On peut toutefois observer qu’après avoir été très intransigeante, l’attitude des mālikites à l’égard de la célébration du Mawlid s’est petit à petit assouplit au cours du viiie/xive et surtout du ixe/xve siècle, pour devenir moins hostile, voire plutôt bienveillante [...], même si, dans leurs fatwā-s, certains juristes continuaient à rappeler l’ancienne position majoritaire, notamment en ce qui concerne la promiscuité entre les hommes et les femmes et l’usage des instruments de musique. Témoin de cette évolution, al-Wansharīsī (m. 1508) est partagé entre deux tendances qu’il s’efforce de concilier.
Ahmed Oulddali
A l'occasion de la célébration de la naissance du prophète de l’islam (Mawlid ) nous proposons ici un article extrait du dossier spécial de la Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée de début 2024 et intitulé La célébration de la naissance du Prophète , al-mawlid al-nabawī : Discours, pratiques et représentations, (sous licence sous licence CC BY-SA 4.0 ) .
Ce dossier a donné lieu à la publication d'un ouvrage. La " célébration de la naissance du prophète de l’islam y est étudiée à travers les débats qu’a pu susciter cette fête, mais aussi à travers les pratiques individuelles et collectives lors du Mawlid et enfin dans les productions littéraires qui lui sont associées. Dix contributions analysent ces aspects selon les approches croisées de l’islamologie et des sciences sociales. Après une présentation de débats doctrinaux relatifs au caractère licite ou non de la célébration du Mawlid sur le mode diachronique, sont présentées des études de cas contemporains de cette fête en Algérie et au Sénégal selon une approche socio-anthropologique. Pour clore l’ensemble, diverses œuvres littéraires et artistiques produites à l’occasion du Mawlid sont analysées. Les contributions ici réunies mettent en lumière comment les évolutions historiques et sociétales ont permis la « canonisation » de cette fête à travers les siècles. Elles mettent aussi au jour sa dimension polémique, révélant par la même occasion d’importantes lignes de fracture au sein des sociétés musulmanes passées et présentes.
Enfin, si d’aucuns semblaient suggérer la disparition prochaine du Mawlid, qui était censé appartenir à un « modèle de piété prémoderne » marquée par la réciprocité du don et de l’émotion, les différentes contributions de ce volume semblent donner tort à cette conjecture."
Résumé
Texte intégral
Parmi les questions que ces fatwā-s pourraient permettre d’éclaircir se trouvent notamment les suivantes : comment les oulémas mālikites de l’époque percevaient-ils le Mawlid et les groupes qui œuvraient pour sa célébration ? Avaient-ils une position claire et tranchée, comme celle exprimée par Ibn al-Hājj, ou bien divergeaient-ils sur le sujet ? Et quels arguments avançaient-ils pour justifier leurs points de vue ? À ces questions touchant plutôt à l’aspect doctrinal, s’ajoutent toutes celles concernant la fête elle-même, en tant que phénomène social, la façon dont elle était célébrée et les diverses pratiques populaires ou soufies auxquelles elle donnait lieu.
Pour essayer d’apporter quelques éléments de réponse, nous nous proposons ici d’analyser une série de fatwā-s relatives au Mawlid, conservées par al-Wansharīsī (m. 914/1508) dans son vaste recueil intitulé al-Miʿyār. Il s’agit d’une dizaine de textes, de longueurs variées, contenant des avis de juristes ayant vécu entre la fin du viie/xiiie et le ixe/xve siècles, dans différentes parties de l’Occident musulman. Dans ces cas d’espèce, les questions soumises aux experts en droit musulman sont multiples et ne portent pas toutes sur le bien-fondé de la commémoration du Mawlid. Toutefois, les réponses fournies par les muftī-s abordent, à des degrés divers, la légitimité de cette fête du point de vue religieux, ce qui montre l’importance que revêtait ce sujet pour les oulémas mālikites de l’époque.
Les consultations juridiques relatives au Mawlid dans le Miʿyār
Dans notre corpus, les fatwā-s relatives aux trois premiers points présentent la particularité d’être toutes défavorables à la commémoration du Mawlid, même si certaines d’entre elles sont plus nuancées que d’autres. Nous leur consacrerons la première partie de ce travail. Ensuite, dans une seconde partie, nous nous intéresserons aux fatwā-s traitant du quatrième point, à savoir le caractère licite ou non des rites auxquels s’adonnent les soufis à l’occasion de la nativité du Prophète. Nous verrons que ces textes se distinguent par l’attitude nettement positive de leurs auteurs envers le Mawlid et les groupes qui le célèbrent [1].
Des muftī-s mālikites rejetant la commémoration du Mawlid
Le waqf et le legs constitués en faveur de la commémoration du Mawlid
Au vu de ces éléments, ajoute le muftī, il apparaît clairement que les réunions destinées à la célébration de cette nuit ne sont pas une prescription religieuse. On doit donc les faire cesser et empêcher que des habous soient constitués pour leur tenue. Car la constitution de tels habous aide à maintenir cette pratique et à perpétuer ainsi une innovation n’ayant aucun fondement dans la religion. Par conséquent, leur suppression est exigée par la loi religieuse (Wansharīsī, Miʿyār, vii : 100).
Al-Ḥaffār voit une autre raison pour laquelle il faut prohiber la commémoration de la nuit du Mawlid. Cette nuit, poursuit-il, est commémorée à la manière des soufis (fuqarāʾ) [3]. Or, dans leurs célébrations, ces derniers se livrent à des actes que la religion réprouve. Quand ils se réunissent, ils se mettent à chanter et à danser. Ils vont même jusqu’à faire croire à la masse des musulmans que ces pratiques sont conseillées et qu’il s’agit de la voie des saints (awliyāʾ) [4]. Ils affirment cela alors qu’en réalité ce sont des hommes ignorants et aucun d’entre eux ne sait accomplir comme il se doit ses obligations religieuses. Ils comptent parmi ceux dont Satan se sert pour égarer le vulgaire parmi les musulmans ; ils trompent les pauvres gens en enjolivant des pratiques infondées (al-bāṭil) et en introduisant dans la religion ce qui n’en est pas. On sait en effet que les Saints sont trop pieux pour s’adonner à des distractions ou des amusements, comme le chant et la danse. Leur attribuer des occupations futiles de ce genre, n’est donc qu’un mensonge que les soufis profèrent à leur endroit, dans l’unique but de s’emparer illégitimement des biens d’autrui. De ce fait, constituer des habous à leur profit, pour qu’ils puissent se livrer à de telles pratiques, revient à constituer des habous en faveur d’une entreprise illicite. Aussi, tous les waqf-s établis dans ces conditions doivent être annulés. Il est préférable que le constituant réaffecte les revenus du mûrier en question en le destinant à l’une des autres œuvres pies. Mais s’il n’y arrive pas, il peut les garder pour lui (Wansharīsī, Miʿyār, vii : 100-1).
Comme on peut le constater, la fatwa est un véritable réquisitoire à la fois contre la commémoration du Mawlid et contre les réunions festives qui l’accompagnent. Al-Ḥaffār s’y montre très hostile à l’égard des soufis, responsables selon lui de ces pratiques blâmables. Sa réponse, relativement développée et étayée, apporte un ensemble d’éléments éclairants pour notre étude, notamment en ce qui concerne les motifs du rejet du Mawlid.
Al-Ḥaffār tient une position similaire dans une autre fatwā, également citée par al-Wansharīsī. La question qui lui est posée à cette occasion se présente comme suit :
Réponse d’al-Haffār :
Le problème des habous et legs consacrés à la commémoration du Mawlid semble s’être posé plus d’une fois dans la Grenade naṣride, comme l’atteste cette autre fatwā délivrée par Abū Isḥāq al-Shāṭibī (m. 790/1388). Ce juriste fut interrogé au sujet de la disposition testamentaire d’un homme qui constitue en waqf le tiers de ses biens dans le but de le destiner à la célébration de la naissance du Prophète (Wansharīsī, Miʿyār, vii : 102-3) [5].
Comme al-Ḥaffār, al-Shāṭibī rejette la commémoration du Mawlid et refuse que des waqf-s y soient consacrés. Cependant, le second va plus loin dans l’affirmation de la nullité des testaments renfermant ce type de dispositions. Après avoir rappelé que la célébration du Mawlid de la manière que l’on connaît est une innovation (bidʿa) récente, il déclare :
Il va sans dire que le Mawlid, comme toutes les fêtes, y compris religieuses, comporte une dimension économique que les fatwā-s d’al-Ḥaffār et d’al-Shāṭibī ne font que confirmer. Les waqf-s et les legs destinés à financer les célébrations illustrent à la fois l’importance que revêtait cette solennité aux yeux de certains membres de la communauté et la solidarité que ceux-ci pouvaient entretenir les uns vis-à-vis des autres en recourant à divers leviers, comme les œuvres de bienfaisance. Les ressources permanentes générées par ces œuvres constituaient un moyen d’assurer la pérennité et l’extension de la commémoration du Mawlid, chose que les juristes voulaient empêcher à tout prix, d’où leurs décisions d’annuler les waqf-s en question.
Les festivités du Mawlid étaient aussi une période propice au commerce et aux activités mercantiles en tout genre. Marchands et artisans en profitaient pour faire des bénéfices. Mais certains d’entre eux pouvaient aussi marquer leur participation à la cérémonie et leur attachement au Prophète en faisant preuve de générosité ou en baissant les prix, comme le montre une courte fatwā mentionnée dans le Miʿyār. Elle concerne le cas de deux vendeurs de miel qui, le jour du Mawlid, vendaient leur marchandise trois dirhams la livre. L’un d’eux souhaite baisser le prix à deux dirhams et parvient à convaincre l’autre de faire de même. Les deux hommes jurent donc de vendre leur miel à deux dirhams la livre. Ils tiennent cet engagement pendant un temps, puis l’un d’eux se remet à vendre le miel à trois dirhams. La question posée au juriste al-ʿAbdūsī (m. 849/1445) est de savoir si cet homme s’est parjuré (ḥanitha) ou non. Dans sa réponse, le muftī considère qu’il s’agit bien d’un cas de parjure (Wansharīsī, Miʿyār, IV : 104 ; Lagardère, 1995 : 96).
Les cierges offerts aux maîtres d’école à l’occasion de la fête
Un étudiant mentionné dans la lettre approuve leur attitude et cherche à la justifier en affirmant qu’il n’y a pas de différence entre cette contribution et celle que perçoit le maître mensuellement et lorsqu’un élève a achevé d’apprendre le Coran (ḥudhdhāq). Il prétend de surcroît que les maîtres doivent bénéficier de ces dons même quand il n’est pas dans leur habitude d’orner les mosquées ni de faire réciter le dixième du Coran ou le panégyrique du Prophète. Et lorsqu’on lui rétorque que les parents d’élèves achètent les cierges à contrecœur, sur l’insistance de leurs enfants, il répond que cela vaut aussi pour la rétribution qu’ils versent au maître chaque mois et à l’occasion de l’achèvement de l’apprentissage du Coran. Ce n’est donc pas une raison suffisante pour les exonérer de l’achat des cierges. Car les parents, dès lors qu’ils envoient leurs enfants étudier auprès d’un maître, s’engagent à verser à celui-ci une mensualité, le ḥudhdhāq et des cierges pour le Mawlid. Et s’il y une autre contribution coutumière, ils sont également tenus de s’en acquitter (Wansharīsī, Miʿyār, XII : 48-9).
Après avoir précisé le contexte dans lequel s’inscrit sa demande de fatwā, l’auteur de la lettre pose les questions suivantes : les maîtres peuvent-ils licitement prendre les cierges du Mawlid ? L’opinion de cet étudiant est-elle exacte ? Si oui, est-il possible d’empêcher ces célébrations en raison du fait que les hommes et les femmes y assistent ensemble, ou bien la décision de les interdire ne peut-elle être prise que par le gouverneur ; dans la mesure où seule une personne détenant l’autorité est à même de changer les pratiques en question ? (Wansharīsī, Miʿyār, XII : 48-9)
Dans sa réponse, al-Qabbāb dit ceci :
La fatwā d’al-Qabbāb montre que le problème des cierges du Mawlid, tel que l’abordent ces juristes, est étroitement lié à la question de la rémunération des maîtres d’école. Or, cette question a suscité quelques divergences au sein du mālikisme. L’une d’entre elles tient au fait que certains oulémas prennent en compte la coutume consistant à donner des présents aux maîtres à l’occasion des fêtes, et vont même jusqu’à l’ériger en norme, comme semble le faire Ibn Rushd al-Jadd (m. 520/1126) selon la fatwā d’al-Qabbāb, alors que d’autres ne lui accordent pas une telle importance, car ils la considèrent comme une bonne action et non comme une obligation. C’est cette seconde opinion que retient al-Qabbāb en se référant à l’avis d’Ibn Ḥabīb (m. vers 238/853) pour qui les maîtres peuvent recevoir de l’argent ou autre chose lors des fêtes musulmanes, sans que les parents ne soient légalement tenus de le leur verser (Wansharīsī, Miʿyār, XII : 49).
En tant que représentants de l’autorité religieuse, les juristes mālikites se devaient de lutter contre les innovations qui leur paraissaient blâmables. Or, la célébration du Mawlid, outre le fait qu’elle soit d’institution tardive, comportait quelques actions que d’aucuns jugeaient réprouvables. On la comparait aussi aux fêtes chrétiennes, notamment le nayrūz et le mahrajān, comme le montre la fatwā d’al-Qabbāb citée précédemment. C’est pourquoi beaucoup de mālikites n’hésitèrent pas à s’y opposer de toutes leurs forces et à critiquer ceux qui la pratiquaient, tout particulièrement les soufis. Al-Wansharīsī lui-même se montre parfois favorable à cette position. Voici ce qu’il déclare dans un long passage de son Miʿyār consacré à l’énumération des innovations blâmables (bidaʿ) :
L’imâm soufi qui participe aux festivités
Le Qādī Abū ʿAmr Ibn Manẓūr a été sollicité pour répondre à la question suivante : l’imam d’un village dirige la prière tout en aimant la voie des soufis (ṭarīqat al-fuqarāʾ). Dans le village, il y a une zaouïa où se réunissent certains habitants dont l’imam pendant la nuit du jeudi au vendredi et celle du dimanche au lundi. Ils commencent par la récitation d’un dixième du Coran, ensuite ils se mettent à invoquer Dieu selon le mode qui leur est propre. Une fois ces invocations terminées, le louangeur (maddāḥ) prononce des formules de louange, tandis que ses compagnons, y compris l’imam, l’entourent et répètent ce refrain en battant des mains et en dansant. Quand arrive l’anniversaire de la naissance du Prophète, l’imam en question se rend avec ces faqīr-s dans un autre village situé à environ vingt milles de là et y reste avec eux trois ou quatre jours, laissant la mosquée sans prêche, sans imam et sans appel à la prière. Certains ont affirmé que l’imāma exercée par un homme se conduisant de la sorte n’est pas valable […]. L’imam en question sait que la voie suivie par les faqīr-s est une innovation qui n’existait ni au temps du Prophète, ni à l’époque des Successeurs (tābiʿīn). Il sait aussi que la meilleure invocation est celle qui est faite discrètement, que toute innovation est un égarement et que tout égarement conduit au feu. Il est vrai que ce qui a poussé cet imam à se conduire ainsi c’est son désir d’invoquer Dieu, de chanter les louanges du Prophète et de se réunir avec ses frères. Celui qui médit des faqīr-s est-il passible de quelque condamnation ou non ? (Wansharīsī, Miʿyār, I : 160-1).
À cette question, le muftī grenadin Ibn Manẓūr (m. vers 887/1482) fournit une réponse relativement détaillée, dans laquelle il exprime son opposition aux pratiques des soufis, sans toutefois mentionner la commémoration du Mawlid. Selon lui, les juristes sont souvent interrogés sur ce que font les confréries et tous désapprouvent de telles pratiques en les considérant comme des innovations blâmables, contraires à la Sunna. Cela vaut particulièrement pour la danse qui ne peut être tolérée, car danser revient à ne pas prendre au sérieux la religion, or les véritables croyants n’agissent pas ainsi. L’exercice de l’imāma n’est donc pas permis à celui qui suit la voie des faqīr-s. Quant à l’imam concerné par la question, sa faute est d’autant plus grave qu’il a entravé le fonctionnement de la mosquée par son absence, sachant que Dieu a promis un châtiment sévère à quiconque se rendrait coupable d’un tel acte (Coran 2, 114). Il ne peut donc se maintenir comme imam. D’ailleurs, sa seule présence aux réunions des faqīr-s suffit pour justifier sa révocation, car en se mêlant à eux, il fait grossir leur nombre. Or, quiconque permet à des gens de paraître plus nombreux doit être considéré comme l’un d’entre eux. Quant à l’amour du Prophète et de ses Compagnons, il réside avant tout dans le cœur et il existe d’autres moyens plus indiqués pour le témoigner et le renforcer. Et Ibn Manẓūr de conclure :
Celui qui attaque la réputation de l’imam en question, quand bien même il habite un autre village, ne peut encourir le moindre blâme, car il a fait cela pour s’acquitter de son devoir envers la communauté et dans intention de changer ce qui est mal (taghyīr al-munkar) (Wansharīsī, Miʿyār, I : 161) [9].
Comme on peut aisément le remarquer, cette fatwā ne diffère pas de celles que nous avons examinées précédemment. Ibn Manẓūr y tient une position très hostile aux pratiques soufies. Certes, sa réponse ne fait pas mention expresse du Mawlid. Mais il n’en demeure pas moins qu’elle dénonce indistinctement les réunions nocturnes et les célébrations auxquelles l’imam soufi est accusé d’avoir participé. Les veillées décrites par l’auteur de la question sont clairement considérées comme des innovations blâmables qu’il faut combattre.
À la lumière de ces fatwā-s, on pourrait penser que les juristes mālikites étaient tous opposés à la célébration du Mawlid et qu’ils partageaient la même vision négative des pratiques introduites par les soufis. Mais ce n’est pas le cas, car une école juridique ne forme pas une entité monolithique et ses membres divergent souvent, notamment sur les questions nouvelles ou pouvant être résolues à travers l’effort personnel d’interprétation (ijtihād), comme celle qui nous occupe dans cette étude. En outre, les opinions des juristes évoluent au fil du temps, si bien que certaines pratiques sociales qui paraissaient inacceptables au départ entrent progressivement dans les mœurs et deviennent sinon permises, du moins tolérables. Dans le cas qui nous intéresse ici, cette évolution a été favorisée par plusieurs facteurs concomitants, notamment l’expansion du soufisme dans les sociétés maghrébines, l’émergence d’une tendance soufie au sein même du mālikisme, l’influence grandissante des descendants du Prophète (sharīf-s) et l’adhésion populaire à la célébration du Mawlid (Powers, 2002 : 13-15).
Toujours est-il qu’à partir du viiie/xive siècle, certains muftī-s se démarquèrent de leurs prédécesseurs en adoptant une position moins intransigeante à l’égard de la commémoration du Mawlid et des pratiques soufies ou populaires qui l’accompagnaient. C’est leur point de vue que nous allons étudier à présent.
L’évolution prudente de la position mālikite
La réponse d’al-ʿAbdūsī est éloquente :
Quelques remarques s’imposent à la lecture de cette fatwā. La première concerne les auteurs du texte, à savoir al-Wazrawālī et al-ʿAbdūsī. On a affaire à deux juristes mālikites qui non seulement se connaissent et s’apprécient, mais semblent partager la même attitude bienveillante à l’égard du soufisme et de ses adeptes. Dans sa lettre, al-Wazrawālī décrit avec sympathie la conduite des soufis et dit clairement avoir rédigé la question à leur demande, ce qui montre à la fois sa proximité avec eux et sa confiance dans le jugement d’al-ʿAbdūsī (Kaptein, 1993 : 123). De son côté, celui-ci considère très favorablement les pratiques dépeintes par al-Wazrawālī, y compris le chant, et va même jusqu’à exprimer son désir d’y participer. S’inscrivant en faux contre les reproches faits aux soufis, notamment en ce qui concerne les séances de samāʿ, il s’attache à démontrer par diverses traditions que le Prophète n’a jamais interdit à ses compagnons de chanter, bien au contraire. Il se montre enfin très acerbe à l’encontre des détracteurs du soufisme parmi les mālikites, n’hésitant pas à les accuser d’ignorance et de sottise.
Al-ʿAbdūsī n’est pas le premier muftī mālikite à avoir soutenu les confréries soufies. Avant lui, d’autres juristes du Maghreb avaient pris la défense du taṣawwuf et, pour certains, affiché clairement leur appartenance à ses cercles. Le plus connu d’entre eux est Ibn ʿAbbād al-Rundī (m. 792/1390). Cet érudit et cheikh soufi qui fut longtemps imam prédicateur au collège-mosquée d’al-Qarawiyyīn joua un rôle important dans la normalisation des relations entre les oulémas mālikites et les confréries (Nwyia, 1961). On lui doit quelques textes allant dans ce sens, parmi lesquels figurent notamment un sermon (khuṭba) et une décision juridique consacrés à la question du Mawlid. Le sermon fut traduit et analysé par Linda G. Jones (Jones, 2006 : 40-47). Cette étude a montré comment Ibn ʿAbbād déploie toute sa science et son éloquence pour dissiper les fortes réticences suscitées par la célébration de la naissance du Prophète. On retrouve la même ferveur dans la fatwā qui nous intéresse ici. Tel qu’il est conservé dans le Miʿyār, le texte se présente comme un plaidoyer en faveur de la commémoration du Mawlid suivi d’un véritable réquisitoire contre ceux qui la rejettent (Kaptein, 1993 : 165 ; Lagardère, 1995 : 475 ; Ferhat, 1995 : 94).
On interrogea le saint et détenteur de la connaissance de la Voie (ṭarīqa) et de la Réalité ésotérique (ḥaqīqa) Abū ʿAbd Allāh Ibn ʿAbbād au sujet de l’anniversaire de la naissance du Prophète qu’on célèbre en allumant des cierges, etc.
Il répondit :
Après avoir cité cette fatwa d’Ibn ʿAbbād, al-Wansharīsī ajoute le commentaire suivant :
Et al-Wansharīsī de poursuivre :
Autrement dit, pour al-Wansharīsī, le Mawlid doit être légitimement reconnu comme une fête musulmane et il n’est plus question de l’assimiler à une innovation blâmable. Mais la meilleure manière de le célébrer c’est de rendre hommage au Prophète en priant sur lui, en se conformant à sa tradition, en témoignant du respect et de la considération pour les membres de sa famille et en étant bienfaisant à l’égard des musulmans. Telles sont les actions recommandées par les oulémas attachés à la tradition des Anciens (salaf) et que rappellent les fatwā-s des juristes mālikites comme al-Ḥaffār et Ibn Marzūq. Si al-Wansharīsī insiste beaucoup sur la nécessité de s’en tenir aux pratiques conseillées par ces derniers, c’est pour montrer que le mālikisme demeure opposé à certaines modalités de célébration affectionnées par les soufis, même s’il ne rejette désormais plus le Mawlid en tant que fête. C’est aussi une manière de rassurer ceux parmi ses contemporains qui continuaient à dénoncer les innovations constatées lors des festivités.
Conclusion
L’étude du corpus a permis d’identifier les principales questions soulevées par la célébration de la naissance du Prophète et les solutions proposées par les juristes mālikites. Nous avons ainsi vu que, pendant longtemps, les oulémas discutaient du bien-fondé de cette fête et du caractère permis ou interdit de certaines pratiques qui l’accompagnaient. De leurs avis sur ces deux points fondamentaux dépendaient les réponses qu’ils apportaient à d’autres problèmes, comme celui du waqf consacré à la commémoration du Mawlid, celui des cierges destinés aux célébrations ou celui des imams officiant dans les mosquées en étant membres de confréries soufies. Les fatwā-s analysées ne permettent pas de dégager une position unanime. Car si beaucoup de ces textes font état d’un rejet de la fête en tant que telle ou des modes de célébration adoptés par ses partisans, il en existe d’autres qui expriment une opinion tout à fait différente.
On peut toutefois observer qu’après avoir été très intransigeante, l’attitude des mālikites à l’égard de la célébration du Mawlid s’est petit à petit assouplit au cours du viiie/xive et surtout du ixe/xve siècle, pour devenir moins hostile, voire plutôt bienveillante (Hadj-Sadok, 1957 : 278 ; Chih, 2017 : 189), même si, dans leurs fatwā-s, certains juristes continuaient à rappeler l’ancienne position majoritaire, notamment en ce qui concerne la promiscuité entre les hommes et les femmes et l’usage des instruments de musique. Témoin de cette évolution, al-Wansharīsī est partagé entre deux tendances qu’il s’efforce de concilier.
Ahmed Oulddali
Université Lumière Lyon 2, 86 rue Pasteur, 69007 Lyon, Cnrs CIHAM (UMR 5648) ; ahmed.oulddali[at]univ-lyon2.fr
Texte paru dans la Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, 155 (1/2024) | -1, 51-70, sous licence sous licence CC BY-SA 4.0 .
Notes
[1] Nous renvoyons le lecteur à la version française pour celles de ces fatwā-s qui ont été traduites.
[2] Fatwā traduite par É. Amar dans Archives marocaines, XIII : 334-7 ; voir aussi Lagardère, 1995 : 276.
[3] Pluriel de faqīr qui signifie littéralement pauvre ou indigent, le mot fuqarāʾ est souvent employé dans les textes médiévaux comme un terme désignant les ascètes et les adeptes de confréries soufies (ṭuruq, pl. de ṭarīqa).
[4] Walī (pluriel awliyāʾ) signifie également « ami de Dieu ».
[5] Fatwā traduite par É. Amar dans Archives marocaines, XIII : 460.
[6] Des processions de cierges allumés se tenaient également dans certaines cités, voir, par exemple, Ferhat, 1995 : 95 ; Robinson, 2018 : 202. Cette pratique suscitait quelques réserves parmi les oulémas dont beaucoup la considéraient comme déplacée, voire comme une imitation des festivités chrétiennes ; cf. Hadj-Sadok, 1957 : 284..
[7] Le nayrūz ou nawrūz est la fête du printemps. Quant au mahrajān ou mihrajān, il s’agit de l’équinoxe d’automne. En Occident, ce terme désigne plutôt la Saint-Jean ; cf. Kaptein, 1993 : 78 ; Gril, 2022 : 256 ; Boloix Gallardo, 2011 : 80-81.
[8] Shams al-Dīn Abū ʿAbd al-Allāh Sīdī Muḥammad Ibn Marzūq al-Tilimsānī, surnommé al-Jadd (l’aïeul) (m. 781/1379) ; voir M. Hadj-Sadok, « Ibn Marzūḳ », EI2, III, p. 865-868.
[9] Cf. Archives marocaines, XII : 55-57 ; Lagardère, 1995 : 70.
[10] Certains souverains mérinides ont beaucoup œuvré pour la célébration du Mawlid, allant même jusqu’à décréter la prise en charge par l’État des dépenses nécessaires à la tenue des cérémonies dans tout le royaume ; voir Kaptein, 1993 : 122 ; Ferhat, 1995 : 94.
[11] Référence à Coran 4,73.
[12] Muslim, Ṣaḥīḥ, IV, p. 1767, 41 K. al-Shiʿr, n° 2255.
[13] Voir aussi Atanasova, 2023 : 96-97. Paru après l’achèvement de notre étude, cet article de K. Atanasova analyse trois textes du Miʿyār relatifs au Mawlid : la fatwā d’Ibn ʿAbbād, un court commentaire de celle-ci composé par al-Wansharīsī et un extrait du traité de Shams al-Dīn b. Marzūq intitulé Janā al-jannatayn.
Bibliographie
Sources
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Instruments de travail
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