Mardi 22 Décembre 2015

La religion peut-elle servir le progrès social ?

Par Gilbert Achcar, Auteur de Marxisme, orientalisme, cosmopolitisme, Actes Sud, Arles, 2015.



Gilbert Achcar
Que la religion survive encore à l’aube du cinquième siècle après la révolution scientifique représente a priori une énigme pour quiconque adhère à une vision positiviste du monde. Mais si elle a perduré jusqu’à notre époque en tant que partie de l’idéologie dominante, elle produit également des idéologies combatives, qui contestent les conditions sociales ou politiques en vigueur. Avec un succès indéniable. Deux de ces idéologies ont défrayé la chronique au cours des dernières décennies : la théologie de la libération chrétienne et l’intégrisme islamique.
La corrélation entre la montée en puissance de chacun de ces mouvements et le destin de la gauche laïque dans leurs régions respectives constitue un indice révélateur de leurs natures propres. Alors que le destin de la théologie de la libération épouse celui de la gauche laïque en Amérique latine — où elle agit de fait comme une composante de la gauche en général, et est perçue comme telle —, l’intégrisme islamique s’est développé dans la plupart des pays à majorité musulmane comme un concurrent. Il a remplacé la gauche dans la tentative de canaliser la protestation contre ce que Karl Marx appelait la « misère réelle », et contre l’Etat et la société qui en sont jugés responsables. Ces corrélations contraires — positive dans le premier cas, négative dans le second — témoignent d’une différence profonde entre les deux mouvements historiques.
La théologie de la libération offre la principale manifestation moderne de ce que Michael Löwy appelle, en empruntant un concept forgé par Max Weber, l’« affinité élective » entre christianisme et socialisme (1). Plus précisément, l’affinité élective dont il est question ici rapproche l’héritage du christianisme primitif — dont l’extinction permit au christianisme de devenir l’idéologie institutionnalisée de la domination sociale existante — et l’utopisme « communistique (2) ». En 1524-1525, le théologien Thomas Müntzer put ainsi formuler en termes chrétiens un programme pour la révolte des paysans germaniques, que Friedrich Engels décrivit en 1850 comme une « anticipation en imagination du communisme (3) ».

Cette même affinité élective explique pourquoi la vague mondiale de radicalisation politique à gauche qui débuta dans les années 1960 put en partie adopter une dimension chrétienne — en particulier dans les pays « périphériques », où la majorité de la population était chrétienne, pauvre et opprimée. On l’observa en Amérique latine, où la radicalisation fut impulsée, à partir du début des années 1960, par la révolution cubaine. La différence majeure entre cette vague moderne de radicalisation et le mouvement des paysans germaniques analysé par Engels réside dans le fait que, dans le cas latino-américain, le courant chrétien de l’utopisme « communistique » se combinait non pas tant avec une nostalgie pour des formes de vie communautaires du passé (même s’il était possible de trouver pareille dimension chez les peuples indigènes) qu’avec des aspirations socialistes modernes, du type de celles entretenues par les révolutionnaires marxistes latino-américains.
 
Sur les décombres de la gauche
L’intégrisme islamique, en revanche, a crû sur le cadavre en décomposition du mouvement progressiste. Le début des années 1970 vit le déclin du nationalisme radical porté par les classes moyennes ; un déclin symbolisé par la mort de Gamal Abdel Nasser, en 1970, trois ans après sa défaite face à Israël lors de la guerre des six jours. Parallèlement, des forces réactionnaires utilisant l’islam comme étendard idéologique se répandirent dans la plupart des pays à majorité musulmane, attisant les flammes de l’intégrisme afin d’incinérer les restes de la gauche. Comblant le vide créé par l’effondrement de celle-ci, l’intégrisme ne tarda pas à devenir également le vecteur principal de l’opposition la plus vive à la domination occidentale — une dimension qu’il avait intégrée depuis le début, mais qui s’était estompée au cours de l’ère nationaliste laïque.
Une intense opposition à la domination occidentale prévalut à nouveau au sein de l’islam chiite après la révolution islamique de 1979 en Iran, et revint sur le devant de la scène au sein de l’islam sunnite au début des années 1990, lorsque des détachements armés d’intégristes passèrent du combat contre l’Union soviétique au combat contre les Etats-Unis. Ce retournement succéda à la défaite et à la désintégration de la première, et au retour militaire consécutif des seconds au Proche-Orient.
C’est ainsi que deux types majeurs d’intégrisme en vinrent à coexister à travers la vaste étendue géographique des pays à majorité musulmane, caractérisés l’un par sa collaboration avec les intérêts occidentaux et l’autre par son hostilité à leur égard. Le bastion du premier type est le royaume saoudien, le plus obscurantiste de tous les Etats islamiques. Le bastion du type anti-occidental au sein du chiisme est la République islamique d’Iran, tandis qu’Al-Qaida et l’Organisation de l’Etat islamique représentent son fer de lance actuel chez les sunnites.
Tous les courants de l’intégrisme islamique se dédient pareillement à ce que l’on peut décrire comme une utopie médiévale réactionnaire, c’est-à-dire un projet de société imaginaire et mythique qui n’est pas tourné vers le futur, mais vers le passé. Tous cherchent à réinstaurer la société et l’Etat mythifiés de l’islam des premiers temps. En cela, ils partagent une prémisse formelle avec la théologie de la libération chrétienne, qui se réfère au christianisme primitif. Cependant, le programme des intégristes islamiques ne consiste pas en un ensemble de principes idéalistes visant à un « communisme d’amour » et émanant d’une communauté opprimée de pauvres vivant aux marges de leur société, communauté dont le fondateur devait être atrocement mis à mort par les pouvoirs en place. Ce programme n’invoque pas non plus quelque forme ancienne de propriété communale, comme ce fut en partie le cas pour le soulèvement des paysans germaniques au XVIe siècle. Lire la suite .



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