Comment expliquer le succès foudroyant de l’État islamique, une organisation inconnue il y a encore un an et devenue depuis un acteur politique majeur, aussi bien sur le plan régional qu'international ? Pierre-Jean Luizard, directeur de recherche au CNRS, s'efforce de donner la clé du mystère « Daech »...
Recension réalisée par Mehdi Sakatni.
Cette recension est publiée en partenariat avec le site liens Socio
Broché: 192 pages
Editeur : La Découverte (19 février 2015)
Collection : CAHIERS LIBRES
Langue : Français
ISBN-13: 978-2707185976
Comment expliquer le succès foudroyant de l’État islamique, une organisation inconnue il y a encore un an et devenue depuis un acteur politique majeur, aussi bien sur le plan régional qu'international ? Pierre-Jean Luizard, directeur de recherche au CNRS, s'efforce de donner la clé du mystère « Daech » [1] en opérant un retour sur l'histoire contemporaine du Moyen-Orient, depuis la fin de la période ottomane, en passant par les mandats des puissances impériales sur la région, jusqu'à la naissance des États-nations indépendants et leur actuel effacement au profit de l’État islamique (EI). L'auteur argue que l'EI est le fruit des évolutions et de la fragilité des nombreuses formes politiques que la région a connues depuis le siècle dernier.
Traiter d'une question d'actualité est un exercice inhabituel et délicat pour l'historien. La tâche est d'autant plus ardue lorsque l'actualité, comme dans le cas de l'EI, est aussi explosive et envahissante. Pour éviter l'écueil d'une lecture trop linéaire des événements, Pierre-Jean Luizard commence par contextualiser l'émergence de l'EI et les moyens qui lui ont permis de s'imposer. Se dessine alors une entité qui se démarque des organisations terroristes connues ; contrairement au modèle d'Al-Qaïda, l'EI s'efforce de bâtir une assise territoriale, avec un souverain, une armée et des ressources financières propres. Par là même, l'auteur tend à minorer la dimension militaire du coup de force réussi par l'organisation ; le contexte politique et social de l'Irak depuis 2003 – fait d'instabilité, de corruption généralisée et de clientélisme – associé à l'habileté politique des islamistes – qui s'appuient sur des relais locaux (claniques, tribaux, religieux) pour exercer leur autorité dans les zones conquises – a largement favorisé la prise de pouvoir de l'EI. Le nouvel État peut être ainsi perçu par certaines populations locales, jusque-là délaissées par les institutions irakiennes, non comme une force d'occupation mais bien de libération. En associant par ailleurs à leur pouvoir local concret un discours universaliste pouvant être entendu au-delà des populations et des territoires conquis, l’État islamique s'est offert une dimension internationale.
Dans le même temps, le discours de propagande de l’État islamique s'est étoffé d'une épaisseur historique. Avec l'abolition symbolique de la frontière entre l'Irak et la Syrie en juin 2014 [2], c'est toute la construction des États-nations au Proche-Orient qui est remise en cause. En effet, en s'attaquant à la « frontière Sykes-Picot » [3], l'EI pointe du doigt la responsabilité de l'Occident dans la création d’États factices, artificiels et « dont la viabilité était largement viciée dès l'origine » (p. 58). Pour l'auteur, la légitimité de l'EI se nourrit de la position qu'il occupe dans l'histoire du Moyen-Orient contemporain. Ce n'est pas un hasard si l'entité politique qu'est l'EI s'est formée à l'issue d'un XXe siècle marqué à la fois par les promesses d'indépendance désavouées par les puissances européennes et par les échecs de l'unité arabe. Toutes les tentatives de création d'une autorité politique fondée sur l'idéologie nationaliste panarabe (le Royaume arabe de Fayçal à Damas en 1920, la République Arabe Unie en 1958) ont été des faillites. L'histoire récente n'a laissé au Moyen-Orient que des États aux légitimités douteuses, aux assises bancales et dont la faiblesse a été largement exploitée par l'EI.
C'est en effet la défaillance de ses adversaires qui a contribué pour une bonne part au succès de l’État islamique. P.-J. Luizard retrace à grands traits la création et l'évolution des États d'Irak et de Syrie pour en souligner les carences : conflits religieux persistants, antagonismes communautaires, désunion entre des régimes autoritaires et des populations divisées. Les maux syriens et irakiens sont étrangement semblables et l'EI agit comme un puissant révélateur de ces difficultés. On retrouve ces mêmes faiblesses dans les États frontaliers, eux aussi menacés par l'avancée de « Daech ». Que le danger soit dû à des causes intrinsèques de fragilité, d'instabilité des États eux-mêmes, dues à leur héritage colonial (Liban, Jordanie) ou à une gestion diplomatique ambiguë de la situation régionale actuelle (Turquie, Arabie Saoudite), l’État islamique, par son action, est en passe de déstabiliser toutes les entités politiques de la région et de transformer radicalement la carte du Moyen-Orient.
L'auteur quitte dans le dernier chapitre son habit d'historien pour rentrer dans une démarche prospective : que peut-on attendre du futur de l’État islamique ? Quelles sont les formes d'organisation et de pouvoir mis en œuvre ? Comme le reconnaît l'auteur, on sait bien peu de chose quant à l'organisation concrète de l'EI et son action au quotidien en tant que gouvernement [4]. Il semble que l'organisation se soit dotée de tous les éléments constitutifs d’un État dans des domaines très variés (pouvoir judiciaire, économie, éducation, etc.) et soit parvenue à instaurer une dynamique d'allégeance avec la création d'un califat. Le califat représente, dans l'islam sunnite, l'autorité sur la communauté des croyants. Née après la mort du prophète Muhammad, l'institution a perduré sous divers gouvernements et territoires politiques, jusqu'à son abolition en 1924, consécutivement à la chute de l'Empire ottoman. Signe de la volonté de l’État islamique de marquer la résurgence d'une autorité religieuse trouvant ses fondements dans les premiers temps de l'islam, le rétablissement du califat est aussi un appel lancé par l'EI à tous les musulmans sunnites à se rallier à sa bannière.
C'est là un des traits caractéristiques d'une situation périlleuse que l'auteur a choisi de nommer « le piège Daech » : celui d'une organisation qui s'efforce de créer, grâce à un discours élaboré qui joue habilement sur tous les ressorts à sa portée, un antagonisme marquant avec ses ennemis et détracteurs. Ainsi l'EI est-il arrivé à ses fins en entraînant, en août 2014, une coalition d’États arabes et occidentaux dans son « piège » : celui d'un conflit militaire où l'engagement de ses adversaires est hésitant et dont les perspectives politiques restent très incertaines.
Le livre de Pierre-Jean Luizard, dans sa forme, évoque plus l'essai que l'ouvrage scientifique, et s'adresse à un large public. Les rares notes de bas de page, surtout employées pour expliciter un vocabulaire politique arabe ou ottoman, permettent une lecture aisée. L'histoire contemporaine du Moyen-Orient, tout en étant brossée à grands traits, y est dépeinte avec une sagacité qui laisse s'exprimer des dynamiques fines et dévoile une réelle maîtrise de l'histoire de ces sociétés. En mobilisant le récit maître de l'historiographie du Moyen-Orient contemporain – à savoir : la création d’États-nations aux fondements précaires suite à l'effondrement de l'Empire ottoman – pour décrire et expliquer l'émergence de l’État islamique, l'auteur parvient à faire saisir l'étendue majeure du bouleversement politique que l'actualité nous laisse entrevoir.
Traiter d'une question d'actualité est un exercice inhabituel et délicat pour l'historien. La tâche est d'autant plus ardue lorsque l'actualité, comme dans le cas de l'EI, est aussi explosive et envahissante. Pour éviter l'écueil d'une lecture trop linéaire des événements, Pierre-Jean Luizard commence par contextualiser l'émergence de l'EI et les moyens qui lui ont permis de s'imposer. Se dessine alors une entité qui se démarque des organisations terroristes connues ; contrairement au modèle d'Al-Qaïda, l'EI s'efforce de bâtir une assise territoriale, avec un souverain, une armée et des ressources financières propres. Par là même, l'auteur tend à minorer la dimension militaire du coup de force réussi par l'organisation ; le contexte politique et social de l'Irak depuis 2003 – fait d'instabilité, de corruption généralisée et de clientélisme – associé à l'habileté politique des islamistes – qui s'appuient sur des relais locaux (claniques, tribaux, religieux) pour exercer leur autorité dans les zones conquises – a largement favorisé la prise de pouvoir de l'EI. Le nouvel État peut être ainsi perçu par certaines populations locales, jusque-là délaissées par les institutions irakiennes, non comme une force d'occupation mais bien de libération. En associant par ailleurs à leur pouvoir local concret un discours universaliste pouvant être entendu au-delà des populations et des territoires conquis, l’État islamique s'est offert une dimension internationale.
Dans le même temps, le discours de propagande de l’État islamique s'est étoffé d'une épaisseur historique. Avec l'abolition symbolique de la frontière entre l'Irak et la Syrie en juin 2014 [2], c'est toute la construction des États-nations au Proche-Orient qui est remise en cause. En effet, en s'attaquant à la « frontière Sykes-Picot » [3], l'EI pointe du doigt la responsabilité de l'Occident dans la création d’États factices, artificiels et « dont la viabilité était largement viciée dès l'origine » (p. 58). Pour l'auteur, la légitimité de l'EI se nourrit de la position qu'il occupe dans l'histoire du Moyen-Orient contemporain. Ce n'est pas un hasard si l'entité politique qu'est l'EI s'est formée à l'issue d'un XXe siècle marqué à la fois par les promesses d'indépendance désavouées par les puissances européennes et par les échecs de l'unité arabe. Toutes les tentatives de création d'une autorité politique fondée sur l'idéologie nationaliste panarabe (le Royaume arabe de Fayçal à Damas en 1920, la République Arabe Unie en 1958) ont été des faillites. L'histoire récente n'a laissé au Moyen-Orient que des États aux légitimités douteuses, aux assises bancales et dont la faiblesse a été largement exploitée par l'EI.
C'est en effet la défaillance de ses adversaires qui a contribué pour une bonne part au succès de l’État islamique. P.-J. Luizard retrace à grands traits la création et l'évolution des États d'Irak et de Syrie pour en souligner les carences : conflits religieux persistants, antagonismes communautaires, désunion entre des régimes autoritaires et des populations divisées. Les maux syriens et irakiens sont étrangement semblables et l'EI agit comme un puissant révélateur de ces difficultés. On retrouve ces mêmes faiblesses dans les États frontaliers, eux aussi menacés par l'avancée de « Daech ». Que le danger soit dû à des causes intrinsèques de fragilité, d'instabilité des États eux-mêmes, dues à leur héritage colonial (Liban, Jordanie) ou à une gestion diplomatique ambiguë de la situation régionale actuelle (Turquie, Arabie Saoudite), l’État islamique, par son action, est en passe de déstabiliser toutes les entités politiques de la région et de transformer radicalement la carte du Moyen-Orient.
L'auteur quitte dans le dernier chapitre son habit d'historien pour rentrer dans une démarche prospective : que peut-on attendre du futur de l’État islamique ? Quelles sont les formes d'organisation et de pouvoir mis en œuvre ? Comme le reconnaît l'auteur, on sait bien peu de chose quant à l'organisation concrète de l'EI et son action au quotidien en tant que gouvernement [4]. Il semble que l'organisation se soit dotée de tous les éléments constitutifs d’un État dans des domaines très variés (pouvoir judiciaire, économie, éducation, etc.) et soit parvenue à instaurer une dynamique d'allégeance avec la création d'un califat. Le califat représente, dans l'islam sunnite, l'autorité sur la communauté des croyants. Née après la mort du prophète Muhammad, l'institution a perduré sous divers gouvernements et territoires politiques, jusqu'à son abolition en 1924, consécutivement à la chute de l'Empire ottoman. Signe de la volonté de l’État islamique de marquer la résurgence d'une autorité religieuse trouvant ses fondements dans les premiers temps de l'islam, le rétablissement du califat est aussi un appel lancé par l'EI à tous les musulmans sunnites à se rallier à sa bannière.
C'est là un des traits caractéristiques d'une situation périlleuse que l'auteur a choisi de nommer « le piège Daech » : celui d'une organisation qui s'efforce de créer, grâce à un discours élaboré qui joue habilement sur tous les ressorts à sa portée, un antagonisme marquant avec ses ennemis et détracteurs. Ainsi l'EI est-il arrivé à ses fins en entraînant, en août 2014, une coalition d’États arabes et occidentaux dans son « piège » : celui d'un conflit militaire où l'engagement de ses adversaires est hésitant et dont les perspectives politiques restent très incertaines.
Le livre de Pierre-Jean Luizard, dans sa forme, évoque plus l'essai que l'ouvrage scientifique, et s'adresse à un large public. Les rares notes de bas de page, surtout employées pour expliciter un vocabulaire politique arabe ou ottoman, permettent une lecture aisée. L'histoire contemporaine du Moyen-Orient, tout en étant brossée à grands traits, y est dépeinte avec une sagacité qui laisse s'exprimer des dynamiques fines et dévoile une réelle maîtrise de l'histoire de ces sociétés. En mobilisant le récit maître de l'historiographie du Moyen-Orient contemporain – à savoir : la création d’États-nations aux fondements précaires suite à l'effondrement de l'Empire ottoman – pour décrire et expliquer l'émergence de l’État islamique, l'auteur parvient à faire saisir l'étendue majeure du bouleversement politique que l'actualité nous laisse entrevoir.
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[1] Acronyme de l'appellation en arabe de l’État islamique (dawla islamiyya fi-al-'irâq wa-ach-châm, État islamique en Irak et au Levant). [2] L’État islamique annonce le 29 juin 2014 la création d'une autorité étatique sur les territoires qu (...)
[3] Les accords Sykes-Picot (1916) prévoyaient le partage des provinces arabes de l'Empire ottoman entr (...)
[4] On peut lire, à titre de complément, l'essai de Matthieu Rey, « Aux origines de l’État islamique » (...)
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