Samedi 18 Juillet 2015

La dévotion au Prophète


Par Jacques Munier








Claude Addas : La Maison muhammadienne. Aperçus de la dévotion au Prophète en mystique musulmane, Gallimard, 2015.

Revue réalisée par J. Munier sur Franceculture.fr .

Il y a le feu à la maison du Prophète. Du Yémen à l’Irak et la Syrie des musulmans se livrent une guerre sans merci, les plus radicaux d’entre eux semblant déterminés à faire basculer la communauté des croyants dans une violence proprement infernale, et avec elle, en première ligne, ceux qui la côtoyaient pacifiquement et sans haine : chrétiens de très anciennes obédiences, yazidis, zoroastriens… Puisque ces prétendus descendants du Prophète se réfèrent à la même tradition que leurs adversaires, il n’est pas inutile de revenir aux motifs et aux formes ancestrales de la dévotion au Messager de Dieu, ainsi qu’aux controverses savantes qu’elle a pu susciter en des temps où le débat théologique était nourri par la lecture attentive des sources scripturaires. C’est ce qu’a entrepris Claude Addas, éminente orientaliste et auteur d’un ouvrage de référence sur le mystique andalou Ibn Arabî, « le plus grand des maîtres spirituels », très présent dans les pages de ce dernier livre où elle poursuit le geste herméneutique qui a fait la grandeur de l’islam.
 
« Les étoiles sont une sauvegarde pour les Gens du ciel, et les Gens de ma Maison sont une sauvegarde pour ma Communauté. » Ce propos attribué au Prophète, qui ne figure dans aucun des textes canoniques mais qui « compte parmi les innombrables traditions qui fondent en islam la vénération des fidèles envers les ahl al-bayt, la « famille du Prophète », a suscité d’interminables débats pour savoir qui, au juste, relevait de cette maisonnée : la famille au sens restreint, génétique du terme ou la lignée spirituelle de tous ceux qui se sont inspiré de la vie et de l’enseignement de Muhammad au plus haut degré d’identification mystique, à savoir ceux qu’on qualifie de saints ? Ibn Arabî, qui pratiquait l’exégèse au plus près de la sémantique, s’est attardé sur les différentes significations en langue arabe du mot âl, présent dans l’expression ahl al-bayt. L’une d’entre elles l’apparente au terme qui désigne le mirage, ou l’illusion : le mot sarâb. L’enquête herméneutique aboutit ainsi à une autre expression proche de la première par le sens : âl Muhammad, ceux du Prophète – je cite : « le âl, c’est ce qui magnifie les figures. En effet, on appelle âl la grandeur des figures perçues dans le mirage. Les âl Muhammad sont donc ceux qui sont magnifiés par Muhammad (…) Ainsi tu crois qu’il s’agit de Muhammad, d’une grande stature, de même que tu crois que le mirage est de l’eau (…) mais lorsque tu arrives à Muhammad, c’est Dieu que tu trouves. » L’argument est imparable et même lacanien avant l’heure… il a pour effet d’établir que les liens du sang ne sont pas une condition sine qua non pour appartenir à la famille du Prophète.
 
Cette famille élargie a même pour vocation d’accueillir l’humanité toute entière. Car en plus de la cohorte des saints, la Maison muhammadienne, revendique son appartenance au genre humain par la voix de son patriarche – je cite l’injonction divine qui figure à trois reprises dans le Coran : « Dis : je ne suis qu’un homme, comme vous » On peut l’interpréter comme une mise en garde contre toute tentation de diviniser la personne du Prophète, en référence au dogme chrétien et à sa conception de la nature divine du Christ, on l’a plus souvent compris comme une invitation faite au croyant à se reconnaître dans son Messager divin, et à tenter de se rapprocher de lui en s’inspirant de sa conduite et de sa parole. Et cette idée d’une communauté élargie à l’humanité toute entière est l’une des thèses les plus audacieuses de l’enseignement d’Ibn Arabî, celle de l’universalité « dans le temps et l’espace », de la Maison muhamadienne, « ce qui signifie notamment – conclut Claude Addas – que, de ce point de vue, l’humanité toute entière constitue la umma, la « Communauté du Prophète ».




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