Ce que nous découvrons au fond, c’est que l’archaïque, ce n’est pas le périmé, c’est ce qui commande. Archê en grec ancien signifie à la fois l’origine et l’hégémonique et donc, ce qui est très difficile pour un homme de gauche aujourd’hui c’est de penser à la verticale et non à l’horizontale, c’est-à-dire de cesser de penser qu’il y a un développement linéaire, lequel au fur et à mesure qu’il avance abolit ce qui est derrière lui, et, tout à coup, on voit que ce qui est derrière nous peut être devant nous. Ça force les hommes de gauche à prendre le religieux au sérieux, à tenter de comprendre ce qu’il fait là, et pourquoi il est là, à l’étudier et non à le mépriser.Régis Debray
Né en 1940, Régis Debray s’engage très tôt en politique. Disciple de Louis Althusser [1], il rejoint, l’agrégation de philosophie obtenue,les guérilleros conduits par Ernesto Che Guevara dans les maquis boliviens. Arrêté, torturé, il est libéré après quatre ans de captivité à la faveur d’une ouverture politique. De retour en France, il joue un rôle de conseiller auprès notamment de François Mitterrand et accède à la notoriété littéraire en décrochant le prix Fémina pour « La Neige brûle » (1977) et le prix Novembre pour « Loués soient nos seigneurs » (1996). De 2011 à 2015, il a été membre de la fameuse Académie Goncourt. Promoteur de la médiologie, il dirige la revue « Médium » qui en est l’âme. Nous avons voulu surprendre le regard de cet intellectuel protéiforme sur quelques problèmes brûlants du temps présent
Par Omar Merzoug
Cet entretien est publié avec l'aimable autorisation de son auteur.
Régis Debray. Source non connue
Omar Merzoug : Dans l’un de vos écrits, vous estimez que le « dialogue des civilisations » est un mythe, une formule pieuse, « le dernier dogme d’un monde sans dogme », pourquoi le dites-vous, et si vous dites vrai, à quoi sert cette formule, qui sert-elle ? Quelle fonction remplit-elle ?
Régis Debray : J’étais pour le moins étonné de voir se développer des professionnels du dialogue qui se rencontrent dans le monde entier, à peu près tous les trois mois, toujours les mêmes, et il me semblait qu’ils remplissaient une fonction rituelle d’alibi ou de diversion qui n’empêchait absolument pas la violence de se développer et qui n’impliquait d’ailleurs aucun approfondissement des patrimoines culturels respectifs. J’estimais donc qu’il y avait là sans doute une intention louable au sens moral et politique du terme, mais qui relevait plutôt de la bonne conscience occidentale et que c’était un œcuménisme superficiel qui ne permettait pas d’affronter les vraies singularités collectives.
O.M : Du supposé « Clash des civilisations », vous notez que c’est une « géopolitique à l’estomac », y a-t-il du vrai dans ce « clash » ou bien ça n’est qu’une logorrhée géopoliticienne ?
R.D : Il y a d’abord le sens américain du marketing et du slogan. Le « clash », c’est vendeur. Maintenant, on ne peut nier que les civilisations naissent et se succèdent en se démarquant les unes des autres à travers des confrontations historiques. Il est évident que le christianisme s’est développé contre le judaïsme, que l’islam s’est développé contre le judéo-christianisme et le bouddhisme contre l’hindouisme et évidemment je pars du principe que toute civilisation a pour socle et pour fil d’or une tradition religieuse. Alors, bien entendu, il y a des hybridations, des dérivations, une façon de s’emprunter des schémas, des formules qui relève plutôt d’une coopération conflictuelle que d’un choc abrupt. Il n’en reste pas moins qu’une identité est un combat et un combat suppose un ennemi. En ce sens, il n’y pas de « pour » qui ne s’adosse à un « contre ». Par conséquent, le schéma « Eux/ Nous » me semble être un schéma normal du développement des civilisations.
O.M : Est-ce que le « pour » contribue à construire le « contre » ?
R.D : Oui, de même qu’un adolescent se construit contre ses parents, une culture qui veut s’affirmer et devenir civilisation doit le faire par rapport à celle qui l’a précédée. C’est ce que montre en tout cas le développement historique. Et c’est pourquoi il y a toujours un enfantement douloureux au principe d’une civilisation.
O.M : Vous avez évoqué dans la presse française le thème du « déclin de l’Occident », s’agit-il d’un vrai problème ? A-t-on raison en Occident de s’en préoccuper comme on le fait ?
R.D : La notion d’Occident est déjà très problématique. L’Occident est une notion piégée, finalement agressive. À mes yeux, c’est un reste de colonialisme. D’abord, il faudrait définir ce mot. Ceux qui en font usage se gardent d’en définir les composants, la frontière et la nature. Le terme « Occident » aujourd’hui, c’est ce qui légitime l’annexion de l’Europe par l’Amérique. Les occidentalistes sont des atlantistes, mais comme ils n’osent pas le dire, au lieu d’admettre l’hégémonie américaine, ils préfèrent enrober cela sous le terme valorisant d’occident sans jamais d’ailleurs le définir concrètement.
O.M : Vous avez déclaré un jour que « la modernisation est une régression et la mondialisation une balkanisation » ça mérite une (petite) explication de texte
R.D : C’est fondamental. La modernisation techno-économique est une balkanisation politico-culturelle. Pourquoi ? Parce que la modernisation signifie l’uniformisation, la standardisation des outillages et par là même de la vie économique et sociale, ce qui ne va pas sans une perte d’appartenance, sans la création d’un nivellement attentatoire aux singularités et aux fiertés nationales ou culturelles. Donc, ce vide d’appartenance crée un appel d’air et le recours à des résurrections identitaires fondées sur des archaïsmes fondateurs. Autrement dit, le « village global » n’est global que dans ses appareils et ses outillages, mais il est de plus en plus fragmenté dans son vécu culturel. Ce qui m’amène à dire que la postmodernité sera encore plus archaïque qu’on ne pense précisément à cause de cette menace d’indifférenciation qui crée un légitime contrepoids dans des résurrections linguistiques, religieuses.
O.M : À ce propos, est-ce qu’à gauche notamment on a pris au sérieux la question de la religion ?
R.D : Non. Le progressisme du XIXe siècle a postulé, fidèle en cela au siècle des Lumières, que la raison allait éclipser la croyance, que le présent allait effacer le passé pour produire un avenir pur de toute réminiscence. Or nous constatons le contraire, nous constatons que c’est ce qui est le plus ancien qui résiste le plus et que dans les situations de crise générale, c’est le plus récent qui s’effrite le plus vite et en quelque sorte d’un point de vue psychopathologique, de même qu’un sujet malade perd la mémoire de ce qu’il a fait hier, mais retrouve la mémoire de ce qu’il faisait il y a cinquante ans, c’est l’hypothalamus qui reprend le dessus et c’est le néocortex qui s’effrite. Ce que nous découvrons au fond, c’est que l’archaïque, ce n’est pas le périmé, c’est ce qui commande. Archê en grec ancien signifie à la fois l’origine et l’hégémonique et donc, ce qui est très difficile pour un homme de gauche aujourd’hui c’est de penser à la verticale et non à l’horizontale, c’est-à-dire de cesser de penser qu’il y a un développement linéaire, lequel au fur et à mesure qu’il avance abolit ce qui est derrière lui, et, tout à coup, on voit que ce qui est derrière nous peut être devant nous. Ça force les hommes de gauche à prendre le religieux au sérieux, à tenter de comprendre ce qu’il fait là, et pourquoi il est là, à l’étudier et non à le mépriser.
O.M : Comment avez-vous réagi aux attentats de 2015 ? Avez-vous été surpris ?
R.D : Disons que c’est la phase politique de l’émancipation qui s’est épuisée. C’est sans doute la déroute des idéologies progressistes, développementistes, industrielles, donc, au fond, on peut le dire, un certain échec des indépendances et un certain épuisement des mythologies progressistes en Occident qui a créé un formidable vide spirituel et partant la résurgence de mythes que l’on croyait disparus, à commencer par celui du paradis.
O.M : Que répondez-vous à ceux qui comme Alain Badiou soutiennent que les auteurs des attentats sont des « fascistes », et que le discours religieux n’est au fond qu’un déguisement ?
R.D : Qu’on ait affaire à des mouvements profondément réactionnaires, c’est évident. Les qualifier de « fascistes » me semble aventureux. Le fascisme est un paganisme, le fascisme est un étatisme. Je dirais plutôt que ça me semble plus grave que le fascisme.
O.M : Le fascisme a pourtant fait pas mal de dégâts
R.D : Le fascisme a été une religion séculière, occupant une très brève séquence historique, entièrement dépendant de sa suprématie militaire et qui n’avait pas de profond ancrage dans les mentalités. Là, on a vraiment une vague archaïsante qui a des racines beaucoup plus profondes.
O.M : D’autant plus profondes que les djihadistes n’ont pas été excommuniés par les grandes institutions musulmanes, l’Université Al- Azhar par exemple
R.D : Disons que l’Islam doit faire le travail que le christianisme a fait avec la Réforme d’abord, la modernité ensuite. Je crois que le malheur de l’islam, c’est peut-être qu’il a fait sa Renaissance d’abord, son Moyen âge ensuite. Nous avons connu l’inverse quant à nous. C’est vrai, sans vouloir idéaliser les premiers siècles de l’hégire, il y avait tout de même une formidable accumulation scientifique, critique, esthétique qui a été, à un moment donné, gelée par le juridisme des docteurs de la Loi.
O.M : Les auteurs des attentats de 2015 sont des jeunes gens nés et scolarisés en France, auquel le savoir traditionnel musulman n’a pas été transmis, jeunes gens qui sont donc coupés de la culture musulmane dont ils ne savent pas la langue, et ce sont ces gens qui sont le plus séduits par l’idéologie djihadiste mortifère, y aurait-il là un paradoxe ?
R.D : La République française n’a pas su les intégrer dans un grand récit capable de séduire l’imaginaire et de mobiliser les corps. L’écroulement du sacré laïc a produit le retour à un sacré religieux qui fournit une identité à moindre frais si j’ose dire. Nous, nous avons eu nos « apocalyptiques » au XVIe siècle avec les guerres de religion et c’était lié à la constitution des grandes villes et à la première alphabétisation. Celle-ci a permis à ceux qui vivaient au XVIe siècle et en partie au XVIIe, de nouer un contact direct avec les textes sacrés sans passer par les médiations interprétatives. C’était une voie d’accès au divin sans passer par la religion. D’où l’efflorescence de toutes sortes de sectes qui avaient chacune une lecture interprétative des textes saints, ce qui a créé un incroyable chaos dans l’Occident chrétien. Aujourd’hui on assiste à une seconde alphabétisation de masse dans les pays dits du Tiers monde qui court-circuite les médiations académiques ou même ecclésiales et qui prolifère dans cette sorte d’anarchie interprétative et de caractère centrifuge, incontrôlable. Cela est lié à la constitution de grandes métropoles, au déracinement et à cette sorte de déréliction des couches prolétarisées, peu instruites, qui suscite cette incontrôlable efflorescence de radicalité sommaire, donc c’est un vaste processus…
O.M : Le monde musulman serait, à vous en croire, en train de vivre aujourd’hui ce que l’Europe a vécu au XVIe et au XVIIe siècles ?
R.D : Je le vois ainsi. En termes médiologiques, on est sorti de la graphosphère. Ces gens là s’alimentent par le numérique en formules toutes faites, en images, en slogans. Là on voit que le progrès technique peut engendrer des régressions culturelles.
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[1] Né en Algérie, Louis Althusser (1918-1990) est un philosophe marxiste, auteur de «Montesquieu, la politique et l’histoire» (1959), «Pour Marx» et en collaboration «Lire le Capital» (1965).
[1] Né en Algérie, Louis Althusser (1918-1990) est un philosophe marxiste, auteur de «Montesquieu, la politique et l’histoire» (1959), «Pour Marx» et en collaboration «Lire le Capital» (1965).