Docteure en Sociologie, ses travaux portent les évolutions du rôle et de la représentation des… En savoir plus sur cet auteur
Vendredi 18 Mars 2016

La vengeance, mythe mobilisateur de DAESH



Les derniers attentats qui ont ensanglanté Paris le 13 novembre 2015 ont suscité une avalanche d’explications par les experts du djihadisme qui ont tenté de sonder les motivations des auteurs et leur engagement pour une cause qu’ils présentent comme « sacrée ». Nous tenterons ici à travers une double approche critique, sémio-sociologique et enfin exégétique, autour de la notion de la vengeance, d’apporter un nouvel éclairage sur les techniques de manipulation de Daesh.  

Cet article est publié avec l'aimable autorisation des auteurs.
Hasna Hussein est sociologue, chercheuse associée à l’Observatoire des radicalisations (FMSH-EHESS, Paris).
Cyrille Moreno Al Ajamî est médecin et islamologue, auteur de Que dit vraiment le Coran , Editions Zénith, 2012. 
Il est possible de retrouver cet article sur le carnet de recherche "Contre-discours radical  
 

Daesh et la rhétorique de la vengeance


Dans les numéros 7 et 8 de Dar-al-islam, cette notion apparaît à deux reprises : dans le cas des attentats contre l’avion russe au dessus du Sinaï et contre les ismaéliens d’Iraq. Le magazine anglophone Dabiq, fait quant à lui un usage plus récurrent de cette notion : « revenge for us from the Houthis (les miliciens chiites au Yémen, ndlr) » ; « to take revenge for Ahlus-Sunnah » (« les gens de la Sunna »). On compte au total une trentaine d’occurrences dans l’ensemble des numéros du magazine.

Le discours propagandiste daeshien révèle l’existence d’un contenu « latent » ou « implicite », pour reprendre l’étymologie de Barthes, autour de la notion de la vengeance. Ce discours repose sur un ensemble de mots et d’expressions au sens connotatif fraternaliste : « secourir tes frères », « secourir la religion », « aide ton frère et ton Etat », « fais preuve de jalousie envers la religion d’Allâh », « faire triompher la religion ». On joue sur la corde du sentiment d’appartenance communautaire, de l’émotion et de la culpabilisation : « Vas-tu laisser le mécréant dormir sereinement dans sa maison tandis que les avions des croisés terrorisent, nuit et jour, les enfants et femmes des musulmans par leur vrombissement au-dessus de leur tête ? », etc.

Ces connotateurs affectifs appelant à la « vengeance d’ahlus-Sunnah » s’inscrivent dans un processus de détournement du sens originel de la notion de vengeance telle qu’elle affleure dans le Coran, comme nous allons le montrer dans la seconde partie de cet article. Leur objectif principal étant de mobiliser le plus grand nombre de sympathisants pour l’« obligation de combattre les mécréants », réputée « sacrée ».

Daesh essaie donc d’attribuer un caractère « sacré », afin de la rendre séduisante aux yeux de jeunes – dont une grande partie s’identifie en tant que victimes de leur société et du système – pour stimuler leurs velléités de vengeance et répondre à leur besoin d’aventure et de gloire. Pour ce faire, la propagande daeshienne s’appuie sur un discours de victimisation afin de renforcer la colère, le mécontentement et le désespoir, le sentiment d’isolement et le désir d’adhésion fusionnelle et spirituelle non seulement à cette cause dite « sacrée » mais aussi à un groupe particulier « Jamâ’a najiya » (« la faction sauvée »), afin de déclencher leur départ pour la Syrie et l’Irak.

Une cause « profane » qui se veut « sacrée »


En réalité, la cause mobilisatrice originelle de la plupart des jeunes djihadistes contrairement à ce que l’on peut croire, n’est pas une cause « sacrée », ou les mythes de l’avènement d’un califat, cité idéale Dar-al-islam. Ce sont bien souvent des facteurs subjectifs et prosaïques, profanes qui influencent le choix volontaire de ces jeunes à s’engager dans l’idéologie djihadiste. Les djihadistes – dont une grande partie est issue des banlieues et quartiers défavorisés – sont à la recherche d’une forme de reconnaissance et d’héroïsation, si l’on croit l’un des meilleurs spécialistes français de la question Farhad Khosrokavar. Dans cette configuration, agir au nom d’une cause « sacrée » devient le moyen « idéal » pour ces jeunes de se « venger » de la société qu’ils accusent de les marginaliser. Donner à leur entreprise criminelle une dimension « sacrée » procure à ces jeunes une nouvelle identité, un nouveau statut social de « modèle », « héro », « martyr », etc., et même une forme d’autorité et de prestige symbolique vis-à-vis de leurs ex-compagnons de galère restés en France. La propagande daeshienne ne manque pas de dispositifs discursifs et visuels pour sacraliser l’image des « soldats du califat » et des « martyrs » : « Le bel exemple de Mohamed Merah, Louis Sidney, Aboû Nassîr Amédi Coulibaly (qu’Allâh leur fasse miséricorde) est à garder constamment à l’esprit » (Dar-al-islam, n°5, juillet 2015).

Daesh offre en outre une « légitimation religieuse » a posteriori aux crimes à travers la notion d’« auto-défense » pour rendre ce choix encore plus attractif. Pour ce faire, la propagande daeshienne développe une stratégie takfiriste rejetant toute forme d’altérité et visant particulièrement les « mécréants », les « apostats », les « juifs », les « croisés », les « chiites », les « yézidis », et les « kurdes » (sans majuscules). Cette propagande construit ensuite un « argument religieux » en détournant des versets et des hadiths de leurs contextes d’origines mais aussi en sélectionnant les interprétations les plus rigoristes et belliqueuses, particulièrement des références dudit islam salafiste (Ibn Taymiya ou Mohammed Ben Abdelwahhab) pour « légitimer le combat contre les kouffar ». L’exemple du dernier numéro du magazine Dar al-islam publié le 6 février 2016 est en ce sens le plus significatif. Dans le premier article intitulé : Attentats sur la voie prophétique comprenant une première partie sur la « légitimité islamique » des attentats en France et la réfutation de leurs opposants musulmans (prêche du CFCM notamment), Daesh mobilise plus d’une centaine de versets coraniques, de hadiths et d’interprétations des savants tels qu’Ibn al-Qayyim, Abu-Bakr Ibn al-Arabi, Ibn Kathîr ou d’autres (même une citation d’Averroès) tout au long de 28 pages pour construire sa riposte. Mais qu’en est-il vraiment de cette notion de vengeance dans la source scripturaire principale de l’islam ; le Coran ?

La vengeance dans le Coran et son détournement par Daesh


Si la vengeance est, dit-on, un plat qui se mange froid, alors celui de Daesh doit être sérieusement avarié puisque, comme nous le verrons, le Coran a condamné la vengeance et même l’esprit de vengeance. D’un point de vue exégétique, il est donc fort curieux que la propagande daeshienne fasse appel à la notion de vengeance, voire de revanche, afin de justifier les exactions que ses milices commettent. Pour preuve, l’obligation récurrente pour eux d’utiliser, mais de manière détournée le verset S32. V22: « Qui est plus injuste que celui à qui les versets d’Allâh sont rappelés et qui ensuite s’en détourne ? Nous nous vengerons certes des criminels. » (Dar-al-islam, n°6, septembre 2015)

En effet, ce verset s’inscrit dans la longue introduction de cette sourate mecquoise traitant du refus des polythéistes mecquois de reconnaître l’existence d’une vie dans l’Au-delà et, conséquemment, de la résurrection, VS.1 à 10. Le Coran leur oppose que lorsque la mort les aura fauchés et qu’ils comparaîtront devant Dieu ils n’auront aucune échappatoire, ils seront alors damnés, VS12-14. Puis, est présentée l’antithèse : ceux qui croient en l’Au-delà, sans qu’il soit du reste précisé de quelles religions ils sont, y seront bienheureux, VS15-19. À nouveau, VS20-22, il est rappelé le triste sort des non-croyants. C’est en ce contexte que le verset 22 fait sens, et en fonction de ce qui précède, il se comprend donc sans difficulté comme suit : « Qui est plus injuste [que ces polythéistes mecquois ne croyant pas à la vie dernière] que celui à qui les versets d’Allâh sont rappelés et qui ensuite s’en détourne [c’est-à-dire qui réfutent en la matière ce que Muhammad leur récite de la part de Dieu] ? Nous nous vengerons certes des criminels [c’est bien Dieu qui déclare qu’il se vengera]. » Encore doit-on comprendre qu’il s’agit d’une « vengeance » dans l’Au-delà, c’est-à-dire le châtiment divin des injustes et des criminels. Le propos est donc limité en portée, et celui qui dit « se venger » est Dieu. Nous faudrait-il comprendre que les membres de Daesh se prennent pour des dieux ? Auquel cas ils devraient s’auto-exécuter pour avoir commis le pire péché qu’un musulman puisse commettre : se prendre pour Dieu !

Il est bien clair aussi que Dieu ne demande pas non plus qu’on Le venge. A notre connaissance aucun exégète classique n’a jamais prétendu une telle chose pas plus qu’ils n’ont puisé en ce verset un argument en faveur de la vengeance en Islam. L’exploitation des sources classiques par Daesh est, pour le moins innovatrice (dans le sens de bid’a) et selon les critères qu’eux-mêmes revendiquent, ils devraient s’autodétruire en tant qu’innovateurs. Par ailleurs, si Daesh prétend au littéralisme dans la lecture du Coran et au devoir de l’appliquer à la lettre, alors ils devraient combattre les qurayshites polythéistes morts il y a plus de 1400 ans. Ce retour au temps jadis que tant ils chérissent et prêchent pourrait débarrasser le présent de leur présence.

Qui est le Dieu de Daesh ?


Deux remarques complémentaires quant au verset analysé. Premièrement, l’attention systématique des salafistes ou néo-salafistes, lorsqu’ils s’expriment en une autre langue que l’arabe, à ne nommer Dieu qu’« Allâh ». Il s’agit là, dans leur logique, de bien indiquer que leur Dieu n’est pas le Dieu des autres religions, christianisme et judaïsme en particulier. Mais si leur dieu n’est pas Dieu qui est-il ? Ce que les traductions salafistes rendent par criminels/mujrimîn signifie au plus près coupables. Ce qui dans le verset que nous avons examiné est traduit par « Nous nous vengerons » est en fait le participe passé muntaqîmûn dont la racine verbale est naqama, laquelle signifie à l’origine manger et avaler vite. Si cette notion verbale a pu aboutir à l’idée de vengeance, c’est du fait qu’elle évoque l’engloutissement et la disparition rapide d’une chose. Ce n’est donc que par un procédé métonymique : l’image du résultat d’une action de vengeance, l’anéantissement ou l’annihilation du coupable, littéralement avalé du fait de son crime. Du reste, en arabe, « se venger » au sens où nous l’entendons en français se dit tha’ara. Pour rendre cet emploi coranique il nous semble donc plus juste de traduire l’expression coranique par « Nous poursuivrons les coupables », comme l’on parle en français de « poursuites judiciaires », sachant qu’aux yeux mêmes de la théologie musulmane, Dieu ne doit pas être anthropomorphisé et qu’Il est au-dessus de tous les sentiments présidant à l’esprit de vengeance. De plus, directement contre l’interprétation faite par Daesh de ce verset, mais confirmant notre analyse littérale, nous pouvons lire : « Supporte patiemment à l’instar de nos prophètes, hommes résolus. Ne cherche pas à hâter [le châtiment des injustes]. Le Jour où ils verront ce qui leur était promis, il leur semblera alors n’avoir vécu qu’une heure… » S46.V35.

Ceci étant exégétiquement rappelé, le point essentiel est de savoir que le Coran a par ailleurs interdit la vengeance et, plus encore, l’esprit de vengeance. En effet, nous lisons : « …que ne vous incite point à être malveillant le ressentiment envers des gens qui vous ont barré l’accès au Temple sacré, mais incitez-vous donc à la vertu et la piété et ne vous incitez pas au péché et à l’inimitié ; craignez Dieu », S5.V2 Ce verset a trait aux relations entre les premiers musulmans du temps de Muhammad et les nombreuses persécutions qu’ils eurent à subir de la part des polythéistes mecquois. Contextuellement, il s’agit de recommandations quant à un pèlerinage à La Mecque où musulmans et polythéistes devaient se côtoyer. L’on comprend alors la portée spirituelle de ce propos ; le musulman doit dépasser son ressentiment, même s’il a été effectivement victime, au bénéfice de sa propre réalisation spirituelle. En ces conditions, la vengeance est interdite et, plus exactement, du fait que les exactions sont réelles, c’est l’esprit de vengeance qui doit être transcendé.

Les appels à la maîtrise de soi dans le Coran


Or, cet appel n’est pas isolé dans le Coran. Bien au contraire il existe de nombreux versets qui appellent à la maîtrise de soi et au dépassement de la vengeance, sentiment appartenant aux mœurs archaïques que le message coranique veut effacer. Tout d’abord, fondamentalement, en reprenant le fameux échange que la Bible attribue à Abel et Caïn : « Si tu lèves ta main sur moi pour me tuer, je ne ferai point de même et je refuserai de te tuer. Car, en vérité, je crains Dieu le Seigneur des Mondes. », S5.V28. Pour une éthique élevée, nous lisons : « Le bien et le mal ne sont pas équivalents. Repousse donc le mal par le bien jusqu’à ce que ton ennemi devienne un ami chaleureux. » S41.V34. De même, à l’adresse de ceux qui se disent croyants : « L’ultime Demeure [1] appartient à ceux qui endurent patiemment et ne recherchent que la “Face” de leur Seigneur, ceux qui prient et font largesse de leurs biens, tant en privé qu’en public, et repoussent le mal par le bien. » S13.V22. Les mêmes sont ainsi définis : « …ceux qui pratiquent l’aumône dans l’aisance tout comme dans la difficulté, qui maîtrisent leur colère, et qui pardonnent aux hommes. Dieu aime les vertueux. » S3.VS133-134.[2]

Contrairement aux affirmations de Daesh, leur conception de la « vengeance » ne repose en rien sur le Coran. Son objectif premier est d’instrumentaliser le ressentiment d’une certaine frange de musulmans socialement, mais aussi religieusement, déjà marginalisés. À cette fin, il exacerbe le sentiment de frustration et cherche à légitimer la violence par l’appel à la vengeance, concept qui possède la « vertu » d’être en soi une auto-légitimation. En quelque sorte, ce qui est inacceptable du point de vue humain pourra être transgressé sous couvert de légitimation divine. Or nous avons vu que le Coran n’apportait aucune espèce de légitimation à ce type de vengeance-là. Il nous paraît donc essentiel de montrer que le Coran soutient en l’occurrence une thèse opposée et qui peut donc leur être opposée.


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[1] Le Paradis.

[2] Pour plus de développements exégétiques sur le point de vue coranique quant à la vengeance et de manière générale quant à la violence, cf. Que dit vraiment le Coran, Dr. Al Ajamî, Éditions Zénith, Strasbourg, 2012, articles Violence et non-violence, p. 132-137 ; Terrorisme & Kamikazes, p. 124-129 ; Jihad, p. 112-121.




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