Dr Moreno al Ajamî. Médecin, Docteur en Littérature et Langue arabe, Islamologue, Théologien,… En savoir plus sur cet auteur
Jeudi 3 Avril 2014

L’islam est-il parfait ? – Réforme islamiste ; réforme islamique ; réforme de l’islam –



Vers la réforme de l’islamité

Les croisades ont été le premier choc géopolitique et civilisationnel Occident-Orient, qualification bipolaire purement conventionnelle, convenons-en. Néanmoins, c’est bien le monde occidental d’alors, la première Europe, qui fut marqué par le monde musulman. Le deuxième choc, Orient-Occident cette fois, eut lieu au XIXe. La Colonisation suscita, par tous les moyens, le phénomène inverse : l’avancée de l’Occident marqua le monde musulman, le prophétique Émir Abdelkader en témoignera. Cette confrontation-rencontre est à l’origine du mouvement réformiste, al iṣlâḥ, qui de Muhammad Abduh à Abû Shuqqa en passant par Ali Abderraziq et Rachid Reda et Saïd Nursi s’efforcera de relire l’islam afin, non pas de le “moderniser”, mais de le rendre compatible avec ce que le dominant nomme modernité. Plus politique et moins intellectuel, l’ensemble des mouvements dits fréristes aura prolongé cette tentative jusque vers la fin du XXe siècle avant que de s’abandonner à l’ivresse facile du wahhabisme de marché. Il n’y a donc pas de troisième choc possible, les bouffées jihadistes actuelles ne sont que les soubresauts des affres du vieil homme malade, dépecé depuis longtemps, et à présent à l’agonie.

• Le musulman serait-il parfait ? La réforme islamiste.
 
Ce n’est point l’histoire qui nous intéresse ici, ni même l’histoire des idées, mais l’identification diagnostique du mal qui ronge et ruine le discours réformiste depuis près de deux siècles. Sans doute est-ce Malik Bennabi qui en précurseur analysa les causes de l’échec de l’effort réformiste. Il l’exprima en son fameux syllogisme post-almohadien formulé comme une critique : « L’islam est une religion parfaite, nous sommes musulmans, donc nous sommes parfaits.» [1]. Il voyait là, avec pertinence, la cause de l’engourdissement de la civilisation musulmane, puis de sa décadence et, in fine, de son incapacité actuelle à pouvoir redresser le cap. Je le cite à nouveau : « Syllogisme funeste qui sape toute perfectibilité dans l'individu en neutralisant en lui tout souci de perfectionnement. » La conclusion est imparable : le changement ne peut provenir que de l’homme musulman dès lors qu’il prendra conscience de son imperfection présente. En conséquence, les musulmans ne peuvent et ne doivent réformer que ce qui peut l’être, eux-mêmes. Il n’y aurait, semble-t-il, rien à ajouter à ce constat dont la rigueur logique a comme image la gravité de la situation. Cependant, Malek Bennabi valide sans en discuter l’axiome formulé en la première prémisse de son syllogisme : « L’islam est une religion parfaite ». Je le cite encore : « Voilà une vérité dont personne ne discute », en conséquence de quoi la réforme de l’homme musulman consistera à se mettre en conformité avec le paradigme d’un islam idéal-type.
La réforme islamiste propose donc une mise en conformité du musulman à un idéal-islam mythologique.
 
L’islam serait-il imperfectible ?
 
En réalité, l’imaginaire musulman postule de la perfection de l’islam à partir d’un autre syllogisme dit syllogisme de la perfection : « Dieu est parfait, l’islam provient de Dieu, donc l’islam est parfait. » Apparaît alors plus nettement encore, qu’entre la perfection de Dieu et celle du musulman, une condition est nécessaire : l’islam parfait. Mais, si l’islam ne s’avérait pas parfait et/ou ne provenait pas de Dieu, l’entièreté du raisonnement s’effondrerait, l’apologétique veille donc à entretenir régulièrement cet édifice.  
 
• L’islam serait-il parfait ?
 
Aussi, le syllogisme de la perfection supposerait pour être valide que l’islam provienne de Dieu, exactement comme la perfection du Coran est présumée de son origine divine. Toutefois, cette perfection supposée de l’islam se heurte aux faits : l’historicité et la multiplicité. Il est historiquement possible de retracer la formation et l’évolution de l’islam religieux : le Droit musulman, le fiqh, tout comme le dogme, al ‘aqîda, ne connurent leurs formes actuelles que deux siècles après la disparition du Prophète ; le Hadîth dut attendre presque un siècle de plus pour être stabilisé ; l’Exégèse coranique, tafsîr, un siècle encore pour imposer une détermination paradigmatique du Coran, une herméneutique orthodoxe. Durant cette gestation de quasiment quatre siècles, les avis furent très divers, souvent opposés, parfois conflictuels, les Écoles ou madhâ’ib en sont toujours les témoins, les grands courants dogmatiques du kalâm de même. Cette diversité résiduelle ne fut jamais réduite, et les dernières tentatives d’éradication au nom de l’unitarisme totalitariste néo-wahhabite ne devraient pas non plus y parvenir. L’islam n’est donc pas un objet unique de définition unique, mais une somme complexe et riche de ses différences. Ce que nous appelons par habitude islam, à titre collectif et individuel, n’est ainsi qu’une simplification de cette entité multiforme destinée à rendre fonctionnelle une interface entre nous et Dieu. L’islam en tant qu’expression parfaite du rapport à Dieu est certes inscrit dans le Coran, mais, en tant que dessin religieux, il n’est qu’un produit de l’histoire inscrit en l’Histoire. L’islam est de toute évidence le fruit d’une élaboration humaine, il résulte d’une réflexion menée à partir de matériaux de la Révélation, le Coran, et de la tradition mêlée des hommes. L’islam ne pourrait donc avoir de perfection que de par la perfection humaine ; or l’homme n’est pas parfait. En conséquence, autre syllogisme, l’islam est à l’image de l’homme : perfectible.  

La deuxième voie de démonstration épistémologique est l’expérimentation. Ici il s’agit de l’épreuve des faits historiques. Depuis mille ans, tout mouvement de réforme, toute tentative de retour à l’islam, s’est soldé par un échec. L’épopée almohade prise comme repère par Bennabi n’en est en réalité qu’un épisode parmi d’autres [2]. Quels que furent l’appel et la réussite en matière de réappropriation de l’islam, il ne fut plus jamais possible de recréer l’élan civilisationnel initial. Quatre siècles encore éclairèrent le monde, mais ce n’était là que les ultimes lueurs du long crépuscule de l’islam, pour paraphraser ici notre penseur. Inexorablement, l’islam s’est avéré incapable de redonner vitalité à ce grand corps malade. Aux temps présents, depuis plus d’un siècle, toutes les entreprises de réforme ont prôné un retour à un islam pur ou authentique ou théorique et toutes ont échoué à réaliser leurs objectifs même si certaines brisèrent le joug du colonialisme. Celles-ci, si elles ont alors libéré les musulmans de la domination occidentale, ne purent au nom de l’islam libérer les musulmans d’eux-mêmes. L’islam a cessé depuis mille ans d’être un moteur civilisationnel. En réalité, en cette lente agonie, il fut comme un doux poison, tel l’opium qui dont le bref état euphorique s’ensuit d’une léthargie onirique. Quelles que soient les perspectives, le mythe du retour à la pureté originelle doit être abandonné en tant que paradigme majeur de la réforme de l’homme musulman. Rêver a un passé perdu est la manière la plus sûre de ne pas comprendre le présent et d’échouer l’avenir. Conséquemment, l’on en déduira que tout discours de type hanbalo-wahhabite est une démarche vouée à l’échec.
 
• L’islam serait-il perfectible ? La réforme islamique.
 
Si l’islam fut parfait, c’est en tant qu’expression parfaite d’une culture et d’un temps, mais ces facteurs civilisationnels sont par définition variables. Or, la sacralisation de l’islam, à moins que de figer le monde musulman, induit le décalage entre les musulmans et leurs réalités. C’est cette sacralisation qui a provoqué la non-évolution caractérisant la longue période de stagnation, puis de régression, du monde musulman.
D’un point de vue islamique, l’on ne remet pas en cause la perfection de l’islam et l’on soutient que cet islam fit les mérites et la grandeur de la civilisation dite à tort arabo-musulmane. L’on postule donc que les formes connues aujourd’hui sont le résultat d’une interprétation historique et que, subséquemment, une réinterprétation positiviste de cet islam altéré permettrait à l’homme musulman d’aujourd’hui de se réformer tout en retrouvant une harmonie avec le monde actuel.
 
La réforme islamique propose donc une mise en conformité de l’islam mythologique à un musulman idéal-type.

Faut-il reformer l’islam ? La réforme de l’islam.

Affirmer la perfectibilité de l’islam laisse à penser qu’il serait réformable. Ce n’est point l’aspect intellectuel qui pose ici problème, mais le fait que toute démarche déconstructive est tributaire des intentions y présidant, lesquelles, en l’occurrence, sont fort nombreuses et divergentes au point de s’apparenter à une entreprise de démolition. Je laisserais donc cette hasardeuse aventure aux réformistes de l’islam dont je ne suis pas, je m’en étais expliqué en un autre article [3]. Du point de vue théorique, comment établir les critères directeurs d’une telle réforme de l’islam ? Serait-ce la modernité occidentale, loin d’être un bloc uniforme, qui devrait inspirer cette réforme ? Quelles autorités pourraient prétendre à une telle charge ? Quel crédit accordent réellement les musulmans à la désacralisation par le haut de leur religion ? Autant de question qui appellent réflexion, si ce n’est réponses. Tant de guerres passées et tant de combats à venir.
 
La réforme de l’islam propose donc une mise en conformité de l’islam à un idéal mythologisé.

Qu’est-ce que la réforme de l’islamité ?

Une alternative. L’islamité définit la nature des liens qui unissent le musulman à sa religion. Il ne s’agit donc pas de réformer l’islam en tant qu’entité collective, mais le rapport personnel à l’islam par un réexamen critique propre à chaque croyant. Ainsi, la réforme de l’islamité suppose un réajustement de l’être croyant en fonction du regard critique qu’il aura porté sur l’islam en tant que référentiel conscient envisagé rationnellement et non plus en tant qu’objet sacré intangible. À la différence de la réforme individuelle de l’islam qui tend vers un self-islam s’apparentant à une auberge andalouse où chacun apporterait ce que bon lui semble et ce qui lui semble bon, la réforme de l’islamité ne vise pas à déconstruire l’islam, mais à réformer le musulman en repensant sa relation à l’islam tel qu’il est défini en sa forme historique, et ce, en fonction de l’évolution des mentalités et cultures qui sont à présent celles des musulmans. Il n’y aura donc de réforme de l’homme musulman, comme l’appelait de ses vœux Bennabi, que par la réforme de nos liens et rapports avec l’islam, ce que nous avons nommé réformer l’islamité. Ce chantier, logiquement, c’est ouvert prioritairement en Occident, terre de nouveaux musulmans, c’est-à-dire d’êtres nés et formés en un autre univers paradigmatique que celui de leurs berceaux d’origines.
La réforme de l’islamité propose donc un idéal de conformité entre sa propre mythologie et l’islam.
 
• Quelle méthodologie pour la réforme de l’islamité ?
 
Tout de travail de réappropriation, à moins que de se vouloir sauvage, nécessite une méthodologie. Nous prendrons comme postulat le constat socio-anthropologique suivant : le lien positif et constructif à une religion résulte de l’adéquation des interactions entre l’Homme, la Religion, le Monde. De ces trois critères, la Religion sera considérée comme corpus constant, mais composé de variables, l’Homme tel un corpus variable, mais composé de constantes, et le Monde à l’évidence est un corpus variable composé de variables.
C’est l’harmonisation de ces diverses constantes et variables qui réalise l’être équilibré entre Ciel et Terre. Dans le cas de l’islam et de son système hiérarchisé de croyance, ce qui est constant est le dogme tel que délivré dans sa simplicité et sa pureté par le Coran obvie. Puis, le sens premier du Coran compris avant toute herméneutique. Par suite, le Hadîth est la principale variable dont il sera possible de ne retenir que les informations paraphrasant le Coran initial et celles qui ne le contredisent pas, puis celles qui ne contredisent pas l’Homme et le Monde. Le Droit ou fiqh est la variable maximale, il se veut synthèse et prolongement du Coran à l’aide de divers leviers de sens, tout particulièrement le Hadîth. Ses productions ne peuvent donc elles aussi diverger d’avec le Coran. En tant que variables issues de l’Homme et du Monde elles n’ont de valeur et de sens que si elles sont en conformité avec eux.
Il s’agit ainsi d’une réflexion analytique donnant priorité, et non point exclusive, au Coran, compris alors comme une entité textuelle indépendante de l’Exégèse, du Hadîth et du Droit, nous l’avons qualifié de Coran initial. Ceci suppose qu’il soit possible de le lire en dehors des herméneutiques classiques ou modernes, autrement dit par une lecture textuelle directe non informée par l’ensemble des données constituantes de l’islam en tant que religion historiquement aboutie.
Le dernier volet de cette réflexion se devrait de proposer une méthode de lecture permettant un tel retour aux sources textuelles du Coran, il s’agira pour nous d’une Analyse Littérale du Coran ou A.L.C. Nous fournirons par la suite une série d’articles la mettant en œuvre et en présentant des résultats à même de participer concrètement à la réforme de l’islamité.  Bien évidemment, cela n’exclut pas que tout lecteur puisse fournir l’effort d’entendre le propos coranique directement afin de mener la réforme de sa propre islamité.

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[1] In : « Vocation de l’Islam ».
[2] Nous retenons donc comme date la fixation des canons juridiques, exégétiques et dogmatiques, vers le milieu du 4e siècle. Malek Bennabi, tâtant le pouls de l’histoire et, plus précisément encore, celui de l’histoire d’Afrique du Nord, prenait comme dernier accomplissement de l’islam l’épopée de l’empire almohade. C’est ainsi que s’entend l’emploi de l’expression « post-almohade». Le mouvement berbéro-arabe almohade [al muwâḥḥidûn] s’effondra en moins d’un siècle conséquemment à la défaite de Las Navas en 1211 face à une coalition des forces espagnoles. Le lien qu’établit Bennabi, à notre avis, vient bien plus du fait qu’Ibn Toumert, le fondateur et le théoricien des almohades, se réclamait d’un retour à la perfection de l’islam. En dehors même de cette différence de points d’observation, le choix de Bennabi est discutable, car Ibn Toumert forgea sa théorie de « réforme de l’islam » au Moyen-Orient à partir des matériaux théoriques de mouvements, probablement en partie hanbalite et en partie shiite, eux-mêmes plus anciennement inscrits dans l’histoire mouvementée du monde musulman. La date butoir donc est bien l’aboutissement historique du processus islam vers le quatrième siècle Hégirien. Nous ferons observer que de manière remarquable il fallut aussi quatre siècles au judaïsme pour établir sa base scripturaire et dogmatique, quatre siècles aussi pour le christianisme. D’une telle constante cinétique l’on pourrait déduire une loi de l’histoire des religions.
[3] In Iqbal Hypothèses : http://iqbal.hypotheses.org/866



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