Dimanche 29 Octobre 2017

Le gouvernement divin. Islam et conception politique du monde : théologie de Mulla Sadra.



Après une étude approfondie des textes, Christian Jambet (à qui l’on doit notamment Qu’est-ce que la philosophie islamique en 2011) précise dans des développements aussi érudits qu’ardus la conception politique du monde en islam telle que l’entend Mullâ Sadrâ qui appelle à une politique chargée du destin spirituel des hommes. L’auteur réussit tout à la fois à caractériser la théologie politique de ce brillant penseur safavide et à éclairer la spiritualité particulière de l’islam shîite
Par Henri Marchal
 
Une recension de l’Académie des sciences d'outre-mer, sous licence Creative Commons (BY NC ND).

 

Broché : 480 pages
Editeur : Cnrs
Date de parution : 24 mars 2016
Collection : PHILO/RELIG/HIS
Langue : Français
ISBN-10 : 2271069963

Quatrième de couverture

Dieu est, selon un article de foi universellement reconnu en islam, le souverain de l’univers, parce qu’il est son créateur et il gouverne le monde terrestre par l’intermédiaire de ses prophètes dont le meilleur est Muhammad (Mahomet).

C’est dans la théologie de Mullâ Sadrâ (m. 1640), le plus grand représentant du vaste courant philosophique et mystique contemporain de la dynastie des rois safavides, que Christian Jambet explore la souveraineté de Dieu. Il confronte cette théologie aux penseurs musulmans antérieurs, aux sources grecques et à leurs interprétations. Il examine les transformations par lesquelles une théologie intégrale de la souveraineté divine a conduit de nos jours à l’autorité du théologien juriste.

L’autorité des prophètes et des imâms, fondée sur une compréhension spirituelle du Coran et des traditions islamiques, s’exerce au nom de Dieu selon une stricte hiérarchie : un niveau supérieur, celui de l’épanouissement de la vie spirituelle et un niveau inférieur, celui de l’activité judiciaire.

À l’opposé de tout modèle de domination extérieure, la religion devient un exercice spirituel d’appropriation des sens cachés du Coran et un modèle de liberté intérieure. En un temps où les théologies islamiques les plus sommaires sèment la terreur, il est bon de connaître que les plus grands penseurs de l’islam, dont Mullâ Sadrâ, ont pensé les fondements de la foi islamique, les transformant en une quête impérieuse de la vie bienheureuse.

Christian JAMBET est directeur d’études à l’École pratique des Hautes Études (section des sciences religieuses), titulaire de la chaire « Philosophie en islam ». Il a publié de nombreux ouvrages sur les penseurs et les poètes de l’islam sunnite et shî’ite.

Recension

    Fils et successeur du fondateur de la dynastie safavide, Shâh Tahmâsp (1524-1576) normalise le pouvoir religieux et institutionnalise le shîisme duodécimain ou imamite comme religion d’Etat en Perse. La doctrine imamite a permis à la philosophie de prospérer en terre d’islam alors que celle-ci avait cessé de vivre en pays sunnite. Elle a ainsi bénéficié de l’apport de la philosophie qui a contribué à façonner sa théologie. Les œuvres philosophiques de l’époque safavide offrent en effet des constructions théologiques traitant du gouvernement que Dieu exerce en sa création. Cette réflexion sur la « politique divine » (al-siyâsa al-ilâhiyya) constitue un aspect remarquable de la pensée islamique que Christian Jambet s’emploie ici à mettre en lumière. L’auteur explore la souveraineté de Dieu sur l’univers telle qu’elle est reconnue sans partage en islam et comprise par l’un de ses plus grands maîtres, Mullâ Sadrâ Shîrâzî (1571-1640) qui vécut sous le règne glorieux de Shâh Abbâs Ier.

      Il développe son propos en trois parties : il expose d’abord les modèles de gouvernement divin présents dans l’œuvre de Mullâ Sadrâ ; il dégage ensuite la structure de l’autorité à partir de sa théologie philosophique issue des propriétés de l’essence divine (tawhîd) ; il étudie enfin les formes de l’autorité divino-humaine du prophète et de l’imâm.

    Chacun reconnaît à la philosophie de Mullâ Sadrâ deux qualités majeures : la puissance dans la production des concepts et la faculté d’harmoniser les thèses de ses prédécesseurs. La démarche de Mullâ Sadrâ procède ainsi d’un vaste effort d’exégèse et s’appuie sur la confrontation de plusieurs systèmes de pensée. Elle effectue la synthèse de la métaphysique d’Avicenne, héritée d’Aristote, la métaphysique de la lumière de Sohravardî, la philosophie de Plotin, la métaphysique inhérente au soufisme d’Ibn Arabî.

     Pour les shîites, la révélation ne s’est pas arrêtée. Certes, la mission des envoyés s’est interrompue à la mort de Muhammad, mais la prophétie demeure jusqu’au Jour de la Résurrection. Elle s’est d’abord manifestée sous les imâms « visibles » dont le temps s’est arrêté avec l’occultation du douzième imâm. Elle se poursuit ensuite sous l’autorité toujours vivante des savants qui disposent de la charge de l’enseignement divin. La révélation se perpétue indéfiniment ; elle prend maintenant la forme de l’interprétation que les imâms ont le pouvoir de lui donner. Ce temps des imâms s’échelonne jusqu’au retour du « Mahdî ».

    Dieu exerce en effet sa souveraineté sur terre par l’intermédiaire de médiateurs que sont les prophètes et les imâms. Ceux-ci sont appelés à être les seuls gouvernants légitimes car, bénéficiant de « l’amitié divine », ils disposent de la « walâya », c’est-à-dire du pouvoir d’enseignement inspiré par la lumière divine. Ce don leur permet de mettre en évidence l’ordre providentiel que Dieu établit dans le monde créé et de conduire les hommes vers la perfection. L’autorité prophétique sert en effet une double mission : elle est destinée à guider les hommes sur la voie du salut et à produire l’ordre de la société parfaite. Le savant possède toute autorité en matière de religion à condition d’être nourri par la « gnose » («
 irfân »). Mais, son autorité temporelle s’efface devant l’autorité spirituelle qui prépare à la vie dans l’autre monde. En plaçant l’accent sur la voie eschatologique, on retrouve l’esprit originel du shîisme. C’est l’imâm qui possède l’autorité spirituelle et l’autorité temporelle. L’enseignement qu’il délivre est « dévoilé » par le savant « gnostique ».

     L’autorité temporelle doit rester subordonnée à la guidance spirituelle. Les deux dimensions de l’autorité ne sauraient en effet être confondues ; elles sont disjointes. Mullâ Sadrâ n’oppose pas la connaissance spirituelle (ou gnose) que détient l’imâm, à sa mission de gouvernement des hommes. L’imâm Alî eut ainsi l’autorité de l’imamat en vertu non pas de son pouvoir éphémère, mais de son enseignement véridique. Ce savoir inspiré par la lumière divine présente un double aspect. Son caractère ésotérique (« bâtin ») correspond à sa valeur spirituelle. Son caractère exotérique (« zâhir ») correspond à la « sharia » qui protège les hommes des mauvaises actions et des fausses croyances.

     Le partage entre la religion de l’imâm, détenteur de la « walâya » et la religion du vulgaire ne se fait pas entre « shîites » et sunnites. Il passe entre les vrais savants et le commun des hommes qui restent dans l’ignorance, sans rien comprendre au salut. En Occident, Spinoza opérera à son tour la même distinction. Cette religion des savants a pour contenu la guidance exercée par Dieu.

     Maître du savoir ésotérique, l’imâm apparaît comme le seul interprète légitime du Coran et des hadiths. Le Coran possède une réalité graduelle. Fondée sur la dialectique de l’apparent et du voilé, l’exégèse doit tendre à en dépasser le sens apparent pour s’approprier sa vérité cachée telle qu’elle existe dans le monde de la vie dernière. L’expérience spirituelle est en effet indispensable à qui veut connaître les secrets essentiels que le Coran porte en son sens caché.

    Dans son commentaire du Coran, Mullâ Sadrâ s’oppose ainsi aux tenants d’une religion littéraliste, d’une religion limitée à des fonctions de gestion du monde d’ici-bas, détachée du souci du soin des âmes. Pour lui, une religion formaliste détourne de l’épanouissement spirituel. Sa théologie de la souveraineté divine le conduit de ce fait à diviser en deux degrés l’exercice du pouvoir : celui de la mission enseignante, réservée au guide spirituel, et celui de la mission juridictionnelle, réservée au savant juriste. La vie en société rend en effet nécessaire une législation à côté de la guidance spirituelle. Après l’établissement de la république islamique en 1979, un grand intérêt s’est porté sur les auteurs iraniens de l’époque safavide qui avaient déterminé la formation des clercs au pouvoir. Il est alors apparu que le guide de la révolution iranienne islamique avait choisi, sans renoncer à la religion du savant, de s’appuyer sur la religion du commun, car il jugeait que celle-là conduisait à l’impuissance politique. Le philosophe théologien cédait le pas au théologien juriste.

     Après une étude approfondie des textes, Christian Jambet (à qui l’on doit notamment Qu’est-ce que la philosophie islamique en 2011) précise dans des développements aussi érudits qu’ardus la conception politique du monde en islam telle que l’entend Mullâ Sadrâ qui appelle à une politique chargée du destin spirituel des hommes. L’auteur réussit tout à la fois à caractériser la théologie politique de ce brillant penseur safavide et à éclairer la spiritualité particulière de l’islam shîite.



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