Reda Benkirane. © DR
Le Monde des religions
Publié le 29/05/2018
Propos recueillis par Marie Chabbert
Dans Islam, à la reconquête du sens*, vous déplorez le repli dogmatique et politique de l’islam contemporain. Comment expliquez-vous le développement de cet islam radical que vous décrivez comme « pathologique » ?
Beaucoup d’Occidentaux pensent que l’islam a toujours été ostentatoire, politique et violent, et qu’ils n’en auraient pris conscience que récemment avec l’arrivée de migrants musulmans en Europe. Mais si l’on se tourne vers l’histoire, on remarque rapidement que l’islam politique tel qu’il se manifeste aujourd’hui dépend moins des manifestations historiques de la religion musulmane que d’une stratégie politique récente à laquelle ont largement contribué les gouvernements occidentaux.
Contrairement à ce qu’on pourrait croire, dès le XIXe siècle, les sociétés du Maghreb et du Moyen-Orient étaient en voie de sécularisation. La religion n’y était qu’un facteur culturel de cohésion sans rôle politique prééminent. Au moment de la décolonisation, les pays du monde arabo-musulman étaient plutôt attirés par les modèles idéologiques du socialisme et du communisme. En sa qualité d’ennemi numéro un de l’idéologie libérale des anciens colons, le marxisme en vogue à l’époque correspondait aux besoins des nouveaux États arabes et africains, ce dont étaient bien conscients les pays occidentaux dans un contexte de guerre froide. Ceux-ci ont donc encouragé le développement d’un autre modèle idéologique perçu comme réactionnaire dans les pays du Maghreb et au Moyen-Orient : un retour politique au religieux.
Pendant des décennies, des courants minoritaires, voire considérés comme hérétiques, ont donc été encouragés de manière artificielle jusqu’à devenir le cœur de l’orthodoxie. C’est le cas du wahhabisme en Arabie Saoudite. Avec la première crise du pétrole dans les années 1970, les pétromonarchies ont commencé à prendre de l’importance sur le plan idéologique et politique, et la stratégie des pays occidentaux leur a tout simplement échappé. L’islam politique et dogmatique qu’ils avaient encouragé s’est émancipé pour donner lieu entre autres au khomeynisme, à l’assassinat d’Anouar el-Sadate, à la guerre d’Afghanistan et pour finir à l’émergence du djihadisme.
Or, selon vous, le développement d’un tel islam politique signe moins un retour spectaculaire du religieux qu’une « sortie de l’islam »…
Vue de près, la phase actuelle de repli dogmatique de l’islam et ses conséquences violentes ressemblent à un retour du religieux. Cependant, il me semble que cette manifestation spectaculaire d’un « religieux ultra-religieux » n’est qu’un effet de surface qui résulte d’un mouvement global de sortie de l’islam. En fait, il faut bien distinguer les discours et les pratiques. L’islam contemporain se veut toujours plus absolu, normatif et crispé autour d’une confusion des dimensions spirituelles et temporelles. Pourtant, dans la pratique, les plus radicaux procèdent à une désacralisation sauvage de l’islam.
On le voit clairement dans le lien de courants fondamentalistes à l’économie capitaliste. Après la fin de la guerre froide, la chute du bloc communiste a laissé un vide idéologique : le rôle d’ennemi métaphysique de l’Occident était à pourvoir. À première vue, il semble que l’islam ait pris le relais. Pourtant, loin de proposer une alternative idéologique, celui-ci semble plutôt accompagner sinon faciliter le triomphe idéologique du capitalisme. Le salafisme a beau louer, sur le papier, le modèle de vie des pieux anciens, dans les faits, il s’accommode bien de la transformation de La Mecque en un nouveau Las Vegas et de l’émergence de temples de la consommation sur les ruines mêmes des sites les plus sacrés de l’islam. Ainsi, les vestiges de la demeure de Khadija, la première épouse du Prophète, ont été rasés pour y construire des toilettes publiques. Le lieu de naissance du Prophète a lui aussi été détruit.
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(*) Islam, à la reconquête du sens, Reda Benkirane (Le Pommier, 2017)