Samedi 16 Novembre 2013

Le féminisme à l’épreuve de l’islam

par Aicha Haddou



La question du féminisme islamique suscite de nombreux débats aujourd’hui dans le monde musulman, mais également en Europe et en Belgique. Des actrices de terrain, des associations en appellent de manière diverse à cette idée. En dehors des sphères musulmanes, cette réalité reste relativement méconnue. De nombreuses questions peuvent être soulevées quant aux motivations de ces femmes. Plus significative est sans doute l’exigence de la foi qui les amène à se confronter aux réalités des références scripturaires musulmanes, la nécessité de répondre aux critiques de l’islam et l’expérience qu’elles font de pratiques discriminatoires justifiées par des musulmans au nom de l’islam, alors qu’elles les attribuent surtout à des cultures machistes ou à des interprétations misogynes.

Ce texte est publié en partenariat avec "La Revue Nouvelle

Le mouvement féministe, né en Occident en réaction au statut subalterne des femmes, a désormais une histoire pluriséculaire. Il a participé de l’histoire sociale et a fondé dans le droit ses revendications. Et, au-delà, il a contribué à réintroduire le féminin dans l’humanité. Un adjectif est venu s’y greffer, « le féminisme islamique ». Son histoire est récente, mais le concept est largement diffusé et commenté. Il est difficile de saisir les débuts du féminisme dans le monde musulman, mais généralement les auteurs renvoient aux années dix-neuf-cent-vingt en Égypte.

D’autres le datent de la fin du XIXe siècle. Un ouvrage de Qasim Amin, publié en 1899 au Caire, s’intitule Tahrîr al-mar’a (« La libération de la femme »). Il évoque quelques jalons pour la mise en route d’un mouvement libérateur des musulmanes. Mais c’est en pénétrant dans le monde perse, en Iran notamment, que l’on rencontre les premiers signes de maturation d’un féminisme ayant des caractéristiques propres. Ces Iraniennes sont des femmes qui connaissent les textes de référence de l’islam et qui tentent de discuter l’interprétation que les théologiens en ont faite.

Histoires de musulmanes

Le concept de féminisme islamique, dans sa version anglaise, commence à être utilisé. Afsaneh Najmabadeh et Ziba Mir Hosseini sont en ce sens des pionnières.
Des intellectuelles turques telles que la sociologue Nilufer Gole (1) ou la Saoudienne Mai Yamani dans son livre Feminism and Islam : Legal and Literary Perspective (2) reprennent également ce concept. Beaucoup de musulmanes prennent ainsi conscience de cette dynamique nouvelle et le concept se répand de plus en plus largement.

L’idée du féminisme islamique essaime ainsi en Malaisie, en Afrique du Sud, au Maroc, en Turquie, aux États-Unis et en Europe. Mais c’est avec l’expérience marocaine faite autour du Code de la famille (Moudawana) que beaucoup vont saisir l’efficacité de ce concept. Là où d’autres féministes se focalisaient sur le travail de réinterprétation des textes, les Marocaines ont, elles, opté pour un pragmatisme partant d’une révision de ce code, demeuré intouchable depuis son élaboration au lendemain de l’Indépendance et puisant sa source dans le droit musulman malékite du viii e siècle. Elles ont d’abord entamé une large concertation associative et ont sensibilisé la population.
Ensuite, elles ont proposé aux autorités des amendements en vue d’améliorer le statut des femmes. L’essentiel des requêtes tournait autour de l’âge du mariage à ramener à dix-huit ans, de l’interdiction de la polygamie, de l’établissement du divorce judiciaire, etc. Les féministes ont réussi à créer un rapport de force suffisant pour exercer des pressions sur les autorités religieuses. En 2003, la réforme de la Moudawana voit le jour et marque un tournant important.

Sur le continent européen, les choses prennent une tournure plus théorique, avec un colloque sur le féminisme islamique organisé en 2005 à Barcelone. La Junta Islámica Catalana dresse un bilan des mouvements féministes musulmans, montrant leur diversité. On peut citer :
la Nigériane Figibia, responsable de l’association Baobab, luttant contre les châtiments corporels, l’avocate indo-pakistanaise Raheel Raza engagée dans un bras de fer avec la misogynie des interprétations de savants, les Malaisiennes Sisters of Islam, qui obtinrent en 1996 une loi criminalisant les violences conjugales et qui persuadèrent les religieux musulmans de ne plus cantonner ces affaires aux tribunaux de droit personnel.

En 2006, la même organisation organise un second colloque avec, comme sujet principal, la problématique des codes de la famille au sein des pays musulmans. La volonté est de faire changer les rapports sociaux et de promouvoir l’égalité des genres.
Une conférence s’est déroulée au même moment à l’Unesco à Paris. Son objectif était de donner un profil à cette notion de féminisme islamique. La sulfureuse Amina Wadud était présente à cette dernière rencontre. Afro-Américaine, elle a défrayé la chronique en dirigeant la prière devant un groupe mixte de musulmans aux ÉtatsUnis. Elle a rédigé un ouvrage au titre pour le moins explicite : Inside the Gender Djihad : Women’s Reform in Islam. D’autres telles que Margot Badran (3), une Irano-Américaine de renommée internationale sur la question du féminisme musulman, et la sociologue d’origine iranienne Valentina Moghadam (4) de l’Unesco y sont également intervenues. Azizah El Hibri est juriste et fondatrice de Karamah, association américaine de femmes juristes musulmanes qui tente de tisser un réseau de théologiennes féministes, aux États-Unis, au Moyen Orient, en Afrique, mais également en Europe et notamment en Belgique.

Des figures, telles que celle d’Asma Bekkada, s’opposent à l’esprit dans lequel ces dynamiques se hasardent par la relecture qu’elles font des sources scripturaires musulmanes. Elles invoquent la nécessité de la maitrise d’outils méthodologiques préalables, ce qui suppose une disqualification de pas mal de militantes, et le débat fait rage. Ces échanges se sont ensuite diffusés en Belgique.

Le féminisme islamique

Le féminisme islamique est considéré comme un moteur de changement social. Il est surtout perçu par les Européennes comme un filtre distinguant le religieux du traditionalisme patriarcal et comme une clé d’affirmation de l’égalité entre les sexes.
Mais la portée du féminisme islamique déborde largement la seule question du statut des femmes, car, pour se construire, il revisite les références islamiques et induit des conséquences plus générales quant au rapport aux textes fondateurs et à leur interprétation. Il s’agit de dégager les textes religieux de leur héritage patriarcal.
Le Coran et les hadiths sont donc à réexplorer en vue de les libérer d’interprétations abusives issues de contextes interprétatifs à dominance masculine, voire misogyne. Il veut mettre en lumière des références scripturaires qui, elles-mêmes, semblent équivoques. L’argumentation fait appel à la linguistique, à l’histoire notamment ainsi qu’à l’exégèse et donc à une maitrise des sciences islamiques.

Indépendamment des références islamiques, certaines musulmanes relisent le féminisme islamique par le biais d’une approche d’inspiration marxiste. La lutte des genres remplace la lutte de classe. Elles s’engagent contre l’homme et sa domination. Des lectures plus nuancées existent en Belgique et plutôt que voir une démarche conflictuelle et sécularisée des rapports de genres, on préfère parler de « relecture féminine des fondements légaux des sociétés musulmanes en s’inscrivant dans une approche gender based, dans ce sens des hommes peuvent y participer tant qu’ils s’inscrivent dans cette approche ». Une autre approche la définit comme « mode d’action et de pensée basé sur un regard nouveau et sur une lecture plus imprégnée de la sensibilité féminine des textes sacrés et qui a pour but de réussir l’émancipation des femmes en restant dans le cadre normatif de l’islam ».

Le concept prend une tournure plus complexe si l’on s’intéresse aux personnes que l’on considère comme étant des féministes islamiques. En effet, de nombreuses personnalités, comme Amina Wadud5, ont longtemps refusé d’endosser ce titre. Aujourd’hui, elle s’y est résignée, mais d’autres actrices qui s’en réclament ne se retrouvent aucunement dans l’action de l’Afro-Américaine. Beaucoup de femmes, aux parcours divers, embrassent la définition du féminisme islamique. Certaines peuvent paradoxalement rester aux frontières de cette sphère. C’est le cas de la sociologue marocaine, Fatima Mernissi, qui s’y est longtemps impliquée sans pour autant s’y identifier. La catégorisation est ainsi rendue difficile par les actrices, les contextes et les multiples définitions.

Les féministes en Belgique

Depuis quelques années, le terme de « féminisme islamique » est utilisé en Belgique et influence le vocabulaire de certaines musulmanes. Tariq Ramadan a développé ce terme dans ses conférences en Belgique et dans son dernier ouvrage (6).

Les musulmanes ont marqué de plus en plus leur volonté d’acter leur spécificité lors des journées internationales des femmes. En 2004, par exemple, une conférence-débat se déroula au Parlement européen sur la question du « féminisme musulman ». Le thème de cette journée, auquel il faut ajouter le poids de l’institution et la diversité du panel invité, donna une réelle impulsion à la réflexion menée en Belgique. Des figures telles que Christine Delphy, Fabienne Brion, Tariq Ramadan, Saïda Kada, Marina Da Silva ont éclairé différentes facettes de la question. Toutefois le débat qui est en cours sur le terrain ne permet pas une définition communément partagée du concept. Par exemple, il y a lieu de distinguer aujourd’hui ce qui relève clairement du féminisme islamique ou du féminisme de musulmanes, ce dernier évoquant une attitude individuelle qui ne se rattache pas à un projet féministe particulier.

Le fait est qu’il y aurait, selon les dires de militantes, certaines ébauches de revendications, qui s’articulent autour du respect de leur condition de femme égale en dignité et en droit à celle des hommes, ainsi que l’élaboration d’un discours qui intègre les idées du féminisme islamique sans pour autant le mentionner explicitement comme tel. Il semble que la connotation associée au terme « féminisme » gêne plus que l’adjectif proprement dit qui lui est associé. Il est considéré par les contradicteurs musulmans, et par les actrices aussi d’ailleurs, comme trop imprégné d’une histoire liée au passé du contexte occidental ainsi que d’une idéologie étrangère à celle de l’islam. Le terme semble vouloir être encore évité mais aucun terme alternatif n’a par ailleurs été proposé.

De toute manière, la majorité des musulmanes du pays n’ont pas vraiment entendu parler de ce concept ou à peine. Et même si, dans certains cas, elles en ont entendu largement parler, la signification de ce féminisme est peu comprise.

Notre échantillon sur le terrain belge a épinglé diverses associations comme étant féministes : Femmes musulmanes d’Europe, Kaouthar, Médiane, Femmes musulmanes de Belgique, Commission femmes de l’association Astrolabe.

Mais une des caractéristiques communes à toutes ces associations est qu’elles refusent d’être définies comme « féministes », bien que certaines d’entre elles, notamment la Commission femmes d’Astrolabe et surtout l’association des Femmes musulmanes de Belgique, soient mentionnées de manière récurrente dans notre enquête comme ré pondant aux critères du féminisme islamique. Ainsi, une des responsables de ces associations nuance ces propos et affirme que leurs membres se reconnaissent dans une certaine définition d’un féminisme islamique orthodoxe sans pour autant se qualifier de féministes. Une autre responsable parle d’une possible émergence d’un mouvement de féminisme islamique, mais elle considère qu’un mouvement ou qu’une association de ce type-là est encore inexistante. Selon elle, si des femmes s’en revendiquent de manière disparate, d’autres hésitent à s’en saisir et d’autres encore le rejettent catégoriquement.

Leurs projets semblent toutefois converger dans un travail qui n’est pas éloigné du féminisme islamique. En effet, elles travaillent à l’élaboration d’un discours citoyen qui puise sa source dans les références islamiques. Une des membres fondateurs de cette association déclare que ses membres promeuvent, d’une part, un discours citoyen pour lutter contre toutes les discriminations et, d’autre part, élaborent une interprétation autonome des textes dans une perspective féministe.

Ce travail sur les textes est d’autant plus perceptible que cette association souhaite lancer, l’année prochaine, un cercle de lecture qui rassemblera des femmes et des hommes, militants et intellectuels pour développer un travail de recontextualisation qui prendra en considération les réalités et défis de l’époque.

Aujourd’hui, il est difficile de trancher la question de savoir si l’émergence d’associations est issue, à proprement parler, du féminisme islamique. Mais on observe les prémisses d’un mouvement qui n’a certes pas encore développé un discours cohérent et adapté à la réalité belge, mais qui tente tant bien que mal de sensibiliser la population et la communauté musulmane à l’idée d’un féminisme islamique. Cette démarche est portée par des musulmanes militantes ayant une formation supérieure, mais dont la culture religieuse et la connaissance de la langue arabe sont insuffisantes. Il n’en reste pas moins qu’on assiste à l’émergence d’une génération de musulmanes belges qui véhiculent un discours appelant à se débarrasser de toutes formes d’asservissement, de soumission et de discrimination. Elles y redéfinissent leur féminisme, leur féminité et leur identité plurielle.

Les raisons des difficultés que rencontre l’idée d’un féminisme islamique sont diverses. Mais cette idée souffre certainement d’un double rejet. D’une part, les féministes laïques lui reprochent sa labellisation religieuse. Margot Badran soutient que : « L’idée d’un prétendu “clash” entre le “féminisme laïque” et le “féminisme religieux” résulte d’un manque de connaissance historique ou, bien souvent, d’une entreprise politiquement motivée visant à empêcher l’extension des solidarités féminines (7). » D’autre part, des musulmans lui reprochent sa charge idéologique qui serait issue du féminisme européen. Ils considèrent que le terme est connoté par une histoire et par une idéologie spécifique qui ne font pas sens en islam. Ce rejet vient aussi d’une crainte de désacralisation des textes coraniques et de remise en cause des références islamiques par des personnes novices et incompétentes en théologie. L’amateurisme est perçu comme une menace ou une imitation aveugle d’un processus. Certaines actrices estiment qu’il n’y a pas de réelle réflexion sur le féminisme islamique en Belgique, mais plutôt la greffe d’un discours provenant d’ailleurs et qui se rallie à un militantisme de femmes plutôt qu’à une dynamique intellectuelle.

Perspectives

Le débat suscité par le féminisme islamique laisse entrevoir diverses positions. Selon certaines, il n’y aurait pas intérêt à extrapoler le terme féminisme en l’islamisant pour conduire des luttes contre des dérives sociétales qui sont d’ordre culturel, telles les mariages forcés, les pratiques tribales, l’excision, la polygamie, ou qui sont d’ordre pathologique telles les violences conjugales ou les viols au sein des couples. Ne serait-il pas plus pertinent de rejoindre alors, s’interrogent-elles, des mouvements féministes ou de femmes déjà existants pour porter avec elles toutes ces luttes féminines sans spécifier d’appartenance religieuse ou ethnique ?

Pour d’autres, il s’agit par contre de travailler sur les textes équivoques du Coran ou de la tradition prophétique, considérés comme problématiques pour les femmes. Cela exigerait alors que des femmes se spécialisent en théologie et qu’elles dépassent la dimension militante de leurs positions. La « libération » des textes et la réappropriation du débat religieux imposent un long travail en amont qui préserve, au sein des musulmans, du risque de discrédit.

Un autre cas de figure pourrait se dessiner et répondre au déficit de musulmane outillées pour le travail qu’exige le concept. Il s’agira pour elles d’interpeler les autorités savantes de Belgique ou des pays environnants, reconnus pour leurs compétences religieuses. Il y aurait ainsi une implication des hommes et des femmes dans ce travail ardu et cela obligerait les savants à descendre sur le terrain et à se confronter à la lutte des femmes. Il semble donc important d’encourager l’adhésion des hommes à ces dynamiques pour éviter que la lutte ne se pervertisse en djihad contre l’autre sexe.

Cette posture-là, de compromis à la belge, laisserait présager une certaine innovation dans le changement en cours tant dans l’interprétation des textes coraniques que dans les mentalités.

Quand on observe l’expérience marocaine, bien que les changements des codes de la famille se soient faits sous l’égide des autorités politiques et religieuses, la mentalité marocaine ne s’y adapte que lentement, ce qui retarde l’application. Les choses vont prendre du temps malgré le consensus dans la réflexion. Que dire alors d’un travail d’interprétation de textes coraniques et prophétiques où l’homme semble d’emblée exclu comme postulat de départ et où les compétences religieuses sont rares ? La viabilité et la pérennité du mouvement demandent une prise en compte de tous ces paramètres.

Ce texte est fondé sur une recherche sur le féminisme islamique et sur une enquête auprès de groupes de femmes et d’hommes musulmans en Belgique.

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(1) Auteure de The Forbidden Modern, publié en turc en 1991 et traduit en 1996 en anglais (University of Michigan Press).

(2) Yamani M. (ed.), Feminism and Islam: Legal and Literary Perspectives , New York University Press, 1996.

(3) Historienne, professeure en études féminines, à l’université de Georgetown. Elle a notamment écrit Feminism beyond East and West : New Gender Talk and Practice in Global Islam ; Feminists, Islam, and Nation : Gender and the Making of Modern Egypt ; Opening the Gates : An Anthology of Arab Feminist Writing (deuxième édition), et, à paraître sous sa direction, Gender and Islam in Africa : Discourses, Practices and Empowerment of Women

(4) Moghadam V., Modernizing Women: Gender and Social Change in the Middle East (Women & Change in the Developing World) 2nd (second) Edition by Valentine M. Moghadam [2003] , Boulder, CO, Lynne Rienner Publishers, 2e édition, 2003.

(5) Wadud A., Inside the Gender Jihad: Women's Reform in Islam by Wadud, Amina published by Oneworld (2006) , Oxford, Oneworld Publications, 2006.

(6) Tariq Ramadan, Les musulmans d'occident et l'avenir de l'islam , Actes Sud, 2004.

(7) Al Ahram Weekly, Le Caire, 17-23 janvier 2002.








Devant le lycée Marcel Bloch de Bischeim, dans la banlieue de Strasbourg, le 2 septembre 2004 (F. FLORIN AFP)



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