Publication avec l'accord de l'IESR-Sorbonne . Référence de l'article : Francois Burgat. L'islam des uns et l'islamisme des autres. Document de réflexion pour L'Institut Européen en Sciences des Religions. 2007.
Résumé : Il n’existe pas en effet de définition académique consensuelle de la notion d’« islamisme ». Il est donc difficile de tracer une frontière scientifique entre les perceptions respectives, variables jusqu’à être antinomiques, des observateurs ou même des acteurs de l’« islamisme » et de l’« islam ». Depuis la révolution iranienne de 1979 d’abord, et, plus encore, depuis les attentats du 11 septembre 2001, c’est le qualificatif « islamisme » qui désigne tout ce dont la rive occidentale du monde entend se démarquer dans les pratiques de ceux qui, en politique ou en société, s’inspirent de façon explicite ou ostentatoire de la religion musulmane.
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Tracer la frontière entre l’« autre » musulman acceptable et celui qui ne l’est pas est un objectif ambitieux. En France, de toute évidence, il est encore loin d’être atteint. Il n’existe pas en effet de définition académique consensuelle de la notion d’« islamisme ». Il est donc difficile de tracer une frontière scientifique entre les perceptions respectives, variables jusqu’à être antinomiques, des observateurs ou même des « acteurs » de l’« islamisme » et de l’« islam ». Cette incertitude terminologique traduit la diversité et le caractère évolutif des perceptions de dynamiques à l’œuvre à la fois dans le champ politique arabe (ou plus largement « musulman »), dans l’arène des relations internationales nord-sud ainsi que dans l’espace européen, au cœur de l’alchimie identitaire occidentale. Lorsqu’en 1883, Ernest Renan prononce sa célèbre conférence sur « L’islamisme et la science », le terme a vocation à rendre compte de l’entière référence à l’Islam. Plus d’un siècle plus tard, la terminologie couramment employée en France prend le plus souvent le soin de distinguer l’« Islam », appellation relativement neutre évoquant la religion révélée au prophète Mahomet, et l’« islamisme » qui serait une expression négative et sectaire de cette religion. L’usage courant se garde, en principe, d’assimiler tout l’« Islam » de « tous les musulmans » aux travers que dénonçait Renan lorsqu’il évoquait la « nullité intellectuelle des races qui tiennent uniquement de cette religion leur culture et leur éducation ».
Depuis la révolution iranienne de 1979 d’abord, et, plus encore, depuis les attentats du 11 septembre 2001, c’est le qualificatif « islamisme » qui désigne tout ce dont la rive occidentale du monde entend se démarquer dans les pratiques de ceux qui, en politique ou en société, s’inspirent de façon explicite ou ostentatoire de la religion musulmane. Alors qu’il est revendiqué par une partie au moins des acteurs (qui y voient une façon de signaler leur militance), le label « islamiste » est réservé par les observateurs occidentaux (et une partie des élites arabes) aux adeptes d’une lecture restrictive et déformée, sectaire et intolérante, socialement machiste et politiquement antidémocratique de la religion musulmane. L’islamiste est celui qui veut prendre le pouvoir pour créer – ou se maintenir au pouvoir pour faire perdurer – un « État islamique » fondé sur une imposition de la norme loi musulmane (la chari’a) susceptible de porter atteinte aux libertés et aux droits individuels, tout particulièrement ceux des femmes et des opposants politiques, et de menacer la paix régionale ou mondiale. C’est cette vision qui est aujourd’hui dominante dans la majorité des ouvrages pédagogiques : « L’islamisme apparaît au début du XXe siècle lorsque certains fondamentalistes exigent que leur État devienne un État islamique, afin que le fonctionnement politique, social et religieux du pays obéisse à la charia, c’est-à-dire à l’ensemble des règles du Coran » (Histoire Géographie Terminale L-ES-S Bacs Blancs Nathan 2005).
Si la fonctionnalité de cette distinction entre un (bon) « islam » et un mauvais « islamisme » demeure relative, c’est qu’elle laisse en fait entier le problème de savoir où placer le « curseur » entre les destinataires de l’une ou l’autre appellation. Très fréquemment, c’est « toute » la religion de « tous les musulmans », et non point seulement son expression « islamiste », qui est réputée indissociable du sexisme, de l’obscurantisme ou de la violence politique : c’est le cas dans des écrits radicaux comme ceux de la journaliste italienne Oriana Fallaci ou du professeur français de philosophie Robert Redecker, mais, tout autant, dans les propos du pape Benoit XVI à Ratisbonne en 2006 ou même chez certains intellectuels de « culture musulmane » parlant en Europe. La catégorie « islam » (re)prend dans ce cas un sens proche de celui que donnait Renan à l’islamisme et la distinction suggérée par la terminologie n’a plus d’intérêt.
Le label non stigmatisant de simple « musulman » tend de surcroît à n’être attribué qu’à un nombre de plus en plus limité d’acteurs politiques. Il leur est moins demandé de reconnaître expressément la validité d’un espace de la laïcité (ce que font tous les acteurs associatifs de la scène française par exemple, mais également, dans le monde arabe, un large courant d’acteurs dits « islamistes ») que le renoncement plus ou moins explicite aux marqueurs de la pratique religieuse (jeûne du mois de ramadan, pèlerinage à La Mecque, non-consommation d’alcool), seul moyen de les prémunir de toute suspicion de « communautarisme » ou de fondamentalisme « islamiste ». Plus structurellement enfin, dans les arènes politiques du monde arabe et musulman, la condamnation indiscriminée que véhicule le label islamiste tend à être appliquée par la norme médiatique et politique française à des composantes très larges, très vraisemblablement majoritaires, du paysage électoral. C’est cette stigmatisation de pans entiers de la population politique du sud de la Méditerranée qui pose de plus en plus clairement le problème de sa validité scientifique.
Majorité n’est certes pas raison. Mais la rationalité de cette stigmatisation indiscriminée de nos principaux interlocuteurs politiques arabes doit urgemment être interrogée. La perception des dynamiques protestataires à travers le seul prisme de la religion aboutit en effet à masquer la matrice profane et simplement politique des résistances (à des occupations militaires) ou des oppositions (à des régimes autocratiques ou dictatoriaux). L’« islamisme », omniprésent fauteur de troubles, se voit imputer, de façon trop unilatérale, la responsabilité de la quasi-totalité des crises internes du monde musulman, celle des tensions avec l’État hébreu et, plus largement encore, celle des « ratés » des mécanismes mondiaux de régulation des conflits : « Les mouvements islamistes […] sont à l’origine d’une déstabilisation du monde, d’autant plus que les États-Unis, en riposte aux attentats qu’ils ont subis, ont déclenché une guerre dite “préventive” contre Saddam Hussein, dictateur irakien, censé aider les réseaux terroristes, dont Al-Qaïda. Cette politique a provoqué une mésentente entre les grandes puissances et embrasé l’Irak, où les actions terroristes ne cessent de se multiplier. » « La question d’Israël est un autre élément de l’influence croissante de l’islamisme : toutes les actions militaires des pays arabes contre cet État ayant échoué, la conviction s’impose que c’est une punition d’Allah face au non-respect du Coran par les populations musulmanes » (Nathan, ibidem).
De façon plus discutable encore, la catégorie islamiste véhicule jusqu’à ce jour un postulat trop rarement questionné : la dynamique de « réislamisation » du lexique politique et donc tous les acteurs qui « parlent musulman » seraient de façon indiscriminée des adversaires des dynamiques de libéralisation politique et de modernisation sociale. Or de très nombreux travaux ont solidement établi que ces complexes dynamiques de modernisation continuent de toute évidence à opérer, fut-ce en utilisant un carburant symbolique puisé dans la culture « islamique » : c’est le cas aussi bien de courants tels que ceux qui ont déjà porté au pouvoir le Premier ministre turc Erdogan ou même le Palestinien Haniyeh, que de ceux qui pourraient produire demain des majorités politiques dans la plupart des pays de la région. Avec le lexique de la culture religieuse, mais en mobilisant des modes d’actions bien plus diversifiés, les courants politiques stigmatisés aujourd’hui comme « islamistes » (et les diverses expressions des héritiers des Frères musulmans) ont plusieurs agendas autres que religieux.
S’ils traduisent encore une tension identitaire vis-à-vis d’une laïcisation parfois perçue comme une occidentalisation de leur société, ils sont aujourd’hui avant tout en prise, souvent d’ailleurs en coopération avec les oppositions de gauche, avec l’autocratisme des élites au pouvoir. Quant à leur tension avec l’environnement occidental, elle s’explique bien moins par un supposé « refus des valeurs occidentales » que par les procédés employés par l’occident pour maintenir son hégémonie et, notamment, le soutien indéfectible qu’il accorde à des régimes autoritaires pour proroger des formes de dépendance héritées de la période coloniale.
Ne serait-ce que pour les débattre, la distinction « islam/islamisme » gagnerait donc à intégrer un certain nombre de paramètres permettant de dépasser la simple stigmatisation indiscriminée des courants « islamistes ». Par-delà les raccourcis de la représentation médiatique et les enjeux des luttes politiques, les acquis ou même seulement les débats en cours dans les sciences sociales pourraient être ainsi plus systématiquement mobilisés au service de la construction de l’image de « l’autre » musulman. Au cœur de cette révision, pourrait figurer la discussion de plusieurs propositions :
- la forte capacité de mobilisation du référentiel islamique tient au moins autant aujourd’hui à son caractère « endogène » qu’à sa dimension religieuse ou sacrée et traduit donc autant une affirmation identitaire que la résurgence irraisonnée du sentiment religieux;
- l’usage du lexique islamique ne permet pas de préjuger des modes d’actions des acteurs « islamistes » (qui doivent être analysés dans leurs contextes respectifs) vis-à-vis des dynamiques de libéralisation politique et de modernisation sociale.
Le label non stigmatisant de simple « musulman » tend de surcroît à n’être attribué qu’à un nombre de plus en plus limité d’acteurs politiques. Il leur est moins demandé de reconnaître expressément la validité d’un espace de la laïcité (ce que font tous les acteurs associatifs de la scène française par exemple, mais également, dans le monde arabe, un large courant d’acteurs dits « islamistes ») que le renoncement plus ou moins explicite aux marqueurs de la pratique religieuse (jeûne du mois de ramadan, pèlerinage à La Mecque, non-consommation d’alcool), seul moyen de les prémunir de toute suspicion de « communautarisme » ou de fondamentalisme « islamiste ». Plus structurellement enfin, dans les arènes politiques du monde arabe et musulman, la condamnation indiscriminée que véhicule le label islamiste tend à être appliquée par la norme médiatique et politique française à des composantes très larges, très vraisemblablement majoritaires, du paysage électoral. C’est cette stigmatisation de pans entiers de la population politique du sud de la Méditerranée qui pose de plus en plus clairement le problème de sa validité scientifique.
Majorité n’est certes pas raison. Mais la rationalité de cette stigmatisation indiscriminée de nos principaux interlocuteurs politiques arabes doit urgemment être interrogée. La perception des dynamiques protestataires à travers le seul prisme de la religion aboutit en effet à masquer la matrice profane et simplement politique des résistances (à des occupations militaires) ou des oppositions (à des régimes autocratiques ou dictatoriaux). L’« islamisme », omniprésent fauteur de troubles, se voit imputer, de façon trop unilatérale, la responsabilité de la quasi-totalité des crises internes du monde musulman, celle des tensions avec l’État hébreu et, plus largement encore, celle des « ratés » des mécanismes mondiaux de régulation des conflits : « Les mouvements islamistes […] sont à l’origine d’une déstabilisation du monde, d’autant plus que les États-Unis, en riposte aux attentats qu’ils ont subis, ont déclenché une guerre dite “préventive” contre Saddam Hussein, dictateur irakien, censé aider les réseaux terroristes, dont Al-Qaïda. Cette politique a provoqué une mésentente entre les grandes puissances et embrasé l’Irak, où les actions terroristes ne cessent de se multiplier. » « La question d’Israël est un autre élément de l’influence croissante de l’islamisme : toutes les actions militaires des pays arabes contre cet État ayant échoué, la conviction s’impose que c’est une punition d’Allah face au non-respect du Coran par les populations musulmanes » (Nathan, ibidem).
De façon plus discutable encore, la catégorie islamiste véhicule jusqu’à ce jour un postulat trop rarement questionné : la dynamique de « réislamisation » du lexique politique et donc tous les acteurs qui « parlent musulman » seraient de façon indiscriminée des adversaires des dynamiques de libéralisation politique et de modernisation sociale. Or de très nombreux travaux ont solidement établi que ces complexes dynamiques de modernisation continuent de toute évidence à opérer, fut-ce en utilisant un carburant symbolique puisé dans la culture « islamique » : c’est le cas aussi bien de courants tels que ceux qui ont déjà porté au pouvoir le Premier ministre turc Erdogan ou même le Palestinien Haniyeh, que de ceux qui pourraient produire demain des majorités politiques dans la plupart des pays de la région. Avec le lexique de la culture religieuse, mais en mobilisant des modes d’actions bien plus diversifiés, les courants politiques stigmatisés aujourd’hui comme « islamistes » (et les diverses expressions des héritiers des Frères musulmans) ont plusieurs agendas autres que religieux.
S’ils traduisent encore une tension identitaire vis-à-vis d’une laïcisation parfois perçue comme une occidentalisation de leur société, ils sont aujourd’hui avant tout en prise, souvent d’ailleurs en coopération avec les oppositions de gauche, avec l’autocratisme des élites au pouvoir. Quant à leur tension avec l’environnement occidental, elle s’explique bien moins par un supposé « refus des valeurs occidentales » que par les procédés employés par l’occident pour maintenir son hégémonie et, notamment, le soutien indéfectible qu’il accorde à des régimes autoritaires pour proroger des formes de dépendance héritées de la période coloniale.
Ne serait-ce que pour les débattre, la distinction « islam/islamisme » gagnerait donc à intégrer un certain nombre de paramètres permettant de dépasser la simple stigmatisation indiscriminée des courants « islamistes ». Par-delà les raccourcis de la représentation médiatique et les enjeux des luttes politiques, les acquis ou même seulement les débats en cours dans les sciences sociales pourraient être ainsi plus systématiquement mobilisés au service de la construction de l’image de « l’autre » musulman. Au cœur de cette révision, pourrait figurer la discussion de plusieurs propositions :
- la forte capacité de mobilisation du référentiel islamique tient au moins autant aujourd’hui à son caractère « endogène » qu’à sa dimension religieuse ou sacrée et traduit donc autant une affirmation identitaire que la résurgence irraisonnée du sentiment religieux;
- l’usage du lexique islamique ne permet pas de préjuger des modes d’actions des acteurs « islamistes » (qui doivent être analysés dans leurs contextes respectifs) vis-à-vis des dynamiques de libéralisation politique et de modernisation sociale.