinat en 1948 amena au pouvoir son fils, personnage violent et autoritaire, qui ne parvint jamais à s’imposer à Sanaa et dut s’effacer dans la cité de Taïz. À sa mort en 1962, l’armée, influencée par le nationalisme arabe et Nasser, prit le pouvoir et abolit l’imâmat.
Les deux Yémen
Dès le XIXe siècle, le Yémen fut coupé en deux : au nord l’Etat-imâmat, et au sud la colonie anglaise structurée autour du port d’Aden et conquise dès 1839.
En 1962, la proclamation d’indépendance de la République Arabe du Yémen ne concernait que la partie Nord, laquelle entra aussitôt dans une période de guerre civile, marquée par les intrusions militaires de l’Egypte et de l’Arabie Saoudite. En 1978, Alî Abdallah Sâlih devint président de ce Yémen du Nord et garda le pouvoir jusqu’aux événements de 2011-2012.
Le Yémen du Sud, lui, quitta le giron de de la Grande-Bretagne en 1967 et s’orienta progressivement vers un système marxiste proche de l’URSS. Pourtant, dans les deux pays, des campagnes populaires militaient pour la réunification, processus rendu possible par la chute du Mur, Moscou ne pouvant plus soutenir la partie Sud.
En mai 1990, les deux Yémen furent officiellement rassemblés, mais c’est le président Sâlih qui devint le chef d’Etat du pays réunifié, mettant ainsi aux commandes du Yémen toute l’oligarchie du nord. Dès lors, les tensions ne cessèrent d’être exacerbées et débouchèrent sur une nouvelle guerre civile en 1994.
Une fracture religieuse ?
Le conflit actuel ne peut être réduit à une fracture chiites / sunnites. Celle-ci existe bien sûr, mais le zaydisme est un courant du chiisme qui ne se réduit pas au groupe majoritaire duodécimain tel qu’il existe en Iran. Certaines tribus yéménites sont elles-mêmes partagées entre shafiisme et zaydisme, or l’appartenance tribale l’emporte bien souvent sur l’aspect confessionnel.
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