Cédric Baylocq est anthropologue, chercheur associé au LAM (IEP de Bordeaux) et au CISMOC… En savoir plus sur cet auteur
Samedi 4 Juillet 2015

La deuxième phase d’extension de Daesh expliquée par P-J Luizard



Le mardi 16 juin dernier, l’historien Pierre-Jean Luizard (CNRS), auteur de l’ouvrage Le piège Daesh (La Découverte, février 2015) répondait à l’invitation de l’Association des anciens élèves marocains de Sciences Po Paris pour donner une conférence éclairante  ('Master class') à la bourse de Casablanca, sur « La deuxième phase d’extension de Daesh », dont nous proposons ici un compte-rendu.

Par Cédric Baylocq, anthropologue (Chercheur associé au Centre Jacques Berque, CNRS USR 3136, Rabat)

 


      Pierre-Jean Luizard commence par rappeler qu’il y a un an exactement, le 16 juin 2014, un nouveau venu s’invitait sur la scène politique et militaire du Moyen-Orient, parvenant jusqu’aux portes de Bagdad ; l’autoproclamé "Etat Islamique en Irak et au Levant", (EI ci-après) Dawlat al ‘Islamyia fi-l’Iraq wa-l Shâm en arabe, qui donnerait l’acronyme DAESH. L’historien du Moyent-Orient contemporain rappelle que très rapidement, ce nouvel acteur du jihadisme va conquérir « le tiers de territoire irakien, correspondant essentiellement à la zone peuplée par la communauté arabe sunnite de ce pays », dont il précise qu’elle constitue une minorité de 20% environ des habitants, la majorité, autour de 60%, se trouvant être d’obédience chiite (« arabes aussi »), sans oublier de mentionner que la communauté kurde est à peu près démographiquement égale à celle des arabes sunnites.

     Les djihadistes vont alors s’emparer de Mossoul, deuxième ville d’Irak comptant près de 3 millions d’habitants. Les nouveaux maîtres de cette ville vont choisir d’y installer le siège de leur autoproclamé califat. Luizard ne manque pas de préciser que c’est « un illustre inconnu » qui en prend les rênes, expert-comptable de formation ayant seulement suivi en tout et pour tout deux années de formation dans une faculté de théologie islamique de la région de Samara, au Nord de Bagdad. C’est donc « sans consensus, notamment de la tradition ottomane qui obligeait à une reconnaissance par les grands oulémas du statut de Calife » que l’impétrant s’est désigné calife. Selon le chercheur beaucoup de ceux qui vivent désormais sous sa férule reconnaissent (bon gré mal gré ?) l’autorité religieuse d’Abu Bakr al Baghdadi, qui, au-delà, compte désormais des affidés au Niger avec Boko Haram, en Afghanistan avec le ralliement de certains groupes talibans, au Nord-Mali, ainsi que des salafistes-jihadistes opérant dans le Sinaï et dans les Suds tunisien et algérien. Et de mentionner également que les attentats de Paris de janvier dernier ont été revendiqués par l’EI afin de montrer que l’avènement de ce groupe au Proche-Orient affecte le monde bien au-delà de ses frontières irakiennes d’où il s’origine.

     L’intervention de Pierre-Jean Luizard se concentrera toutefois autour de l’Irak avec la problématique suivante : « Comment un groupe que les médias occidentaux et même arabes présentent comme un simple repère de terroristes sans foi ni loi a-t-il pu s’emparer d’un territoire aussi vaste dans un laps de temps aussi court (…) sans tirer un coup de feu, avec un accueil relativement favorable de la population ? ». Il se propose d’expliquer ce succès en ayant recours à trois temporalités : courte, moyenne et longue.

Chute de l’Etat irakien, montée en puissance de l’"Etat islamique"

     C’est d’abord un processus de délitement et de faillite de l’Etat irakien qui explique ces victoires rapides sur toute une partie des régions traversées par le Tigre et l’Euphrate, et même le soutien d’une partie non négligeable de la population. L’historien rappelle d’abord que les frontières d’un Etat irakien se forment en 1920 sous l’impulsion des britanniques qui exercent alors leur mandat dans toute la région, sur les ruines de l’empire ottoman, Mossoul ayant été rattaché à l’Irak en 1927 : « c’est bien cet Etat, refondé par les Etats-Unis en 2003 qui s’effondre sous nos yeux ». Cet effondrement a été accéléré par « un processus communautaire (…), un jeu à 3 » qui explique pourquoi une partie de la population sunnite d’Irak s’est donnée « à ce que nous considérons à juste titre comme un acteur monstrueux sur la scène politique moyenne-orientale ».

     Ces communautés se sont engagées progressivement dans des voies divergentes. Luizard commence par traiter l’épineuse question kurde, communauté qui se trouve aux portes des zones occupées par l’EI. Connaissant parfaitement la topographie irakienne, qu’il parcoure depuis plus de 30 ans, et les communautés qui l’occupent, il précise qu’il suffit de quitter Mossul en direction du Sud et de rouler une vingtaine de kilomètres pour arriver en zone majoritairement kurde. Or l’EI ne fait pas mystère de son hostilité vis-à-vis de kurdes, indique Luizard : quoique ceux-ci soient majoritairement sunnites, ils privilégient l’identité ethnique sur l’identité religieuse.

     Il conte ensuite par le menu un premier épisode politique important et pourtant peu connu, qui a eu lieu juste avant la percée de DAESH. Massoud Barzani, gouverneur de cette région kurde s’est tourné vers le gouvernement de l’époque, dirigé par Nouri al Maliki, représentant d’une coalition de partis religieux chiites, pour lui indiquer que « des cellules dormantes de l’EI, en Mars et Avril 2014, commençaient à devenir plus actives que de coutume et qu’il y avait à craindre une offensive imminente de l’EI sur Mossoul » selon les mots de Luizard. Barzani, proposant ses services à ce gouvernement s’est vu opposer une fin de non-recevoir, celui-ci soupçonnant les Kurdes « à juste titre, de vouloir profiter de l’offensive djihadistes pour s’emparer des zones entre Bagdad et le Kurdistan avec notamment la ville pétrolière de Kirkouk et de nombreux territoires mixtes avec une population mélangée : turcophones, arabophones, turkmènes et une mixité confessionnelle entre chiite et sunnite… » Et l’intervenant de préciser que « c’est bien ce qu’il s’est passé, le retrait de l’armée irakienne ayant permis aux peshmergas d’augmenter le territoire kurde de plus de 40%, qui s’est élargi de Kirkouk jusqu’au mont Sinjar, à la frontière avec la Syrie. »

     Car Barzani, face à ce refus du gouvernement irakien, s’est tourné vers l’EI, « dans un jeu communautaire dont le Moyen-Orient est coutumier » en lui proposant un marché que l’intervenant résume en ces termes : « Les Kurdes ne s’opposeraient pas à l’avancée de l’EI sur Mossoul et vers Bagdad, ils resteraient passifs et sur les territoires abandonnés par l’Etat irakien, il y aurait une répartition entre les deux forces : à l’EI Mossoul et sa plaine, aux Kurdes, Kirkouk et les territoires disputés ». C’est ainsi que l’EI a pu s’enfoncer si aisément vers Bagdad il y a un an.

     Autre agent communautaire impliqué dans ce « jeu à trois » qu’évoque Luizard : le facteur confessionnel chiite dont une coalition de partis est censée présider aux destinées de l’Irak (sunnites compris) depuis le retrait des Américains. Or on sait désormais que « l’armée irakienne n’a pas combattu » rappelle Luizard, parce que minée par la corruption : « Sur le papier il y avait 30.000 forces de sécurité et policiers, mais une pratique courante consistait pour chaque soldat ou gradé à laisser la moitié de sa solde à ses supérieurs pour ne pas apparaître sur le terrain ».

DAESH accueilli en… "libérateur"

     Ceci sans compter l’hostilité de la population à l’égard de tout représentant de l’Etat irakien. En effet, depuis 2005 que l’Irak est dominé par la coalition chiite, « Mossoul et les grandes villes sunnites étaient administrées par le gouvernement central de Bagdad comme s’il s’agissait de territoires ennemis ou étrangers »… rejet provenant de l’exclusion du pouvoir dont avaient eux-mêmes soufferts les chiites ou des répressions dont ils furent victimes, notamment sous le règne de Saddam Hussein, dont l’auteur a été lui-même témoin à l’occasion de plusieurs voyages à Mossoul avant l’arrivée de DAESH. Là aussi, son témoignage nous éclaire sur les raisons pour lesquelles les djihadistes y ont bénéficié d’un terreau favorable : « La ville était mise en coupe réglée par des clans mafieux qui travaillaient pour le gouvernement, l’armée comme je l’ai dit était minée par la corruption, et la gestion de la ville avait rendue à proprement parler insupportable la vie quotidienne. Il y avait des pénuries d’aliments de base artificiellement crées par le gouvernement et ses représentants pour susciter des flambées des prix, il y avait des réseaux de corruption qui avaient la main sur tous les secteurs de l’économie, et il y avait aussi une situation de non-droit tragiquement illustrées par des exécutions extra-judiciaires, exécutions parfois motivées uniquement par le fait de s’élever contre le système de corruption et de népotisme. » Ainsi, tout étonnant que cela puisse paraître, Luizard n’hésite pas à affirmer que toute une partie de la population de Mossoul a ressenti une amélioration de sa situation à l’arrivé de DAESH, une forme d’amélioration par rapport à l’Etat de non-droit qui prévalait jusqu’alors (fût-il remplacé par un Etat à la sauce shari’a…). Ceux-ci auraient en effet réapprovisionné les marchés de Bagdad, fait chuter les prix des denrées alimentaires et levé les check-points innombrables où les habitants devaient parfois soudoyer des individus dont ils ne connaissaient pas même la fonction, afin d’espérer circuler librement.

     Enfin, l’historien indique un peu plus loin que l’EI a eu l’intelligence de déléguer le pouvoir à des notables locaux, une fois le territoire conquis, ce qui d’ailleurs le différencie notablement d’Al Qaeda (cf les suites de la bataille de Fallouja en 2003). Il nous apprend notamment que « le lendemain de la prise du contrôle de la ville de Mossoul par Daesh, il y a eu une cérémonie officielle de remise du pouvoir à des acteurs locaux : chefs de quartiers, chefs de clans, chefs de tribus, ex-officiers de l’armée et ex-establishment religieux sunnite de l’époque de Saddam Hussein ». L’EI s’est ensuite tenu à l’écart de la ville « ne conservant que deux exigences : celles pour les populations des territoires conquis de ne se référer qu’à leur drapeau noir frappé de lettres blanches et la lutte contre la corruption « à coup de décapitations et crucifixions sur la place publique ». Ici, l’auteur aurait peut-être pu préciser que l’EI a également installé des tribunaux de shari’a qui se substituent aux tribunaux conventionnels. Leur retrait n’étant donc, que de façade, ou à tout le moins très partiels…

     Ces premiers constats conduisent l’intervenant à affirmer que ce n’est pas l’EI qui est responsable de la tripartition de l’Irak mais plutôt que l’avènement puis la percée de l’EI est précisément la conséquence d’un effondrement préalable de l’Etat irakien. A la suite de cette temporalité courte qui permet de comprendre pourquoi l’EI a jouit d’un relatif soutien (1/3 des habitants de la ville ayant toutefois choisi de se réfugier en zone kurde), Pierre-Jean Luizard évoque la « temporalité moyenne ». Il se demande donc ce qui a pu faire basculer une communauté (sunnite) qui a toujours défendu l’Etat irakien depuis sa création en 1920, d’autant que les Britanniques avaient « offert le monopole de cet Etat aux arabes sunnites ». Il repart donc de 2003, année de l’intervention américaine. Les Américains étaient venus pour faire chuter un régime, celui de Saddam Hussein, et ils furent tout « étonnés », nous dit Luizard de constater que c’est toute la structure étatique irakienne (« plus de ministères, plus d’administration, plus d’armée…) qui avait chuté avec celui-ci, ajoutant que cette naïveté des américains « prouve qu’ils étaient peu au courant de la situation de l’Irak ». L’auteur, qui était à Bagdad à l’époque, partage le sentiment « totalement vertigineux » qu’il a ressenti face à ce vide, « l’impression, que je n’avais jamais ressenti auparavant, de vivre dans un pays où il n’y avait plus d’Etat, plus d’autorité, où les Ministères étaient livrés au pillage ». Cette situation a amené les Américains à reconstruire, ou plutôt recoller quelques lambeaux du régime qui venait de s’effondrer (ils se sont en partis appuyé sur les anciennes élites, le dictateur en moins, donc…). Or très vite cette "méthode" a montré ses limites, assure Luizard : « les Arabes sunnites étaient tellement traumatisés d’avoir pour la première fois perdus Bagdad et le pouvoir qu’il n’y avait plus d’interlocuteurs susceptibles de jouer un rôle politique, et les Américains ont été pris de court par la surenchère communautaire kurde et surtout chiite. », ces deniers menaçants les Américains d’une insurrection par la voie de leur leader Moqtada Sadr, s’ils n’étaient pas invités aux commandes du pays.

Logique communautaire… états-unienne

     Luizard nous rappelle alors que les forces armées américaines ont choisi un tandem chiito-kurde (« les exclus de l’ancien système politique ») pour présider aux destinées de l’Irak, les Américains ne s’adressant pas aux différents interlocuteurs sur la base de leur opinion politique mais sur plutôt de leur appartenance communautaire. Un peu comme si (réflexion personnelle) la philosophie politique multiculturaliste états-unienne c’est-à-dire l’application d’un schéma communautaire à la réalité d’un côté, et l’entrisme ethno-confessionnel, l’antique ‘assabyyia (tribalisme, entrisme ethnoconfessionnel) proche-orientale de l’autre se rencontraient et se renforçaient, favorisant ainsi un peu plus cette logique de la partition. Chiites et kurdes ont donc procédé à un partage léonin du pays quand une partie de la communauté sunnite, notamment beaucoup d’ex-cadres militaires de l’armée de Saddam Hussein participaient à l’insurrection sous l’égide d’Al Qaeda, sans parler du boycott des différents scrutins par une partie de la communauté sunnite.

     Ainsi s’est-on dirigé vers un confessionnalisme politique à la libanaise, nous fait remarquer le spécialiste du Moyen-Orient. Il s’arrête ensuite sur une autre temporalité importante de la crise irakienne, encore un peu en amont de l’avènement de Daesh : à partir de 2005-2006, les Américains se sont toutefois rendu compte que cette situation n’était pas viable et qu’ils ne pourraient partir du pays sans une politique « plus inclusive ». C’est le général Petraeus qui va s’en charger… en armant et payant les anciens insurgés sunnites « à condition qu’ils se retournent contre Al Qaeda ». Aussi surprenant que cela puisse paraître, l’intervenant nous apprend que cette politique dite des « Conseils de réveil » a fonctionné un temps, amenant une petite classe politique sunnite à intégrer progressivement l’alliance chiito-kurde au pouvoir. Si dans l’immédiat l’objectif de pluralisation relative de la vie politique a été rempli, cette politique de quota à la libanaise n’allait toutefois pas tarder à révéler ses limites.

Les sunnites irakiens dans l’impasse…

     Pierre-Jean Luizard nous restitue ensuite le complexe jeu d’équilibre confessionnel sur lequel reposait ce modèle : un Président de la République kurde, avec deux vice-présidents ; sunnite et chiite, un chef du gouvernement chiite avec deux vices premier-ministres ; kurde et sunnite, un chef du Parlement sunnite avec de nouveaux deux vice-présidents ; chiite et kurde... « ce qui rendait évidemment ingérable ce système politique », conclue-t-il, tout en précisant qu’« il y a eu toutefois une loyauté des arabes sunnites, qui n’ont pas fait tout de suite le deuil de l’Etat irakien, (et) ont tenté une intégration ». Notre fin observateur en veut notamment pour preuve le vote massif des sunnites en 2010 pour une liste « qui clamait haut et fort son intention de sortir du confessionnalisme ». Mais Luizard prodigue ici une leçon simple qu’il serait bon que de nombreux décideurs (américains ou moyen-orientaux) retiennent : « Il est facile d’entrer dans un système confessionnel mais pratiquement impossible d’en sortir pacifiquement. » Le cycle infernal du confessionnalisme proche-oriental était enclenché : le fait que les sunnites aient voté massivement, comme l’a indiqué l’auteur, pour cette liste –fût-elle anticonfessionaliste– en a fait automatiquement une liste sunnite, les chiites se retranchant de leur côté vers une liste de « la maison commune chiite ». Nous sommes alors en 2011, au moment du déclenchement des « Printemps arabes », dont on sait peu qu’ils ont affecté l’Irak... mais sur un mode évidemment communautaire : « un printemps chiite, un printemps kurde, et un printemps arabe sunnite » dont ce dernier a repris –pacifiquement– les mots d’ordres démocratiques des populations des pays voisins contre l’autoritarisme du gouvernement Nouri al Maliki (chiite), indique l’intervenant. Cette revendication à l’égalité citoyenne a reçu des bombardements pour toute réponse (« barils de TNT sur des quartiers d’habitations de Mossoul et des hôpitaux, des écoles soupçonnées d’abriter des djihadistes… »). Cette réponse brutale aura pour effet de pousser un peu plus la population sunnite de Mossoul dans les bras du futur "Etat Islamique". Luizard parle même d’un « basculement en quelques heures de l’opinion arabe sunnite ». Celle-ci ne voyant plus dès lors d’alternative, elle s’est donnée à cet acteur qui est arrivé avec une autre option, en dehors de l’Etat irakien -puisque l’EI raisonne en terme d’oumma islamiyya plutôt qu’en termes nationalistes ou même panarabe…–, ce que prouve le changement de nom le 29 juin 2014 d’"Etat Islamique en Irak et au Levant" à "Etat Islamique tout court", « pour signifier que désormais il n’avait plus de frontières ».

     C’est ce moment que choisi Pierre-Jean Luizard pour passer enfin à la temporalité explicative « longue » (mais toujours à l’intérieur de la période moderne), susceptible de terminer de dessiner ce panorama qui a rendu le terrain irakien favorable à l’avènement d’un tel acteur.

L’EI entre histoire et mythologie

     Cette temporalité longue serait celle sur laquelle jouerait le plus l’EI, lui fournissant les thèmes majeurs de son registre discursif et de son millénarisme. Luizard commence par nous rappeler qu’il y a un an jour pour jour (au moment de la présente conférence), le 16 juin 2014, l’Etat Islamique mettait en ligne une vidéo mettant en scène « l’effacement de la frontière Sykes-Picot ». Il n’y a pas lieu ici de revenir dans le détail sur cette période historique clé du Moyen-Orient. Rappelons simplement les frontières de celui-ci se sont dessinées à partir des années 20 sous l’influence des Britanniques et des français, suite au démembrement de l’Empire ottoman. Ces deux protagonistes européens jouant le jeu dangereux du clientélisme avec les différentes communautés (arabes chiites et sunnites, kurdes, chrétiens, juifs etc.) pour miner un peu plus l’influence ottomane, promettant à tel ou tel autre la domination sur un territoire donné. Contrairement aux promesses des alliés, on aboutira, au sortir de la seconde guerre mondiale, « non pas à un royaume arabe unifié (promesse britannique) mais à des Etats-Nations de type européen fondé sur une conception ethnique de l’arabisme », dont Luizard soutient qu’elle était auparavant, en Irak à tout le moins, « pratiquement inexistante ». Cette ingérence va susciter beaucoup de désordre : en Irak, où chiites et kurdes se soulèvent contre cette idée d’Etat irakien dont ils considéraient qu’il les lèserait –point sur lequel Luizard acquiesce– et en Syrie également « où les nationalistes qui avaient soutenu le roi Fayçal, l’un des fils du Chérif Hussein de la Mecque, combattre les français, et lors d’une bataille célèbre à Maïsaloun entre Damas et Beyrouth, les nationalistes syriens vont être défaits et le mandat va s’établir sur un Etat Syrien croupion puisqu’amputé de plusieurs de ses provinces notamment le Liban… », les Français y jouant également la carte du clientélisme communautaire puisqu’ils y favoriseront politiquement la communauté maronite, pendant qu’en Irak les Britanniques favoriseront la communauté arabe sunnite. En Syrie, cette logique du pire mènera au pouvoir des clans tribaux et familiaux contre les intérêts de la majorité de la population… Relevons que le pays en a payé un prix exorbitant ces 3 dernières années avec plus de 200.000 morts sous la férule du Président (alaouite) Bachar Al Assad.

     Daesh, nous dit Luizard pour terminer, n’ignore pas cette instrumentalisation européenne, ce pan de l’histoire contemporaine de cette région et l’utilise en se présentant comme « le grand justicier d’une histoire dont les arabes sunnites auraient été les principales victimes… oubliant de dire au passage, rectifie immédiatement Luizard, que les Arabes sunnites ont été les principaux bénéficiaires du mandat britanniques » (ce qui cessera d’être le cas après l’occupation américaine à partir de 2003). Ce qui distingue nettement l’EI des autres mouvements djihadistes, puisqu’il est selon lui porteur d’un « projet étatique » avec déjà un embryon d’administration et un territoire qui regroupe de 6 à 8 millions de personnes.

     L’historien conclue ainsi son intervention mais évoquera plus tard, dans la discussion quelques autres éléments de la topographie mythologique sur laquelle communique Daesh, notamment avec la localité de Dabiq –par ailleurs titre de son principal organe de propagande– dont un hadith (paroles réputées comme ayant été prononcées par le prophète de l’islam) indique qu’un combat décisif s’y déroulera qui verra les troupes musulmanes sortir vainqueur et progresser jusqu’à Constantinople pour atteindre ensuite Rome.

     D’un point de vue général, on remarquera enfin que Pierre-Jean Luizard est plus pessimiste que d’autres spécialistes de la région quant à la possibilité de reprendre les bastions conquis par Daesh. Quand on examine ses arguments de la « temporalité courte » à la « temporalité longue », on est tenté de le suivre.



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