« Depuis le milieu des années 2000, un mot s’est immiscé dans le débat : islamisation. Les musulmans, dont la population s’accroîtrait dangereusement, chercheraient à submerger numériquement et culturellement l’Europe. L’imaginaire du complot déborde ainsi peu à peu le cadre de l’islamophobie ordinaire. Si cette perception paranoïaque était restée l’apanage d’une poignée d’extrémistes, elle ne ferait pas question, mais elle envahit aujourd’hui l’espace public, imprègne les discours de politiciens écoutés et les analyses d’auteurs réputés sérieux. (…) Lorsqu’on décompte les musulmans, on ne dénombre pas seulement une population religieuse, mais on évalue l’intensité d’une menace. C’est pourquoi toute conversion, toute naissance, tout migrant représente toujours plus que sa singularité.»
Cette rescension est publiée avec l'aimable autorisation de l'auteur.
Le lecteur interessé retrouvera à la fin de la recension un interview de Raphaël Liogier portant sur son ouvrage.
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Le lecteur interessé retrouvera à la fin de la recension un interview de Raphaël Liogier portant sur son ouvrage.
Décortiquer pour mieux comprendre
Déconstruire pierre par pierre, avec rigueur et méthode, le mythe d’airain de l’islamisation, voilà la tâche ambitieuse, courageuse et utile à laquelle s’est attelé avec succès Raphael Liogier, directeur de l’Observatoire religieux à Aix-en-Provence.
Dans la perspective annoncée, il s’appuie aussi bien sur des éléments chiffrés que sur une fine analyse des présupposés, connotations et contradictions attachés à cette fable. En 213 pages, dans une langue alerte et imagée, ne dédaignant pas l’humour, ce professeur d’études politiques commence par examiner les a priori de la thèse de l’islamisation et les glissements qui ont été nécessaires pour qu’elle puisse s’enraciner.
Envahissement délibéré, répondant à un véritable projet, recours à l’instrumentalisation des doux rêveurs qui aspirent à une société interculturelle, confusion entretenue entre l’islamisme radical et l’islam, vu comme la négation même de l’Europe, voilà, sommairement évoquée, la composition du terreau sur lequel fleurit cette eschatologie guerrière, populisme qui dépasse de loin le clivage gauche-droite.
Dans cette optique, quels seraient, pour les Européens qui se sentent submergés par les musulmans, les outils de prédilection de «l’envahisseur» ? Une natalité débridée, que stigmatisait déjà le Général de Gaulle, vient en premier. Une immigration appréhendée comme concertée et insidieuse arrive ensuite, suivie des conversions, vues comme une gangrène à progression rapide.
Au cours de la décennie 1980, l’image de l’islam ne cessera de se dégrader. Assassinat de Sadate, violences en Algérie, fatwa décrétée contre Salman Rushdie, autant d’épisodes lus comme une affirmation du caractère intrinsèquement belliqueux et nocif de la religion du Prophète. Après l’attentat de 2001 contre les tours jumelles du World Trade Center, dans les milieux conservateurs américains, on considérera volontiers l’Europe comme le marchepied de l’islamisme à la conquête de la planète. Le fait que l’envahissement de l’Irak ait pu être décidé par les États-Unis sans l’assentiment du vieux continent marquera une première, une césure entre les deux mondes.
Dans la perspective annoncée, il s’appuie aussi bien sur des éléments chiffrés que sur une fine analyse des présupposés, connotations et contradictions attachés à cette fable. En 213 pages, dans une langue alerte et imagée, ne dédaignant pas l’humour, ce professeur d’études politiques commence par examiner les a priori de la thèse de l’islamisation et les glissements qui ont été nécessaires pour qu’elle puisse s’enraciner.
Envahissement délibéré, répondant à un véritable projet, recours à l’instrumentalisation des doux rêveurs qui aspirent à une société interculturelle, confusion entretenue entre l’islamisme radical et l’islam, vu comme la négation même de l’Europe, voilà, sommairement évoquée, la composition du terreau sur lequel fleurit cette eschatologie guerrière, populisme qui dépasse de loin le clivage gauche-droite.
Dans cette optique, quels seraient, pour les Européens qui se sentent submergés par les musulmans, les outils de prédilection de «l’envahisseur» ? Une natalité débridée, que stigmatisait déjà le Général de Gaulle, vient en premier. Une immigration appréhendée comme concertée et insidieuse arrive ensuite, suivie des conversions, vues comme une gangrène à progression rapide.
Au cours de la décennie 1980, l’image de l’islam ne cessera de se dégrader. Assassinat de Sadate, violences en Algérie, fatwa décrétée contre Salman Rushdie, autant d’épisodes lus comme une affirmation du caractère intrinsèquement belliqueux et nocif de la religion du Prophète. Après l’attentat de 2001 contre les tours jumelles du World Trade Center, dans les milieux conservateurs américains, on considérera volontiers l’Europe comme le marchepied de l’islamisme à la conquête de la planète. Le fait que l’envahissement de l’Irak ait pu être décidé par les États-Unis sans l’assentiment du vieux continent marquera une première, une césure entre les deux mondes.
Confrontation du mythe à la réalité
Or, des études aussi sérieuses que concordantes démontrent qu’à mesure que l’alphabétisation progresse, on assiste à un tassement de la courbe démographique. Le taux de renouvellement des effectifs de maints États musulmans se rapproche de plus en plus des données européennes, voire même, tombe en dessous. «…le Maghreb, dans son ensemble, qui est, avec la Turquie, au cœur de l’angoisse européenne d’islamisation par un débordement de population, a connu la plus forte baisse du taux de fécondité au monde en dehors de la Chine et de l’Iran.» À terme, la proportion de musulmans dans la population générale de l’Europe devrait donc se réduire ! La population musulmane mondiale devrait certes grimper jusqu’à 2,2 milliards en 2030, mais la courbe devrait se tasser.
Quant aux conversions supposées massives pour les besoins de la cause, Liogier nous apprend qu’elles sont moins importantes numériquement que celles du Pentecôtisme. Pour l’ensemble de l’Union européenne, on compte environ 40 adhésions à l’islam par jour, soit 5000 convertis chaque année dans le Royaume-Uni, pour 3600 en France et 4000 en Allemagne.
Malgré la progression, dans l’absolu, du nombre de mosquées en France, les lieux de culte musulmans restent proportionnellement moins nombreux que ceux des autres confessions.
Pour ce qui concerne le zèle des nouveaux convertis, souvent invoqué pour souligner la virulence du phénomène, Liogier rappelle qu’il est l’apanage de toutes les religions. Le salafisme, stigmatisé de manière répétée, parce qu’on le suppose forcément violent, inspire à Liogier cette vision prudente : «le salafisme est d’ailleurs devenu un mot-valise qui ne renvoie pas forcément à la radicalité que l’on imagine ; ses nouveaux adeptes peuvent n’en retenir qu’une manière de s’habiller, de se comporter, de manger, bref, un « style salaf » comme il y a chez certains jeunes un « style gothic » tout aussi distinctif et par conséquent impressionnant, et fait pour l’être.» Souvent, les femmes qui portent le voile intégral n’adhèrent à aucune utopie politique.
Quant aux conversions supposées massives pour les besoins de la cause, Liogier nous apprend qu’elles sont moins importantes numériquement que celles du Pentecôtisme. Pour l’ensemble de l’Union européenne, on compte environ 40 adhésions à l’islam par jour, soit 5000 convertis chaque année dans le Royaume-Uni, pour 3600 en France et 4000 en Allemagne.
Malgré la progression, dans l’absolu, du nombre de mosquées en France, les lieux de culte musulmans restent proportionnellement moins nombreux que ceux des autres confessions.
Pour ce qui concerne le zèle des nouveaux convertis, souvent invoqué pour souligner la virulence du phénomène, Liogier rappelle qu’il est l’apanage de toutes les religions. Le salafisme, stigmatisé de manière répétée, parce qu’on le suppose forcément violent, inspire à Liogier cette vision prudente : «le salafisme est d’ailleurs devenu un mot-valise qui ne renvoie pas forcément à la radicalité que l’on imagine ; ses nouveaux adeptes peuvent n’en retenir qu’une manière de s’habiller, de se comporter, de manger, bref, un « style salaf » comme il y a chez certains jeunes un « style gothic » tout aussi distinctif et par conséquent impressionnant, et fait pour l’être.» Souvent, les femmes qui portent le voile intégral n’adhèrent à aucune utopie politique.
Clichés et thèse du complot
En Suisse, pays de l’auteur du présent article, les musulmans ne représentent que 4,3 % de la population, ce qui n’a pas empêché l’adoption, en 2010, d’une initiative interdisant la construction de nouveaux minarets. Paradoxe avéré, l’acceptation de ce projet liberticide a été massive en zone rurale, lieux où l’on est le moins habitué à interagir avec des musulmans.
Dans l’optique des « initiants », le musulman était appréhendé comme un terroriste en puissance, ce que confirme l’iconographie véhiculée par les affiches de la campagne de vote. On y aperçoit sept minarets, détournés en obus, se dressant fièrement sur le drapeau suisse, qui gît à terre, et une femme portant un voile intégral qui évoque une cagoule.
Les mamelles de cette phobie des musulmans sont multiples. Certains auteurs pourtant réputés sérieux voient un véritable projet de destruction des valeurs européennes. À la source de cette doctrine du complot, on trouve notamment la thèse d’Eurabia élaborée en 2005 par l’essayiste britannique Bat Ye’or. Selon cet auteur, un axe arabo-islamique se serait constitué à la suite du premier choc pétrolier en 1973. Son expression officielle serait le dialogue instauré entre la Communauté économique européenne et la Ligue arabe, processus insidieux de perte d’indépendance de l’Europe.
L’existence d’une conjuration est d’autant moins plausible que l’islam sunnite, majoritaire, ne dispose ni d’un clergé, ni d’un contrôle dogmatique central susceptible d’alimenter un projet d’ensemble. Les travaux documentés d’Olivier Roy et Gilles Keppel démontrent plutôt, qu’en matière religieuse, c’est l’hétérogénéité qui règne.
Dans son développement sur «le musulman métaphysique», Liogier, reprenant les textes de Sartre sur la question juive, dresse un parallèle très convainquant entre l’antisémitisme et la théâtralité délirante qui se joue aujourd’hui autour du musulman, dépourvu de spécificités propres, entité abstraite perçue comme une antivaleur.
Et Liogier de rappeler, si besoin était, que la majorité des musulmans établis en Europe ne se sent nullement solidaire des Khaled Kelkal et des Mohammad Merah, surtout lorsque ces naufragés de l’identité agitent leur religion comme une mascotte guerrière. Et si, dans les prisons françaises, l’islam est surreprésenté, c’est simplement parce que depuis toujours, les délinquants proviennent massivement des groupes sociaux issus de la précarité.
Dans les cités, l’islam fait au contraire figure de régulateur, de facteur de pacification, de moyen de retrouver une dignité face aux autres.
Dans l’optique des « initiants », le musulman était appréhendé comme un terroriste en puissance, ce que confirme l’iconographie véhiculée par les affiches de la campagne de vote. On y aperçoit sept minarets, détournés en obus, se dressant fièrement sur le drapeau suisse, qui gît à terre, et une femme portant un voile intégral qui évoque une cagoule.
Les mamelles de cette phobie des musulmans sont multiples. Certains auteurs pourtant réputés sérieux voient un véritable projet de destruction des valeurs européennes. À la source de cette doctrine du complot, on trouve notamment la thèse d’Eurabia élaborée en 2005 par l’essayiste britannique Bat Ye’or. Selon cet auteur, un axe arabo-islamique se serait constitué à la suite du premier choc pétrolier en 1973. Son expression officielle serait le dialogue instauré entre la Communauté économique européenne et la Ligue arabe, processus insidieux de perte d’indépendance de l’Europe.
L’existence d’une conjuration est d’autant moins plausible que l’islam sunnite, majoritaire, ne dispose ni d’un clergé, ni d’un contrôle dogmatique central susceptible d’alimenter un projet d’ensemble. Les travaux documentés d’Olivier Roy et Gilles Keppel démontrent plutôt, qu’en matière religieuse, c’est l’hétérogénéité qui règne.
Dans son développement sur «le musulman métaphysique», Liogier, reprenant les textes de Sartre sur la question juive, dresse un parallèle très convainquant entre l’antisémitisme et la théâtralité délirante qui se joue aujourd’hui autour du musulman, dépourvu de spécificités propres, entité abstraite perçue comme une antivaleur.
Et Liogier de rappeler, si besoin était, que la majorité des musulmans établis en Europe ne se sent nullement solidaire des Khaled Kelkal et des Mohammad Merah, surtout lorsque ces naufragés de l’identité agitent leur religion comme une mascotte guerrière. Et si, dans les prisons françaises, l’islam est surreprésenté, c’est simplement parce que depuis toujours, les délinquants proviennent massivement des groupes sociaux issus de la précarité.
Dans les cités, l’islam fait au contraire figure de régulateur, de facteur de pacification, de moyen de retrouver une dignité face aux autres.
Perspectives politiques et paradoxes
Ne dédaignant pas de surprendre ses lecteurs, Liogier leur apprend qu’au Tchad, ce sont les musulmans qui pratiquent le moins la polygamie (35,6 %), comparativement aux catholiques (46,8 %) et aux animistes (51,4 %).
En fin de compte, l’Europe semble avoir formalisé ses craintes dans l’union pour la Méditerranée. Au départ, l’accord devait réunir les deux rives, mais il aboutit concrètement à la création d’une zone tampon propre à permettre le contrôle des flux migratoires. Cette position idéologique explique en partie pourquoi l’Europe a mis si longtemps à saluer les révolutions arabes. De son point de vue, les dictateurs représentaient une barrière rassurante censée «contenir» l’islam. Ironie de l’histoire, du fait que la religion est devenue la seule force d’opposition d’envergure à ces despotes, on peut considérer qu’en réalité, l’Europe a alimenté le succès populaire de l’islam !
Liogier attire enfin l’attention sur l'érosion de l'importance, de la puissance, de l’Europe sur la scène internationale. C’est probablement là le nœud du problème. Cet appauvrissement économique du fait de la globalisation, cette perte de statut dominant d’une Europe qui avait «arraisonné le monde», ne déboucherait-il pas finalement sur la nécessité de désigner un ennemi, un bouc émissaire ? « Le voile, fier de s’exhiber, semble narguer à la fois le nihilisme neurasthénique et l’identité chrétienne moribonde des Européens.»
En faisant passer les musulmans européens pour des terroristes en puissance et par voie de conséquence l’Europe pour une terre inhospitalière, les nouveaux populistes ne nourriraient-ils pas, en fin de compte, l’islamisme ?
En fin de compte, l’Europe semble avoir formalisé ses craintes dans l’union pour la Méditerranée. Au départ, l’accord devait réunir les deux rives, mais il aboutit concrètement à la création d’une zone tampon propre à permettre le contrôle des flux migratoires. Cette position idéologique explique en partie pourquoi l’Europe a mis si longtemps à saluer les révolutions arabes. De son point de vue, les dictateurs représentaient une barrière rassurante censée «contenir» l’islam. Ironie de l’histoire, du fait que la religion est devenue la seule force d’opposition d’envergure à ces despotes, on peut considérer qu’en réalité, l’Europe a alimenté le succès populaire de l’islam !
Liogier attire enfin l’attention sur l'érosion de l'importance, de la puissance, de l’Europe sur la scène internationale. C’est probablement là le nœud du problème. Cet appauvrissement économique du fait de la globalisation, cette perte de statut dominant d’une Europe qui avait «arraisonné le monde», ne déboucherait-il pas finalement sur la nécessité de désigner un ennemi, un bouc émissaire ? « Le voile, fier de s’exhiber, semble narguer à la fois le nihilisme neurasthénique et l’identité chrétienne moribonde des Européens.»
En faisant passer les musulmans européens pour des terroristes en puissance et par voie de conséquence l’Europe pour une terre inhospitalière, les nouveaux populistes ne nourriraient-ils pas, en fin de compte, l’islamisme ?
Cette recension a fait l'objet d'une premiere publication sur le site de l'Union des Organisation Musulmanes de Genève. (UOMG)