Omar Merzoug est journaliste et collabore régulièrement avec différents journaux algériens dont… En savoir plus sur cet auteur
Dimanche 25 Février 2018

Le Coran au crible de l’interprétation



Lorsqu'un traducteur se met à traduire le Coran, il devient de facto un exégète ou un commentateur (Mufassir), car il est obligé de choisir un sens de la langue source (l'arabe coranique) et de le transposer dans la langue cible (le français actuel, l'anglais américain, l'espagnol castillan, etc.).


Professeur, spécialiste de l’islamisme, Mathieu Guidère s’est intéressé au phénomène du terrorisme. Il est, notamment l’auteur de « État du monde arabe » (Ed de Boeck, 2015), de « L’Atlas du terrorisme islamiste » (Ed Autrement) et de « La guerre des islamismes ». Son dernier livre « Au commencement était le Coran » (paru aux éditions Gallimard), ayant attiré notre attention, nous sommes allés à sa rencontre.
Par Omar Merzoug

Cet entretien est publié avec l'aimable autorisation de son auteur.

 




Omar Merzoug :  En rappelant que le sunnisme a décrété que le Coran est la « parole éternelle et incréée » de Dieu, ne contribuez vous pas à rouvrir le débat sur une question occultée par ce qui est devenu un dogme, tout le débat qui eut lieu au VIIIe siècle, quand les musulmans pouvaient encore discuter de cette question avant que le pouvoir d’Al-Mutawakkil [1] et la réaction hanbalite [2] de concert ne rendent le sujet tabou ?
 
Mathieu Guidère :   L’objectif du livre n’est pas de rouvrir le débat sur une quelconque question dogmatique ou doctrinal relative à l’islam sunnite ou chiite. Il rend simplement compte des interrogations et des questionnements actuels que l’on trouve dans les travaux et dans les écrits de bon nombre d’intellectuels et de penseurs musulmans qui relisent l’héritage du passé et de l’histoire musulmane avec un regard critique et qui tentent de les questionner à la lumière des enjeux de la modernité et du monde contemporain. En tout état de cause, mon livre ne se veut pas du tout polémique, mais informatif et synthétique.


O.M :  La question du Nashikh et du Mansûkh, du Coran qui abroge le Coran, comme vous dites, n’est-elle pas un argument contre une lecture littérale du Coran ?
 
M.G :   La question de l’abrogation est centrale dans la réflexion des penseurs musulmans contemporains qui refusent que des pans entiers du Coran soient déclarés « abrogés », voire « caducs », surtout quand il s’agit de questions aussi sensibles que la guerre et la paix par exemple. Dans ma synthèse sur la question du Naskh, je montre que les réflexions actuelles sont justement l’une des pistes les plus fécondes permettant de diversifier les lectures du Coran et de maintenir ouvertes toutes les interprétations possibles du texte. En tout cas, les développements classiques autour de cette question sont aujourd’hui relus et réinterprétés à la lumière des interrogations contemporaines des musulmans.


O.M :  La tradition musulmane évoque l’origine miraculeuse du Coran tandis que vous écrivez que « le caractère miraculeux du Coran » a été « affirmé tardivement » et que vous précisez même « après sa fixation par écrit » ? A-t-on des éléments de preuve à l’appui de cette assertion ?
 
M.G :  Les écrits et les livres concernant « l’inimitabilité du Coran » (I‘jâz al-Qur’ân) apparaissent tardivement, c’est-à-dire à partir de l’époque classique. Il n’existe aucun ouvrage sur le caractère miraculeux du Coran avant le XIe siècle. De toute façon, pour que les kuttâb et les fuqahâ’ puissent disserter sur le caractère inimitable du Coran, il a fallu que le texte sacré soit consigné par écrit en une vulgate unique et qu’il soit largement diffusé (pas avant le VIIIe siècle). Ensuite, il a fallu que la langue arabe soit normalisée par les écoles grammaticales de Bassora, de Koufa et de Bagdad pour que l’on puisse apprécier cette « inimitabilité ». Enfin, il a fallu que le pouvoir politique (le califat) soit assez fort pour imposer une orientation théologique (sunnisme acharite) favorable à l’idée même d’inimitabilité formelle du texte, c’est-à-dire à le lettre (lafz) et non pas seulement à l’esprit et au sens (ma‘nâ) du Coran.


O.M :  Les Arabes païens ont longtemps assimilé le Coran à de la pure poésie et vous écrivez que « la mise en parallèle du verbe poétique et du verbe prophétique permet de mieux comprendre le contexte d’apparition du Coran », en quel sens ?
 
M.G :  Il est établi que beaucoup d’Arabes des débuts de l’Islam ont assimilé la langue du Coran à de la poésie et ont même accusé le Prophète d’être un poète, accusation dont on trouve la trace dans le Coran d’ailleurs. Mais depuis les travaux du doyen de la littérature arabe, Taha Hussein (m.1973), on sait que les deux « verbes » sont très proches et que la confusion a persisté dans les esprits jusqu’à ce que le Coran d’Othman [3] soit largement diffusé et appris par cœur. À l’époque contemporaine, d’autres penseurs musulmans ont essayé de mettre en parallèle les deux « verbes » pour en étudier les liens formels et signifiants (l’intertextualité). Les études montrent qu’il existe une porosité des frontières entre les divers types de « paroles » et que les Arabes de l’époque vivaient dans une « épistémè » qu’il est difficile de reconstruire aujourd’hui en raison de l’éloignement dans le temps et dans l’espace.


O.M :  Vous évoquez l’absence d’une édition critique du Coran. On connaît les fortes réticences des Musulmans par rapport à une édition critique qui serait l’œuvre de l’orientalisme dont la réputation n’est guère brillante en terres musulmanes, quel serait l’intérêt d’une édition critique dans ce contexte ?
 
M.G :  Il est clair que cette édition critique doit être faite par des chercheurs et des oulémas musulmans avant que d’autres ne s’en chargent. L’intérêt d’une édition critique est avant tout heuristique : elle permet à des lettrés et à des spécialistes de la religion d’avoir une approche scientifique du texte coranique, c’est-à-dire de regrouper le savoir sur le texte, éparpillé aujourd’hui en une multitude de livres, dans une seule et même édition. Elle permet également de couper court aux fantasmes concernant les différences entre manuscrits et les variantes de lectures par exemple. Elle permet enfin d’être au même niveau que les sciences religieuses dans les autres civilisations, puisque l’édition critique de la Bible date du seizième siècle !


O.M :  Vous évoquez l’absence d’une édition critique du Coran. On connaît les fortes réticences des Musulmans par rapport à une édition critique qui serait l’œuvre de l’orientalisme dont la réputation n’est guère brillante en terres musulmanes, quel serait l’intérêt d’une édition critique dans ce contexte ?
 
M.G :  Pour traduire un texte, il faut d’abord le comprendre. Or, comprendre c’est lire et donner du sens à une succession de mots et de phrases. Cela signifie que la traduction est une opération de production du sens à partir d’une langue dans une autre langue. D’où son importance cruciale : le sens du Coran n’est accessible aux non-musulmans et aux non-arabophones qu’à travers l’interprétation qu’en fait le traducteur vers la langue considérée. En réalité, lorsqu’un traducteur se met à traduire le Coran, il devient de facto un exégète ou un commentateur (mufassir), car il est obligé de choisir un sens de la langue source (l’arabe coranique) et de le transposer dans la langue cible (le français actuel, l’anglais américain, l’espagnol castillan, etc.). Or, ne serait-ce que dans l’aire islamique, il existe une multitude de sens que l’on retrouve dans les centaines de commentaires du Coran disponibles (ex. celui de Tabari, Zamarkhshari, Al-Jalâlayn, Ben Achour, etc.). Les chrétiens ont accepté depuis longtemps qu’il puisse y avoir plusieurs types de traductions et ont même utilisé la traduction pour diffuser largement la Bible, qui reste d’ailleurs le livre le plus traduit et le plus diffusé dans le monde (avec la Déclaration universelle des droits de l’Homme). À l’inverse, les musulmans restent bloqués sur la langue arabe et la majorité d’entre eux (les non-arabophones, d’Asie par exemple) lisent le Coran et font leurs prières sans rien y comprendre. Beaucoup de penseurs musulmans contemporains ne trouvent pas cela normal, à l’aube du XXIe siècle, et appellent à généraliser la traduction du Coran dans toutes les langues du monde, et à accepter la pluralité des lectures et des interprétations qui en découlent.


O.M :  La question de la traduction pose celle de l’interprétation. Vous écrivez : « L’exégèse coranique en voulant éclairer le sens du Coran n’a fait que l’assombrir par des quantités de fioritures et de gloses divergentes et souvent contradictoires ». Avez-vous des exemples précis pour étayer votre assertion ?
 
M.G :  La question centrale de la traduction est effectivement celle de l’interprétation du sens sacré. Les exégètes musulmans ont d’abord estimé, par humilité, qu’ils n’en savaient rien, ce qui explique le « Allahu A‘lamu » (Dieu seul sait) à la fin de chaque livre ou commentaire. Mais les croyants demandent des réponses claires aux oulémas, ce qui les a poussés à faire des commentaires très détaillés et parfois très longs et confus, faisant appel à la langue, à la poésie, à l’histoire des arabes, à la tradition prophétique, aux isrâ’iliyyât, etc. Tout cela visait à ne pas « parler à la place de Dieu » ni à « parler au nom de Dieu », ce qui serait l’ultime blasphème pour un « Abd Allah » (esclave de Dieu). Mais du coup, les exégèses et les commentaires du Coran demeurent aujourd’hui encore inaccessibles au commun des musulmans. Les exemples de gloses divergentes et souvent contradictoires ne manquent pas (ex. sur les attributs de Dieu, sur les indications cultuelles et rituelles, sur les sanctions littérales et métaphoriques, etc.). Il suffi t de consulter un Tafsir de chaque courant ou école (mutazilite, acharite, hanbalite, malékite, soufi e, etc.) pour se rendre compte de cette diversité extraordinaire dans l’interprétation du texte coranique, diversité qui a tendance malheureusement à être oubliée aujourd’hui sous l’effet de la violence exercée par certains contre d’autres.

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[1] Calife abbasside qui a régné de 847 à 861.
[2] L’école juridique fondée par Ibn Hanbal (780-855).
[3] Quatrième calife dans la liste des califes dits « bien guidés » de l’Islam, mort assassiné en 656.



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