A la suite du débat sur la thématique de l'enseignement de l'islam, co-organisé par les Cahiers de l'Islam, qui s'est tenu au salon Musulman du Bourget et dans lequel il est intervenu, Hocine Kerzazi revient pour nous sur ce sujet au travers d'un interview.
Le lecteur intéressé pourra compléter sa lecture par le résumé de l'étude " L’enseignement de l’Islam dans les écoles coraniques les institutions de formation islamique et les écoles privées " réalisée par l’Institut d’Etudes de l’Islam et des Sociétés du Monde Musulman que nous proposons ici. Celui-ci propose un panorama de l'enseignement "islamique" en France.
De même, il pourra relire l'article du même auteur "Introduction à l'enjeu confessionnel dans les manuels d’arabe pour francophones ", publié sur ce même site.
Le lecteur intéressé pourra compléter sa lecture par le résumé de l'étude " L’enseignement de l’Islam dans les écoles coraniques les institutions de formation islamique et les écoles privées " réalisée par l’Institut d’Etudes de l’Islam et des Sociétés du Monde Musulman que nous proposons ici. Celui-ci propose un panorama de l'enseignement "islamique" en France.
De même, il pourra relire l'article du même auteur "Introduction à l'enjeu confessionnel dans les manuels d’arabe pour francophones ", publié sur ce même site.
Professeur de français et d'histoire-géographie au collège - lycée du CENS (Nantes), Hocine Kerzazi est actuellement doctorant en histoire contemporaine. Sa thèse porte sur le discours religieux dans les manuels d'enseignement d'arabe pour francophones (supervision par Dominique AVON du CERHIO, université du Maine et Abellatif IDRISSI de l'Université de Montpellier).
Les Cahiers de l'Islam : Pourriez-vous nous rappeler les événements qui ont généré la montée de l’enseignement islamique sous la forme que nous lui connaissons aujourd’hui ?
Hocine Kerzazi : La réponse à cette question demanderait de brosser à grands traits l’institutionnalisation de l’islam en France depuis les années 60. Quatre grandes phases se sont succédées et je vous demande d’avoir la patience de les revisiter rapidement avec moi. Des années 60 à 80, l’islam n’est enseigné qu’à l’échelle d’institutions islamiques récemment installées en Europe, uniquement dans les grandes métropoles, comme celles du Centre Islamique de Genève fondé par Saïd Ramadan en 1961. Dans les années 1980, le terrain français connaît une multiplication des associations cultuelles musulmanes de plus en pus fédérées. Le marqueur en est la première RAMF en 1987. D’autres événements à cette époque catalysent encore plus le phénomène, ainsi notamment l’affaire du foulard et l’émergence de revendications identitaires liées à la construction de mosquées. Plus tard, dans les années 1990, dans un contexte géopolitique douloureux (guerre civile en Algérie, Guerre du Golfe, etc.), l’islam attire désormais officiellement l’intérêt du gouvernement français, qui fonde sous l’égide de Pierre Joxe en 1990 un Conseil de Réflexion sur l’Islam. Parallèlement, c’est à cette période que commence à poindre un certain intellectualisme musulman à travers des conférenciers tels que Hasan Iquioussen et Tariq Ramadan. Le public musulman lui aussi n’est pas en reste car cette période voit la florescence de librairies arabo-musulmanes principalement dans la région parisienne. Mais, vous observerez que cette évolution générale ne concerne qu’une population nécessairement intéressée par la culture religieuse notamment d’expression arabe. Je veux dire a contrario que le réseau de l’enseignement islamique quant à lui ne s’est guère fortifié à cette période. La décade des années 2000 est celle de la naissance des premières écoles privées musulmanes. L’école La Réussite ouverte en 2001 inaugure la première institution du genre dont il faut bien reconnaître ici que la loi excluant les élèves en foulard des écoles publiques a opéré comme un puissant agent publicitaire. Cette période voit aussi la naissance de projets d’instituts supérieurs privés musulmans de vitrine élitiste mais dont les projets et ambition sont encore mal définis. Une exception : l’institut IESH qui annonce précisément sa finalité : la formation d’une première promotion d’imams opérationnels pour officier sur le terrain français. Enfin, à l’aube des années 2010, la superpuissance d’internet comme vecteur de communication numérique n’échappe pas aux musulmans qui lancent leurs premiers sites.
Les Cahiers de l'Islam : Dans la mesure où internet ne connaît pas de frontières, l’enseignement de l’islam par ce média constitue t-il, selon vous, une évolution positive ? En particulier, cette forme d’enseignement ne sonne t-elle pas le glas de formes d’autorité plus anciennes ?
Hocine Kerzazi : Votre question est de pur bon sens et elle n’a pas échappé à certains chercheurs. Par exemple, Franck Frégosi, excellent analyste français enseignant à Strasbourg, s’est justement penché sur les figures de l’autorité de l’islam en France [1] . Il considère que cette autorité gravite aujourd’hui autour de trois personnages : l’imam, le conférencier et le jurisconsulte (ce qu’on appelle faqīh ou mutafaqqih). Or, l’observation du terrain dans le vécu du musulman nous a bien montré la nette régression du jurisconsulte en tant qu’autorité consultée, ceci du fait d’une indéniable crise de cette fonction mais aussi de « sa numérisation », c’est-à-dire bien-sûr l’apparition de maintes tribunes de fiqh et autres forums de d’istiftā’-iftā’ bien plus accessibles sur internet que dans la réalité. Le phénomène ne va pas sans une certaine dose de dangerosité mais il s’est imposé et il devait fatalement s’étendre un jour sur l’enseignement de l’arabe.
Rappelons ici que l’effet le plus notoire provoqué par internet dans le cyberespace fréquenté par des internautes musulmans a été sans aucun doute de transformer une absence d’autorité centrale - disparue depuis la chute du califat ottoman en 1924 - en son contraire : un espace virtuel multiple fourmillant et désorientant, dans lequel prévaut désormais la situation inverse. Nous sommes en face d’une mosaïque dont chaque partie prétend représenter le plus légitimement l’islam du XXème et XXIème siècles. En somme, nous sommes passés du désert à la forêt, ce qui bien entendu accroît la complexité des choses.
Quant au danger d’une possible lutte à mort entre internet et d’autres vecteurs d’enseignement et d’autorité plus traditionnels, on ne peut y répondre sans faire un peu de prédiction hasardeuse. Cependant, il semble qu’au stade jeune où se trouve le phénomène aujourd’hui, internet confine au rôle d’outil didactique rarement unique et autonome. Une institution d’enseignement aura peut être cette option électronique à proposer mais ne se départira pas de ses murs, ses craies et ses tableaux. Dans cette gamme d’institutions aujourd’hui à l’âge de maturité, je pourrais citer l’IESH. Pourtant, il existe bel et bien aussi un fonctionnement 100% numérique d’enseignement d’arabe aujourd’hui. Je m’y intéresse présentement dans mon travail de thèse et voici comment je peux vous le résumer. Par le biais de visioconférences en cours particuliers où à effectifs réduits, des étudiants peuvent apprendre la langue arabe sur des sites de téléenseignement payant. Dans ce cadre, la relation est quasi-individuelle entre le professeur et son étudiant, chacun probablement attablé à son bureau personnel en deux points du monde. La conséquence sociale de ce télé-enseignement a été de grossir les effectifs d’étudiants notamment féminins (épouses et mères de famille) sans besoin de déplacement géographique. A force de prendre des mesures précises sur cette pratique, notamment en interviewant les personnes intéressées, j’en suis arrivé à la conclusion qu’il est peut-être apparu dans les esprits de ces personnes un désir mi-conscient mi-fantasmé de voyage sur place, si vous me tolérez l’antinomie de l’expression, et je l’ai baptisé « hijra virtuelle ».
Il faut savoir en effet que ces sites ont majoritairement leur siège dans le monde arabe (au Caire en particulier). Inutile d’insister sur le fait qu’en termes psychologiques, nous avons ici affaire à un malaise et un refus de la réalité immédiate, sociale notamment. C’est ainsi que pour ces étudiantes, l’étude de l’arabe opère à chaque fois qu’elles commencent un cours une sorte de dépaysement qu’elles assument en général et accentuent à bien des égards (notamment dans le choix des appellations de type kunya qu’elles adoptent dans ces cours : « Umm X, Umm Y ».
Certaines personnes ont eu l’amabilité de nous donner très franchement le détail des projets dont l’apprentissage n’était qu’une étape. Une partie de ces musulmanes nourrissent réellement un projet d’émigration vers les terres de l’islam dans le but de protéger leur foi. Il demeure pourtant que, toute proportion gardée, un grand nombre d’entre elles se contenteront de ces cours agrémentés d’autres relations socio-numériques sur internet au point d’y tisser une seconde vie d’une nature nécessairement irréelle et fragile comme un conte d’Alice au Pays des Merveilles que l’on revisite tous les jours mais qui n’est certainement pas la réalité immédiate, concrète et frustrante de leurs maisons, leurs quartiers, leurs rues, leurs enfants et un environnement qu’elles perçoivent souvent comme agressif.
Hocine Kerzazi : Votre question est de pur bon sens et elle n’a pas échappé à certains chercheurs. Par exemple, Franck Frégosi, excellent analyste français enseignant à Strasbourg, s’est justement penché sur les figures de l’autorité de l’islam en France [1] . Il considère que cette autorité gravite aujourd’hui autour de trois personnages : l’imam, le conférencier et le jurisconsulte (ce qu’on appelle faqīh ou mutafaqqih). Or, l’observation du terrain dans le vécu du musulman nous a bien montré la nette régression du jurisconsulte en tant qu’autorité consultée, ceci du fait d’une indéniable crise de cette fonction mais aussi de « sa numérisation », c’est-à-dire bien-sûr l’apparition de maintes tribunes de fiqh et autres forums de d’istiftā’-iftā’ bien plus accessibles sur internet que dans la réalité. Le phénomène ne va pas sans une certaine dose de dangerosité mais il s’est imposé et il devait fatalement s’étendre un jour sur l’enseignement de l’arabe.
Rappelons ici que l’effet le plus notoire provoqué par internet dans le cyberespace fréquenté par des internautes musulmans a été sans aucun doute de transformer une absence d’autorité centrale - disparue depuis la chute du califat ottoman en 1924 - en son contraire : un espace virtuel multiple fourmillant et désorientant, dans lequel prévaut désormais la situation inverse. Nous sommes en face d’une mosaïque dont chaque partie prétend représenter le plus légitimement l’islam du XXème et XXIème siècles. En somme, nous sommes passés du désert à la forêt, ce qui bien entendu accroît la complexité des choses.
Quant au danger d’une possible lutte à mort entre internet et d’autres vecteurs d’enseignement et d’autorité plus traditionnels, on ne peut y répondre sans faire un peu de prédiction hasardeuse. Cependant, il semble qu’au stade jeune où se trouve le phénomène aujourd’hui, internet confine au rôle d’outil didactique rarement unique et autonome. Une institution d’enseignement aura peut être cette option électronique à proposer mais ne se départira pas de ses murs, ses craies et ses tableaux. Dans cette gamme d’institutions aujourd’hui à l’âge de maturité, je pourrais citer l’IESH. Pourtant, il existe bel et bien aussi un fonctionnement 100% numérique d’enseignement d’arabe aujourd’hui. Je m’y intéresse présentement dans mon travail de thèse et voici comment je peux vous le résumer. Par le biais de visioconférences en cours particuliers où à effectifs réduits, des étudiants peuvent apprendre la langue arabe sur des sites de téléenseignement payant. Dans ce cadre, la relation est quasi-individuelle entre le professeur et son étudiant, chacun probablement attablé à son bureau personnel en deux points du monde. La conséquence sociale de ce télé-enseignement a été de grossir les effectifs d’étudiants notamment féminins (épouses et mères de famille) sans besoin de déplacement géographique. A force de prendre des mesures précises sur cette pratique, notamment en interviewant les personnes intéressées, j’en suis arrivé à la conclusion qu’il est peut-être apparu dans les esprits de ces personnes un désir mi-conscient mi-fantasmé de voyage sur place, si vous me tolérez l’antinomie de l’expression, et je l’ai baptisé « hijra virtuelle ».
Il faut savoir en effet que ces sites ont majoritairement leur siège dans le monde arabe (au Caire en particulier). Inutile d’insister sur le fait qu’en termes psychologiques, nous avons ici affaire à un malaise et un refus de la réalité immédiate, sociale notamment. C’est ainsi que pour ces étudiantes, l’étude de l’arabe opère à chaque fois qu’elles commencent un cours une sorte de dépaysement qu’elles assument en général et accentuent à bien des égards (notamment dans le choix des appellations de type kunya qu’elles adoptent dans ces cours : « Umm X, Umm Y ».
Certaines personnes ont eu l’amabilité de nous donner très franchement le détail des projets dont l’apprentissage n’était qu’une étape. Une partie de ces musulmanes nourrissent réellement un projet d’émigration vers les terres de l’islam dans le but de protéger leur foi. Il demeure pourtant que, toute proportion gardée, un grand nombre d’entre elles se contenteront de ces cours agrémentés d’autres relations socio-numériques sur internet au point d’y tisser une seconde vie d’une nature nécessairement irréelle et fragile comme un conte d’Alice au Pays des Merveilles que l’on revisite tous les jours mais qui n’est certainement pas la réalité immédiate, concrète et frustrante de leurs maisons, leurs quartiers, leurs rues, leurs enfants et un environnement qu’elles perçoivent souvent comme agressif.
Les Cahiers de l'Islam : Le grand public est souvent perdu quant à la signification des mots. Quelle est selon vous, en tant que chercheur, la définition de "l’enseignement islamique" ? Ne s’agit-il pas en réalité des cours d’alphabétisation et de Coran que l’on a toujours dispensé dans les mosquées ?
Hocine Kerzazi : Je vous remercie! Votre question marque bien le point par lequel il faut commencer. En effet, vous avez raison de souligner que les mots véhiculent souvent une charge de sens plus large que l’on pense. Ainsi, l’enseignement islamique, lorsque nous l’analysons, peut à la fois correspondre à l’arabe tarbiya (éducation, centrée sur la personne), ou ta‘līm (enseignement de matières précises, centré sur des contenus). Ceci étant posé, je crois qu’il y aurait peu d’intérêt à ce que je revisite avec vous les matières fondamentales du ta‘līm telles que doit les assimiler le cerveau d’un apprenant dans cette sphère de pensée : les fondements de la foi (‘aqīda), le sens du Coran via l’étude de l’arabe, la connaissance pratique (furū‘) de la jurisprudence (fiqh en son sens premier de « faqāha » = compréhension profonde de la religion)… Puis, à un niveau avancé, la connaissance des fondements juridiques (’uṣūl), etc. Et bien-sûr, je vous fais l’économie d’autres disciplines fondamentales gravitant autour de la sīra nabawiyya, qiṣaṣ al-anbiyā’, corpus minimal (mutūn) de ḥadīṯh.
Vous savez par ailleurs que l’agencement de ces matières présente une certaine mobilité. Une matière, en effet, peut être ou non perçue comme prioritaire par rapport aux autres. Si dans l’espace indonésien et malais la mémorisation du Coran est une urgence dès le plus jeune âge des élèves, vous verrez qu’en Mauritanie, par exemple, il n’est pas rare que les enfants commencent leur mémorisation culturelle sur de la poésie classique (arāǧīz ou qaṣā’id) avant même d’avoir couvert les fameux 60 ḥizb du texte coranique.
Dans le propos qui nous intéresse ici, sachez clairement que je n’ai nullement l’intention ou la compétence de disserter des diverses stratégies par lesquelles les pédagogues musulmans ont bâti leur cursus à travers les siècles. Je pense qu’il est pour vous et moi plus profitable de parler de tarbiya et de ce que nous voulons donner comme contenu à ce terme. Tarbiya signifie éducation, ce qui en tant que tel, se présente comme une entreprise installée dans le temps. Les institutions islamiques en genèse auront devant elles un public d’élèves musulmans vivant dans l’espace républicain français. La question qui se posera alors sera de savoir quel type de valeurs leur transmettre à terme. Qu’en sera-t-il de la relation qu’ils entretiendront entre leur religion et leur citoyenneté républicaine ? Seront-ils suffisamment armés pour dépasser des conflits intérieurs et quelque fois dans l’arène publique portant sur leurs origines ethniques et leur identité culturelle ? Tant que ces questions ne seront pas intégrées dans une démarche formative, il est à craindre qu’elles demeurent à l’état de contentieux non réglés dont l’incubation ne peut faire que du mal aux esprits et aux cœurs. En d’autres termes, ne voulons-nous pas que ces jeunes musulmans expriment demain leur dynamisme de citoyen de la République et du monde avec la même sérénité et la même générosité que leurs concitoyens non musulmans ? Comment y parviendraient-ils s’ils véhiculent en eux les mêmes douleurs et les mêmes doutes ayant inhibé les générations de leurs grands frères et de leurs parents ? Bien-sûr, il existe une vision a minima du projet de tarbiya : donner aux élèves un maigre petit viatique de bonnes mœurs (ḫuluq), de règles de convenance souvent intracommunautaires (ādāb) et malheureusement perçues sous le seul angle de la différenciation (ce qu’on appelle muḫālafa). Vous et moi n’avons que trop vu des jeunes musulmanes et musulmans garçons et filles incapables de se définir autrement que par une différence vestimentaire, comme si personne ne leur avait parlé de sourire, de bienveillance et d’excellence éthique, ce que nous pourrions appeler techniquement tafāḍuliyya (recherche de l’excellence comportementale) mais qu’il me plaît à connecter modestement et fidèlement à ce que la tradition prophétique appelle « les nobles valeurs éthiques » (makārim al-aḫlāq).
Les Cahiers de l'Islam : Pensez vous que le cadre républicain laissera aux musulmans une totale liberté dans la construction de ces valeurs ? Comme vous le savez, il y a plus d’un dossier conflictuel entre la République et les valeurs revendiquées par les musulmans.
Hocine Kerzazi : Bien-entendu… Mais je réservais ma réponse là-dessus à une partie indépendante, parce que maintenant nous entrons dans des choses plus techniques. Tout d’abord, laissez-moi vous présenter l’outil du fiqh al-aqalliyyāt (jurisprudence des minorités). Il s’agit d’un outil apparu dans les années 1980 et susceptibles de fournir un canevas de réflexion aux pédagogues de l’enseignement islamique en France. Le présupposé de cette vison juridique serait que les musulmans vivant hors des terres venant de l’islam subissent des contraintes ouvrant droit pour eux à des situations exceptionnelles. Cette réflexion suppose aussi qu’à travers les siècles s’est maintenue une frontière bien nette entre un espace franchement musulman et bienveillant (dār al-islām) auquel s’opposerait un espace dominé par des puissances adverses à l’islam, dont l’agressivité et la volonté de détruire ne fait aucun doute (dār al-ḥarb). Pardonnez-moi de vous faire un véritable cours, mais nous nous devons de comprendre ces présupposés car ils sont justement discutés par les penseurs musulmans aujourd’hui. Je veux dire par là que la théorie du fiqh al-aqalliyyāt ne fait pas l’unanimité. Ainsi par exemple, Tariq Ramadan fait-il partie de ceux qui appellent à une mesure plus pragmatique des choses : les Etats non-musulmans comme la France, sont devenus aujourd’hui ce qu’il appelle un espace de témoignage (Dār al-šahāda) offrant une relative mesure de liberté et de protection des hommes et de leurs croyances. En conséquence, Tariq Ramadan pense que le fiqh que l’on devrait pratiquer n’a pas besoin de se ramifier en une énième voie au nom de la situation des musulmans minoritaires. Selon lui, le corpus et surtout la souplesse interne du fiqh existant de nos jours permettent, si on y réfléchit profondément, de gérer les situations telles que celles des musulmans d’Europe ou d’ailleurs. Disons par commodité que les divergences se situent au niveau du choix des termes plus que sur le fond des choses. C’est dans cette dynamique par exemple que Faysal Mawlawi [2] ou Sheikh Al-Habib al-`Alî Al-Jifrî [3] ont développé ce qu’ils appellent un fiqh de la citoyenneté (fiqh al-muwāṭana).
A présent, du côté du cadre légal républicain français, il faut distinguer les questions formelles des questions didactiques. Sur le plan formel, il est évident que l’existence d’écoles, de collèges et de lycées privés islamiques résoudra les questions vestimentaires (foulards et autres signes extérieurs confessionnels). En revanche, en abordant la question des contenus didactiques qui ont causé des fossés entre les familles musulmanes et l’Education nationale, mon avis et même ma conviction serait de ne pas pratiquer une politique frileuse d’évitement. Prenons des exemples :
- Des sujets de contenus très sensibles tels que le darwinisme, la théorie du genre, etc. pourraient me semble-t-il avoir leur place en tant que contenu enseigné dans des institutions scolaires musulmanes à condition de les soumettre au regard critique qu’elles méritent en tant qu’hypothèses humaines.
- Sur un plan gestionnaire, pourquoi ne pas se poser franchement la question de la validité du recrutement d’agents pédagogiques ou disciplinaires non musulmans dans ces institutions. Si par comparaison, nous regardions la situation des écoles privées catholiques et juives, nous pourrions rapidement conclure au caractère superflu et presque rhétorique de cette question. Les professeurs et agents d’éducation sont des professionnels dont les nominations sont en général à pointer par les rectorats, ceci en plus dans un espace républicain garantissant la liberté de pensée. Alors, où y a t-il donc problème ?
- Le rapport à l’histoire et au patrimoine aurait lui aussi besoin d’être assaini par un traitement pédagogique à l’intention des uns et des autres. Visiter une église, un mémorial (de celui de Caen pour le débarquement de 1944 à celui d’Auschwitz pour l’Holocauste) un musée ou quelque autre lieu chargé d’histoire n’est-il pas autre chose qu’une activité pédagogique doublée, s’agissant d’un public musulman de la mise en pratique d’une injonction coranique bien connue me semble-t-il : réfléchir et méditer sur les anciens peuples de l’humanité à travers les traces qu’ils ont laissées dans la pierre et la pensée ? Voyez par exemple le fameux Code d’Hamourabi en Irak : qui serait fondé, musulman ou non, à nier ou minimiser le poids d’enseignement que cette pierre véhicule à travers plus de 2000 ans ? Je sais qu’il est facile de discourir comme nous le faisons entre nous alors que nous ne sommes pas forcément vous et moi dans la position de parents d’enfants scolarisés. Je pense avoir néanmoins le devoir de d’observer ici qu’au-delà d’un certain niveau de méfiance tous azimuts les musulmans risquent de développer une véritable paranoïa. En plus, si vous interrogez l’angle de vue d’un psychologue, il vous répondra sûrement que votre problème est beaucoup plus symptomatique d’une faiblesse liée à votre foi religieuse qu’il ne l’est d’une agressivité extérieure, ne pensez-vous pas ? Je peux aussi témoigner devant vous que, dans ma position de chercheur, je suis très souvent sollicité par des acteurs sociaux non musulmans en peine de trouver des cours de culture générale ou croisée à propos de l’islam, de sa croyance, de sa civilisation et de ses lieux de culte sur le sol français. Ces gens, dans la confiance totale qu’ils me portent ne craignent pas de recevoir de ma part un discours orienté et doctrinal. Vous voyez, les hommes de bonne volonté existent.
Les Cahiers de l'Islam : Ne trouvez vous pas que lorsque les musulmans comparent les autres systèmes de pensée au leur, se trouvent souvent en panne d’originalité. Un peu comme si les valeurs humanistes se trouvaient déjà ailleurs, mieux exprimées que par eux-mêmes, de façon plus évoluée que dans leur sphère, un peu comme une plante qui ne semble fleurir que chez le voisin. Ne considérez vous pas que les musulmans nourrissent un véritable complexe à ce sujet ?
Hocine Kerzazi : Vous avez raison de diagnostiquer cela comme un complexe, en ce sens cette gêne dont vous parlez relève dans sa nature d’un ressenti et non pas d’une carence ou d’un problème réel. Tout d’abord, essayons de nous élever au-dessus d’un esprit puéril de parrainage : les valeurs de l’humanisme, tout comme le progrès scientifique n’appartiennent pas à une culture et ne sont pas protégées par un quelconque brevet. Il faut comprendre en profondeur que ces valeurs sont inhérentes aux cultures humaines malgré leurs différences extérieures.
Les musulmans à cet égard, ont la chance d’appartenir à une culture de l’écrit, je veux dire une culture ayant développé de façon naturelle la réflexion et l’attraction. Si, à présent, nous voulions présenter au monde ce que l’islam a d’original eu égard aux valeurs de l’humanisme, nous n’aurions pas besoin d’une exégèse habile ou torturée. Rappelez-vous par exemple, le commentaire de Pierre Rabhi sur la crise économique mondiale récente. Lorsque ce philosophe dénonce la mise à l’écart de l’humain dans les processus économiques gérant le monde, il nous renvoie en substance à l’un des fondamentaux du message coranique : celui qui commande de replacer en permanence l’humain au centre des activités humaines, et ceci – comme il apparaît dans la tradition exégétique du tafsīr - même dans le rapport qu’entretient l’homme à son environnement.
L’islam, par la voix du Coran, recommande de veiller à l’équilibre permanent de tout ce qui entoure l’humanité, d’où les injonctions d’ailleurs à la méditation sur les fameux versets universaux (ayāt kawniyya). Ce concept que renferme le terme de mīzān suggère que le développement économique pour libéral et libéré qu’il soit en islam, ne doit pas devenir une machine à broyer l’environnement. Les droits de l’humain sont affirmés avec évidence dans le Coran et parfois dans une simplicité que nous ne remarquons pas. Ainsi, par exemple, le droit à vivre et être nourri. N’avez-vous pas été frappé de l’insistance avec laquelle le Coran appelle à nourrir les pauvres et les nécessiteux (iṭ‘āmu al-masākīn) ? Les penseurs américains Hamza Yusuf et Zaid Shakir en ont même fait l’une de leurs thématiques favorites lorsqu’ils rappellent que la Oumma est fondamentalement la nation qui a le devoir de nourrir les autres. Or, ce système de valeur est aussi celui qui place le commerçant et son activité au rang élevé des hommes élevés et des martyrs. Vous voyez ici comment l’islam exige à la fois des individus un extrême dynamisme de profit (commerce, tiǧāra), en même temps que la pratique d’un extrême altruisme. N’oubliez pas que je ne suis pas aux commandes de ces projets pédagogiques, mais je crois tout de même que si vous intégrez cette réflexion dans une formation pédagogique, vous rendrez à vos élèves musulmans (et sans doute à tous les humains qui vous écoutent) la conscience et la fierté d’être des acteurs dont aucune action n’est futile… et vous aurez ce faisant pulvérisé le complexe de non originalité dont vous me parliez dans votre question. Et je ne vous apprendrai pas que ma réponse est ici réduite à sa forme la plus résumée. Il me souvient d’avoir provoqué des réactions d’étonnement et de souffle coupé lorsque j’expliquais à des non musulmans que dans la couche spirituelle de cette dualité développement-altruisme, l’islam considère que la richesse d’un capital ne peut être enrichie si elle n’est pas accompagnée par la générosité à l’endroit des nécessiteux, à l’image d’un court d’eau dont la vivacité est liée à son perpétuel mouvement et aux terres qu’ils vivifient. A présent, si vous connectez cette thématique aux problèmes de la faim au Soudan, ou la frénésie de création de richesse basée sur du vide telle que la pratique le système financier mondial, vous voyez qu’il y a des réflexions de fond à conduire.
Les Cahiers de l'Islam : Pour finir, quels sont d’après vous les défis auxquels doit faire face l’enseignement islamique aujourd’hui ?
Hocine Kerzazi : Pour vous répondre en peu de mots, permettez-moi d’aller à ce qui est essentiel. Je vais donc choisir un défi tournant notre regard vers l’environnement : cette France où nous vivons ; et je vous parlerai ensuite d’un défi qui nous amènera à l’intérieur des personnes : ces jeunes musulmans dont nous supposerons pour les besoins du raisonnement qu’ils constitueront le gros des effectifs ciblés par cet enseignement.
En direction de la France comme cadre spatial, les défis de l’enseignement islamique aujourd’hui s’imposent d’abord aux parents et acteurs de la communauté éducative. Ce sont ceux d’une contribution profonde à l’avenir de notre pays en faveur de nos concitoyens. Ceci passe nécessairement par un travail sur le regard que la communauté porte sur elle-même ainsi que sur le monde. Les enfants de ces écoles doivent pouvoir agir sereinement non pas dans l’intérêt des musulmans exclusivement, mais ils doivent, en puisant dans l’éthique qu’on leur enseignera, œuvrer dans l’intérêt de tous, musulmans ou non. Ils doivent se réconcilier avec leurs valeurs humanistes et la vocation évidente qu’a l’islam à défendre justice, équilibre et bonheur dans l’intérêt de tous les êtres humains. C’est ce qu’on appelle le concept de la šumūliyya dans le textes des penseurs musulmans contemporains et anciens (même si en y regardant de près ce terme traîne son lot de connotations problématiques). Lorsque le Coran parle de l’apparition de la corruption sur terre et sur mer (al-fasād fī l-barri wa-l-baḥri) comme dans la sourate Al-Rūm (30 : 41), les exégètes y voient une interpellation des cerveaux et des coeurs sur le plan d’un intérêt commun à tout ce qui est humain et tout ce qui est vivant sur terre et sur mer. Vous voyez que sans besoin d’exégèse approfondie, un lecteur attentif du Coran peut dépasser immédiatement l’échelle étriquée d’un affrontement ridicule de communauté à communauté ou de croyance contre croyance. Il n’y a donc aucune difficulté et surtout aucun artifice à exploiter avec des générations montantes d’élèves le thème de la fraternité humaine et même universelle telle que le Coran en parle à l’instar d’autres sources religieuses ou séculaires.
Le second défi qui me vient à l’esprit et dont je pense qu’il a sa place ici est lui aussi lourd et délicat à traiter. Pendant des années, les musulmans eux-mêmes ainsi bien-sûr que certaines tribunes politiques et médiatiques ont vécu une autre dualité que l’opposition tradition religieuse et modernité. Je veux vous parler de la dualité liée aux origines historiques et géographiques de l’islam. Au seul motif que le Coran est un texte arabe et que la prière se récite dans cette langue, il s’est construit au fil des années une unanimité dans l’erreur par laquelle tout le monde tient un musulman dans l’égal d’un Arabe. Evidemment, nous savons vous et moi que le contexte de l’histoire récente y a son rôle à jouer. Au Royaume-Uni, on posera dans l’équation un autre stéréotype, celui du musulman indopakistanais. Les générations de jeunes qui sont appelés à fréquenter ses écoles islamiques portent presque toutes ce problème comme un virus en incubation à l’intérieur d’eux-mêmes.
Je suis aussi fondé à penser que ce malaise général est important. D’une part, comme vous le voyez, il forme une illusion collective dans les yeux de tous, musulmans ou non. Pour preuve, la dernière foucade de Marine Le Pen et Eric Zemmour sommant les familles musulmanes désireuses de s’intégrer dans le paysage français d’adopter des prénoms français. D’autre part, du côté des musulmans eux-mêmes nombreuses sont les personnes qui vivent leur double culture (nord-africaine par l’origine et française par le quotidien) comme la preuve d’un manque (ils ne sont ni vraiment ceci ni vraiment cela) plutôt que comme une richesse. Pour ces personnes, la culture arabo-nord-africaine fonctionne malheureusement comme un repoussoir à ce qui lui est extérieur. Autrement dit, ces jeunes dans le sillage de leurs aînés font perdurer en quelque sorte dans le champ comportemental des conflits qui sont aujourd’hui dans les livres d’histoire : le Français contre l’Algérien, etc. Un regard de curiosité en direction des cultures swahilies (c’est-à-dire comoriennes pour la France) pourrait ici nous apporter un éclairage neuf. Les gens de ces régions regardent vers la France avec une sincère bienveillance tout en vivant leur islamité sereinement. L’arabe pour eux est une couche fondamentale de la culture à donner à leurs enfants que ce soit dans leur région d’origine ou dans les terres d’émigration où ils fondent des shionis (petites madrasas) souvent gérés par les mères. En résumé, vous voyez que ces personnes véhiculent en elles une culture à plusieurs volets dont témoigne leur trilinguisme : à côté du français, ils parlent leur langue et sont assez souvent capables d’utiliser un certain bagage d’arabe. Ces gens vivent à côté des autres musulmans et n’ont rien de spécial. Leur exemple en est d’autant plus instructif. Croyez-bien que je ne veux pas angéliser leur situation. Il est certain que nombre d’entre ces Comoriens ont eu à souffrir en France du racisme à la couleur de peau par exemple, mais je tiens à souligner que leur attachement historique à l’islam est encore plus ancien que celui des régions maghrébines, ainsi que leurs relations avec le monde arabe (leur archipel a été pendant des siècles le partenaire commercial de la région du sultanat d’Oman, par exemple). Ce qui m’intéresse dans leur situation c’est qu’ils ont géré le multiculturalisme comme un atout plutôt que comme un handicap.
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[1] Franck Frégosi, « L’Imam, le conférencier et le jurisconsulte : retour sur trois figures contemporaines du champ religieux islamique en France », Archives de sciences sociales des religions [En ligne], 125 | janvier - mars 2004, mis en ligne le 22 février 2007, consulté le 09 avril 2012. URL : http://assr.revues.org/1040))
[2] Libanais, auteur de Le musulman citoyen d‘Europe, International Union of Muslim Scholar : 2008, sl.
[3] Orateur yéménite anglophone.
[1] Franck Frégosi, « L’Imam, le conférencier et le jurisconsulte : retour sur trois figures contemporaines du champ religieux islamique en France », Archives de sciences sociales des religions [En ligne], 125 | janvier - mars 2004, mis en ligne le 22 février 2007, consulté le 09 avril 2012. URL : http://assr.revues.org/1040))
[2] Libanais, auteur de Le musulman citoyen d‘Europe, International Union of Muslim Scholar : 2008, sl.
[3] Orateur yéménite anglophone.