Pourquoi les Orientaux - en l’occurrence les arabo-musulmans - ne pratiquent-ils pas davantage "l’occidentalisme" (al-istighrâb), pour donner le change aux orientalistes ? Cette question, Ahmad al-Shaykh, auteur égyptien contemporain, la formule à maintes reprises dans un ouvrage que nous évoquerons plus loin. Si les Orientaux n’ont pas de tradition d’étude critique de l’Occident, c’est pour des raisons similaires à celles qui expliquent la naissance de l’orientalisme, soit la domination de plus en plus affirmée, à partir du XVIIIe siècle, de l’Occident sur l’Orient. Pourtant, la situation a bien changé, en apparence du moins, depuis cet orientalisme classique que les musulmans percevaient comme un des avatars du colonialisme. Ainsi, à cause de cette collusion historique entre science et politique, les chercheurs français actuels sur le monde arabo-musulman refusent désormais l’étiquette d’orientalistes. Parallèlement, en terre d’islam, la riposte s’est organisée, structurée ; elle y est encore parfois grossière et maladroite, mais aujourd’hui, grâce à une meilleure connaissance de l’autre et aussi à une plus grande confiance en eux, certains intellectuels musulmans sont parvenus à l’étape du dialogue constructif.
D’après le sondage que j’ai effectué à partir de quelques ouvrages, les positions des auteurs arabo-musulmans divergent considérablement. Cela va des tenants d’une ligne dure, qui sont foncièrement hostiles à tout ce qui relève de l’istishrâq (« orientalisme » en arabe) ... aux admirateurs des grandes figures de l’école française, avec lesquelles ils ont souvent étudié. Toutefois, ils sont unanimes à dénoncer les origines politico-idéologiques de l’orientalisme. Comme c’est la cas communément en pays arabe, ils voient dans les Croisades la première entreprise occidentale de mainmise sur l’Orient, plus. Par la suite, expliquent-ils, l’impérialisme européen du XIXe siècle eut besoin, pour mieux dominer l’indigène, de connaître sa langue, sa culture et sa religion [1]. Un auteur aussi modéré que le Syrien Mahmoud al-Miqdâd stigmatise la collaboration que la France a délibérément instaurée, pour mieux conquérir l’Algérie, entre l’armée et les orientalistes [2]. Le rôle joué par la France, dans l’affaiblissement de l’Empire ottoman, dans l’émergence des foyers juifs en Palestine, et son alliance avec l’Angleterre et Israël contre l’Egypte en 1956 ont introduit - ou entretenu - une réprobation générale à l’égard de la politique étrangère française et de tous ses agents [3]. Puis vint de Gaulle, qui changea totalement le regard porté sur cette politique.
Pour les auteurs les plus radicaux, tels que Ahmad ‘Abd al-Rahîm al-Sâbih, nous ne sommes pas sortis des Croisades, car l’orientalisme n’a été, à leurs yeux, qu’un support pour la déislamisation et la tentative d’évangélisation de l’Orient (tabshîr). Toutefois, il faut le souligner, la plupart des auteurs consultés mettent moindrement en relief cette dimension religieuse et, lorsqu’ils s’y prêtent, ils l’inscrivent dans un cadre d’idéologie impérialiste. Pour Mahmûd al-Miqdâd par exemple, le dessein de christianiser l’Orient, de la part de l’Occident, venait après les objectifs d’hégémonie linguistique, culturelle et économique [4]. Cela est d’autant plus vrai, bien évidemment, que l’on se rapproche de notre époque. Mais revenons à al-Sâbih. Selon lui, les orientalistes, animés par des motivations pernicieuses, n’auraient fait que défigurer la réalité de l’islam. L. Massignon, par exemple, a par trop mis en relief al-Hallâj, figure hétérodoxe de la mystique musulmane, et exécuté à l’instigation des autorités religieuses [5].
Pour les auteurs les plus radicaux, tels que Ahmad ‘Abd al-Rahîm al-Sâbih, nous ne sommes pas sortis des Croisades, car l’orientalisme n’a été, à leurs yeux, qu’un support pour la déislamisation et la tentative d’évangélisation de l’Orient (tabshîr). Toutefois, il faut le souligner, la plupart des auteurs consultés mettent moindrement en relief cette dimension religieuse et, lorsqu’ils s’y prêtent, ils l’inscrivent dans un cadre d’idéologie impérialiste. Pour Mahmûd al-Miqdâd par exemple, le dessein de christianiser l’Orient, de la part de l’Occident, venait après les objectifs d’hégémonie linguistique, culturelle et économique [4]. Cela est d’autant plus vrai, bien évidemment, que l’on se rapproche de notre époque. Mais revenons à al-Sâbih. Selon lui, les orientalistes, animés par des motivations pernicieuses, n’auraient fait que défigurer la réalité de l’islam. L. Massignon, par exemple, a par trop mis en relief al-Hallâj, figure hétérodoxe de la mystique musulmane, et exécuté à l’instigation des autorités religieuses [5].
Edward Saïd, observateur pourtant plus éclairé, émet un jugement similaire. « Massignon, écrit-il, lui [c’est-à-dire Hallâj] accorde une importance disproportionnée, d’abord parce que le savant a décidé de mettre un personnage en valeur au-dessus de la culture qui le nourrit, et ensuite parce que al-Hallâj représente un défi constant, irritant même, pour le chrétien occidental pour lequel la foi n’est pas (ne peut pas être) un sacrifice de soi poussé à l’extrême comme pour le soufi. Dans un cas comme dans l’autre, Massignon donne littéralement pour objet à al-Hallâj d’incarner des valeurs mises essentiellement hors la loi par le système de doctrine central de l’islam, systéme que Massignon lui-même décrit surtout pour le circonvenir avec al-Hallâj » [6]. Les spécialistes actuels du soufisme, il est vrai, reconnaissent que l’obsession hallajienne de Massignon a un caractère éminemment passionnel, ce qui n’enlève rien, au demeurant, à la valeur de son oeuvre.
Pour al-Sâbih, la plus dangereuse entreprise de déstabilisation, réside dans l’Encyclopédie de l’Islam. Celle-ci, en effet, est considérée par beaucoup de musulmans comme une référence incontournable, alors qu’elle contient « beaucoup d’erreurs, d’altérations de sens [le fameux tahrîf] et de préjugés » [7]. Mais où situer, alors, les islamologues musulmans qui participent à l’Encyclopédie ? Selon cette vision dichotomique hâtive et simpliste, ils ne seraient que des traîtres à la bonne cause !
Laissons là les procès d’intention, singulièrement dépourvus du sens de la nuance, pour aborder des travaux plus sérieux. Je n’ai trouvé une appréciation globale sur l’école orientaliste française que chez Edward Saïd. Cet universitaire américain, d’origine palestinienne, a publié en 1978 un ouvrage intitulé L’Orientalisme - L’Orient créé par l’Occident. Le livre a suscité beaucoup d’émoi dans les milieux orientalistes, car il démonte point par point les constructions idéologiques de leur discipline. A partir du constat que « l’Occident a fondamentalement mal représenté l’islam », E. Saïd se pose cette question : « Peut-il y avoir une représentation fidèle de quoi que ce soit ? » [8].
Pourtant, les critiques de Saïd sont souvent pondérées, et même laudatives en ce qui concerne l’orientalisme français. Le « schéma explicatif » mis en oeuvre par cet auteur n’est pas « simpliste et mécaniste », comme on a pu le lire encore récemment [9]. E. Saïd décrit l’orientalisme français comme « universaliste, spéculatif et brillant », en comparaison de l’école anglo-saxonne jugée, elle, « sobre, efficace et concrète » [10]. E. Saïd reconnaît à L. Massignon, qui incarne pour lui l’esprit français, « un certain degré d’engagement », et une capacité de s’identifier aux « forces vitales qui inspirent la culture orientale » [11]. Cet engagement, inauguré par Massignon dénonçant par exemple la guerre d’Algérie, nous le retrouvons chez Jacques Berque. Celui-ci, comme le note Ahmad al-Shaykh, a défendu l’islam et sa culture dans le climat d’animosité qui règne en Occident à leur égard [12]. Berque, qui affirmait depuis la guerre du Golfe que nous vivons une nouvelle croisade, avait également le courage de remettre en cause ses propres travaux. « Leurs oeuvres, dit E. Saïd, à propos de Berque mais aussi de Maxime Rodinson, font toujours preuve, d’abord d’une sensibilité directe à la matière qui s’offre à eux, puis d’un examen continuel de leur propre méthodologie et de leur propre pratique, d’une tentative constante pour que leur travail réponde à la matière et non à des doctrines préconçues » [13]. Dans le sillage de ces personnalités, des chercheurs français ont soutenu ou soutiennent des causes politiques, voire religieuses, qui interfèrent directement dans leur terrain d’étude. Parfois, celui-ci semble même avoir été déterminé par des motivations militantes. Ainsi, pour certains, François Burgat a poussé un peu loin sa présentation apologétique de l’islamisme.
La question de l’objectivité scientifique des orientalistes est soulevée de façon très actuelle et précise par Ahmad al-Shaykh, chercheur égyptien ayant vécu vingt ans à Paris, et ayant ainsi côtoyé la plupart des islamologues de la métropole. Depuis, celui-ci a fondé au Caire Le centre arabe pour les études occidentales, genre d’appellation auquel nous ne sommes encore guère habitués. Le parcours de cet écrivain est très révélateur des mutations survenues dans les rapports entre Orient et Occident. Si l’Egyptien Tahtâwî était clairement venu à Paris au XIXe siècle pour chercher un modèle d’inspiration, voire d’importation [14], Ahmad al-Shaykh, lui, a voulu instaurer un dialogue critique, d’égal à égal, entre les islamologues parisiens et lui-même. Il a exposé les fruits de ce dialogue dans son ouvrage intitulé Hiwâr al-istishrâq, titre que l’on peut traduire par Le dialogue suscité par l’orientalisme. Dans ce volume paru en 1999, il tente de démystifier les représentations et les préjugés qu’orientalistes et Orientaux entretiennent tour à tour vis-à-vis de l’Autre.
Ahmad al-Shaykh considère donc les orientalistes - ou plutôt les chercheurs sur le monde arabo-musulman - comme un objet d’étude. A ce titre, il rompt avec la tradition de défensive et d’indignation passive dans laquelle s’étaient jusqu’alors cantonnés les Orientaux. Il agit, si l’on veut, en "occidentaliste" analysant les orientalistes. A l’instar de M. al-Miqdâd et d’E. Saïd, il valide les aspects positifs des études orientales en France, mais condamne les implications impérialistes de l’orientalisme classique [15]. Il dresse par exemple un panégyrique de J. Berque, disparu en 1995, et affirme : « Quiconque lit la Fâtiha ne peut oublier sa voix [allusion à la traduction du Coran faite par Berque] ; nul ne peut oublier sa passion pour la langue et le monde arabes ; nul ne peut ignorer son profond respect pour l’identité de l’Autre » [16]. Au cours de l’entretien qu’il a avec Berque, il tente même de le consoler des critiques que celui-ci a reçues concernant sa traduction du Coran.
Ahmad al-Shaykh constate que les orientalistes sont attaqués, non pas du fait qu’ils ne sont pas musulmans, mais parce que leurs méthodes soi-disant scientifiques ne correspondent pas à la réalité du vécu arabo-musulman [17]. Il remarque à ce propos qu’Edward Saïd et l’Egyptien Anouar Abd el-Malek, auteurs très virulents vis-à-vis de l’orientalisme, sont ... chrétiens [18]. Les chercheurs actuels sur le monde musulman sont certes ouverts aux nouvelles sciences humaines, avance t-il, mais par l’usage qu’ils en font, ils ne se distinguent guère des anciens orientalistes. Etant extérieurs à l’expérience religieuse et spirituelle du musulman, ils abordent le Coran comme s’il s’agissait de n’importe quel texte profane, et la personnalité du Prophète comme s’il avait été un homme ordinaire. Par là-même, ajoute-il, ils se coupent d’une dimension objective, car réelle, de leur objet d’étude [19]. Ahmad al-Shaykh cite l’ouvrage de Maxime Rodinson, « Mahomet », qui soulève jusqu’à maintenant beaucoup d’indignation dans le monde musulman [20].
Autant les éditions critiques de manuscrits effectuées par les néo-orientalistes sont louables pour leur rigueur, poursuit Ahmad al-Shaykh, autant les commentaires auxquels ceux-ci se livrent lui semblent entachés de partialité. L’auteur égyptien prend à témoin les conclusions auxquelles sont parvenus les participants d’un colloque tenu à l’occasion du 850e anniversaire de la naissance du philosophe andalou Maïmonide : ceux-ci ont totalement occulté l’évidente influence qu’ont exercé sur lui les philosophes arabo-musulmans, afin de mieux mettre en relief sa judaïté. L’islamologue Jean Jolivet, avec lequel l’auteur égyptien dialogue alors, acquiesce à cette remarque [21].
En définitive, peu importe que les méthodes employées par les néo-orientalistes soient récentes ou non : elles restent faites par des Occidentaux et pour des Occidentaux, et n’ont donc pas valeur universelle. Il s’agit là, peut-être, de la plus grave remise en question de l’orientalisme. Pour Ahmad al-Shaykh, seules des personnes appartenant à la culture religieuse qu’ils étudient sont à même d’en saisir le sens profond. L’analyse du Coran par un chercheur étranger à l’islam manquerait donc fatalement de pertinence [22].
Une telle position pèche bien sûr par ses excès, et introduit même une contradiction dans la démarche d’Ahmad al-Shaykh. A d’autres moments en effet, il agrée le travail d’orientalistes sympathisants tels que Jacques Berque. A titre d’appréciation générale sur le personnage, il cite ainsi cette phrase de lui : « Je suis un catholique qui aime l’islam » [23]. Le bruit n’a t-il pas couru, de façon insistante, que Berque était devenu musulman ?
Quoi qu’il en soit, l’analyse d’al-Shaykh renvoie les chercheurs musulmans à la nécessité d’élaborer eux-mêmes des méthodes scientifiques qui leur soient appropriées, qui « procèdent de leur vécu », comme le stipule l’écrivain égyptien [24]. « Pourquoi étudierais-je et classifierais-je la pensée arabo-musulmane comme l’a fait Michel Foucault pour la pensée occidentale ?, s’interroge t-il. L’évolution de cette dernière diffère de la nôtre [...]. Pourquoi utiliserais-je une méthode née dans un contexte particulier, et qui ne fait que refléter ce contexte ? Comment pourrais-je l’appliquer à la réalité que je vis ? » [25]. Ces questions expriment, on le voit, le refus, pour cet Arabe, d’une acculturation par l’Occident dans le regard qu’il jette sur sa propre tradition religieuse, sur sa propre culture. Les chercheurs actuels sur le monde musulman - et cela peut logiquement s’appliquer à d’autres civilisations de notre planète - reproduiraient donc l’orientalisme ancien - même s’ils s’en défendent -, puisqu’ils participent à l’impérialisme occidental dans le domaine de la pensée et de la culture. Il s’agit là, nous dit Mahmûd al-Miqdâd, d’une forme très subtile de néo-colonialisme, qui parle d’ « invasion culturelle » [26].
Pour al-Sâbih, la plus dangereuse entreprise de déstabilisation, réside dans l’Encyclopédie de l’Islam. Celle-ci, en effet, est considérée par beaucoup de musulmans comme une référence incontournable, alors qu’elle contient « beaucoup d’erreurs, d’altérations de sens [le fameux tahrîf] et de préjugés » [7]. Mais où situer, alors, les islamologues musulmans qui participent à l’Encyclopédie ? Selon cette vision dichotomique hâtive et simpliste, ils ne seraient que des traîtres à la bonne cause !
Laissons là les procès d’intention, singulièrement dépourvus du sens de la nuance, pour aborder des travaux plus sérieux. Je n’ai trouvé une appréciation globale sur l’école orientaliste française que chez Edward Saïd. Cet universitaire américain, d’origine palestinienne, a publié en 1978 un ouvrage intitulé L’Orientalisme - L’Orient créé par l’Occident. Le livre a suscité beaucoup d’émoi dans les milieux orientalistes, car il démonte point par point les constructions idéologiques de leur discipline. A partir du constat que « l’Occident a fondamentalement mal représenté l’islam », E. Saïd se pose cette question : « Peut-il y avoir une représentation fidèle de quoi que ce soit ? » [8].
Pourtant, les critiques de Saïd sont souvent pondérées, et même laudatives en ce qui concerne l’orientalisme français. Le « schéma explicatif » mis en oeuvre par cet auteur n’est pas « simpliste et mécaniste », comme on a pu le lire encore récemment [9]. E. Saïd décrit l’orientalisme français comme « universaliste, spéculatif et brillant », en comparaison de l’école anglo-saxonne jugée, elle, « sobre, efficace et concrète » [10]. E. Saïd reconnaît à L. Massignon, qui incarne pour lui l’esprit français, « un certain degré d’engagement », et une capacité de s’identifier aux « forces vitales qui inspirent la culture orientale » [11]. Cet engagement, inauguré par Massignon dénonçant par exemple la guerre d’Algérie, nous le retrouvons chez Jacques Berque. Celui-ci, comme le note Ahmad al-Shaykh, a défendu l’islam et sa culture dans le climat d’animosité qui règne en Occident à leur égard [12]. Berque, qui affirmait depuis la guerre du Golfe que nous vivons une nouvelle croisade, avait également le courage de remettre en cause ses propres travaux. « Leurs oeuvres, dit E. Saïd, à propos de Berque mais aussi de Maxime Rodinson, font toujours preuve, d’abord d’une sensibilité directe à la matière qui s’offre à eux, puis d’un examen continuel de leur propre méthodologie et de leur propre pratique, d’une tentative constante pour que leur travail réponde à la matière et non à des doctrines préconçues » [13]. Dans le sillage de ces personnalités, des chercheurs français ont soutenu ou soutiennent des causes politiques, voire religieuses, qui interfèrent directement dans leur terrain d’étude. Parfois, celui-ci semble même avoir été déterminé par des motivations militantes. Ainsi, pour certains, François Burgat a poussé un peu loin sa présentation apologétique de l’islamisme.
La question de l’objectivité scientifique des orientalistes est soulevée de façon très actuelle et précise par Ahmad al-Shaykh, chercheur égyptien ayant vécu vingt ans à Paris, et ayant ainsi côtoyé la plupart des islamologues de la métropole. Depuis, celui-ci a fondé au Caire Le centre arabe pour les études occidentales, genre d’appellation auquel nous ne sommes encore guère habitués. Le parcours de cet écrivain est très révélateur des mutations survenues dans les rapports entre Orient et Occident. Si l’Egyptien Tahtâwî était clairement venu à Paris au XIXe siècle pour chercher un modèle d’inspiration, voire d’importation [14], Ahmad al-Shaykh, lui, a voulu instaurer un dialogue critique, d’égal à égal, entre les islamologues parisiens et lui-même. Il a exposé les fruits de ce dialogue dans son ouvrage intitulé Hiwâr al-istishrâq, titre que l’on peut traduire par Le dialogue suscité par l’orientalisme. Dans ce volume paru en 1999, il tente de démystifier les représentations et les préjugés qu’orientalistes et Orientaux entretiennent tour à tour vis-à-vis de l’Autre.
Ahmad al-Shaykh considère donc les orientalistes - ou plutôt les chercheurs sur le monde arabo-musulman - comme un objet d’étude. A ce titre, il rompt avec la tradition de défensive et d’indignation passive dans laquelle s’étaient jusqu’alors cantonnés les Orientaux. Il agit, si l’on veut, en "occidentaliste" analysant les orientalistes. A l’instar de M. al-Miqdâd et d’E. Saïd, il valide les aspects positifs des études orientales en France, mais condamne les implications impérialistes de l’orientalisme classique [15]. Il dresse par exemple un panégyrique de J. Berque, disparu en 1995, et affirme : « Quiconque lit la Fâtiha ne peut oublier sa voix [allusion à la traduction du Coran faite par Berque] ; nul ne peut oublier sa passion pour la langue et le monde arabes ; nul ne peut ignorer son profond respect pour l’identité de l’Autre » [16]. Au cours de l’entretien qu’il a avec Berque, il tente même de le consoler des critiques que celui-ci a reçues concernant sa traduction du Coran.
Ahmad al-Shaykh constate que les orientalistes sont attaqués, non pas du fait qu’ils ne sont pas musulmans, mais parce que leurs méthodes soi-disant scientifiques ne correspondent pas à la réalité du vécu arabo-musulman [17]. Il remarque à ce propos qu’Edward Saïd et l’Egyptien Anouar Abd el-Malek, auteurs très virulents vis-à-vis de l’orientalisme, sont ... chrétiens [18]. Les chercheurs actuels sur le monde musulman sont certes ouverts aux nouvelles sciences humaines, avance t-il, mais par l’usage qu’ils en font, ils ne se distinguent guère des anciens orientalistes. Etant extérieurs à l’expérience religieuse et spirituelle du musulman, ils abordent le Coran comme s’il s’agissait de n’importe quel texte profane, et la personnalité du Prophète comme s’il avait été un homme ordinaire. Par là-même, ajoute-il, ils se coupent d’une dimension objective, car réelle, de leur objet d’étude [19]. Ahmad al-Shaykh cite l’ouvrage de Maxime Rodinson, « Mahomet », qui soulève jusqu’à maintenant beaucoup d’indignation dans le monde musulman [20].
Autant les éditions critiques de manuscrits effectuées par les néo-orientalistes sont louables pour leur rigueur, poursuit Ahmad al-Shaykh, autant les commentaires auxquels ceux-ci se livrent lui semblent entachés de partialité. L’auteur égyptien prend à témoin les conclusions auxquelles sont parvenus les participants d’un colloque tenu à l’occasion du 850e anniversaire de la naissance du philosophe andalou Maïmonide : ceux-ci ont totalement occulté l’évidente influence qu’ont exercé sur lui les philosophes arabo-musulmans, afin de mieux mettre en relief sa judaïté. L’islamologue Jean Jolivet, avec lequel l’auteur égyptien dialogue alors, acquiesce à cette remarque [21].
En définitive, peu importe que les méthodes employées par les néo-orientalistes soient récentes ou non : elles restent faites par des Occidentaux et pour des Occidentaux, et n’ont donc pas valeur universelle. Il s’agit là, peut-être, de la plus grave remise en question de l’orientalisme. Pour Ahmad al-Shaykh, seules des personnes appartenant à la culture religieuse qu’ils étudient sont à même d’en saisir le sens profond. L’analyse du Coran par un chercheur étranger à l’islam manquerait donc fatalement de pertinence [22].
Une telle position pèche bien sûr par ses excès, et introduit même une contradiction dans la démarche d’Ahmad al-Shaykh. A d’autres moments en effet, il agrée le travail d’orientalistes sympathisants tels que Jacques Berque. A titre d’appréciation générale sur le personnage, il cite ainsi cette phrase de lui : « Je suis un catholique qui aime l’islam » [23]. Le bruit n’a t-il pas couru, de façon insistante, que Berque était devenu musulman ?
Quoi qu’il en soit, l’analyse d’al-Shaykh renvoie les chercheurs musulmans à la nécessité d’élaborer eux-mêmes des méthodes scientifiques qui leur soient appropriées, qui « procèdent de leur vécu », comme le stipule l’écrivain égyptien [24]. « Pourquoi étudierais-je et classifierais-je la pensée arabo-musulmane comme l’a fait Michel Foucault pour la pensée occidentale ?, s’interroge t-il. L’évolution de cette dernière diffère de la nôtre [...]. Pourquoi utiliserais-je une méthode née dans un contexte particulier, et qui ne fait que refléter ce contexte ? Comment pourrais-je l’appliquer à la réalité que je vis ? » [25]. Ces questions expriment, on le voit, le refus, pour cet Arabe, d’une acculturation par l’Occident dans le regard qu’il jette sur sa propre tradition religieuse, sur sa propre culture. Les chercheurs actuels sur le monde musulman - et cela peut logiquement s’appliquer à d’autres civilisations de notre planète - reproduiraient donc l’orientalisme ancien - même s’ils s’en défendent -, puisqu’ils participent à l’impérialisme occidental dans le domaine de la pensée et de la culture. Il s’agit là, nous dit Mahmûd al-Miqdâd, d’une forme très subtile de néo-colonialisme, qui parle d’ « invasion culturelle » [26].
D’évidence, ce constat n’est que partiellement juste, car il y a longtemps que certains chercheurs occidentaux - ethnologues, anthropologues, psychanalystes mais aussi islamologues - ont adopté une démarche très critique à l’égard de leur propre système de pensée, voire de leur propre culture. Comme le note Edward Saïd, Jacques Berque portait une grande attention aux découvertes de l’anthropologie structurale, dans laquelle la place de la civilisation occidentale est plus que relativisée [27]. A vrai dire, plusieurs systèmes de pensée coexistent maintenant en Occident, lequel, s’il se sent encore sûr de lui sur le plan de l’avoir, a moins d’assurance quant à l’être ; on le voit ainsi de plus en plus faire appel à des "sagesses" étrangères. Ce phénomène a son incidence sur les études concernant le monde musulman. Au demeurant, avec l’accélération des échanges et la mondialisation galopante, la distinction Orient - Occident va t-elle se maintenir encore longtemps ? Le jeu de miroirs qui s’est instauré entre l’un et l’autre a pourtant son utilité, et accessoirement son charme. Ce jeu ne peut être fidèle à la réalité, car trop de facteurs humains interfèrent. Mais peut-être, au moins, la reconnaissance de nos préjugés respectifs à l’égard de l’Autre pourrait-elle constituer le début d’une véritable objectivité scientifique ?
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[1] Cf. M. al-Miqdâd, Târîkh al-dirâsât al-‘arabiyya fî Firansâ, Koweit, 1992, p.226.
[2] Ibid., p.230.
[3] Ibid., p.10 ; I. al-Haydarî, Sûrat al-sharq fî ‘uyûn al-gharb, Beyrouth, 1996.
[4] M. al-Miqdâd, op. cit., p.226-227.
[5] A. A. al-Sâbih, al-Istishrâq fî mîzân naqd al-fikr al-islâmî, Le Caire, 1996, p.38.
[6] E. Saïd, L’Orientalisme - L’Orient créé par l’Occident, Paris, 1980 pour la traduction française, p.304.
[7] A. A. al-Sâbih, op. cit., p.35.
[8] E. Saïd, L’Orientalisme, p.304.
[9] Voir l’article de Zayd Fahmi, « L’Orient des photographes », in Qantara n°33, automne 99, p.77.
[10] Ibid., p.295.
[11] Ibid., p.297-298.
[12] A. al-Shaykh, Hiwâr al-istishrâq, Le Caire, 1999, p.19.
[13] E. Saïd, L’Orientalisme, p.352.
[14] On peut désormais consulter en français la Relation de voyage (1826-1831) de Tahtâwî : L’Or de Paris, traduit de l’arabe et présenté par A. Louca, Paris, 1988.
[15] A. al-Shaykh, Hiwâr al-istishrâq, p.44, 56.
[16] Ibid., p.19.
[17] Ibid., p.56, 66.
[18] Ibid., p.55. Abd al-Malek, il est vrai, fonctionnait sur des critères politiques et non religieux. Marxiste, il a ainsi esquivé toute critique à l’égard de l’orientalisme "soviétique" (je remercie M. Barbot de m’avoir fait part de cette remarque). En outre, à écouter M. Rodinson, il s’en serait pris fortement au milieu orientaliste français ...par dépit ; il aurait été en effet éconduit du Collège de France, où il briguait une chaire (ibid., p.42).
[19] Ibid., p.12.
[20] Ibid., p.13.
[21] Ibid., p.194.
[22] Ibid., p.57.
[23] Ibid., p.19.
[24] Ibid., p.66.
[25] Ibid., p.68-69.
[26] M. al-Miqdâd, op. cit., p.226.
[27] E. Saïd, L’Orientalisme, p.352.
[1] Cf. M. al-Miqdâd, Târîkh al-dirâsât al-‘arabiyya fî Firansâ, Koweit, 1992, p.226.
[2] Ibid., p.230.
[3] Ibid., p.10 ; I. al-Haydarî, Sûrat al-sharq fî ‘uyûn al-gharb, Beyrouth, 1996.
[4] M. al-Miqdâd, op. cit., p.226-227.
[5] A. A. al-Sâbih, al-Istishrâq fî mîzân naqd al-fikr al-islâmî, Le Caire, 1996, p.38.
[6] E. Saïd, L’Orientalisme - L’Orient créé par l’Occident, Paris, 1980 pour la traduction française, p.304.
[7] A. A. al-Sâbih, op. cit., p.35.
[8] E. Saïd, L’Orientalisme, p.304.
[9] Voir l’article de Zayd Fahmi, « L’Orient des photographes », in Qantara n°33, automne 99, p.77.
[10] Ibid., p.295.
[11] Ibid., p.297-298.
[12] A. al-Shaykh, Hiwâr al-istishrâq, Le Caire, 1999, p.19.
[13] E. Saïd, L’Orientalisme, p.352.
[14] On peut désormais consulter en français la Relation de voyage (1826-1831) de Tahtâwî : L’Or de Paris, traduit de l’arabe et présenté par A. Louca, Paris, 1988.
[15] A. al-Shaykh, Hiwâr al-istishrâq, p.44, 56.
[16] Ibid., p.19.
[17] Ibid., p.56, 66.
[18] Ibid., p.55. Abd al-Malek, il est vrai, fonctionnait sur des critères politiques et non religieux. Marxiste, il a ainsi esquivé toute critique à l’égard de l’orientalisme "soviétique" (je remercie M. Barbot de m’avoir fait part de cette remarque). En outre, à écouter M. Rodinson, il s’en serait pris fortement au milieu orientaliste français ...par dépit ; il aurait été en effet éconduit du Collège de France, où il briguait une chaire (ibid., p.42).
[19] Ibid., p.12.
[20] Ibid., p.13.
[21] Ibid., p.194.
[22] Ibid., p.57.
[23] Ibid., p.19.
[24] Ibid., p.66.
[25] Ibid., p.68-69.
[26] M. al-Miqdâd, op. cit., p.226.
[27] E. Saïd, L’Orientalisme, p.352.