« […] j’ai toujours perçu une certaine contradiction entre l’engagement politique et la rationalité. […] L’expérience et l’âge aidant, je me suis rendu compte que plus on avance dans le militantisme, plus on s’aperçoit, à chaque instant, des irrationalités qu’entraîne sa pratique courante. »
Maxime Rodinson, Entre Islam et Occident. Entretiens avec Gérard D. Khoury
Auteur de l'article :
Selim Nadi est doctorant au Centre d'histoire de Sciences Po. Ancien élève de l'I.E.P de Lyon et de l'E.N.S de Lyon, il a travaillé sur la réception française de Rosa Luxemburg (Master 1), ainsi que sur le mouvement Antideutsch (Master 2). Sa thèse porte sur les échanges politiques et théories entre les gauches radicales françaises et allemandes pendant la période de la décolonisation.
Par Selim Nadi
C’est en 1956, alors qu’il avait 23 ans, que Mohamed Harbi – alors membre du FLN algérien – a rencontré Maxime Rodinson (1915–2004) pour la première fois. Harbi était déjà au fait des travaux et des intérêts de Rodinson. Dans un entretien avec Sébastien Boussois, Harbi explique qu’à cette époque, les chercheurs travaillant sur les pays arabes étaient principalement des islamologues conférant un rôle absolu à la religion, faisant d’elle l’alpha et l’oméga de leurs analyses. Ainsi, selon Harbi, les principaux « contre-universitaires » de l’époque que les étudiants et les militants mobilisaient étaient Claude Cahen (1909-1991) et Maxime Rodinson. Harbi, tout comme ses camarades, s’intéressait principalement à ce dernier pour sa fine connaissance non seulement des sociétés maghrébines, mais plus généralement de l’ensemble du Moyen-Orient – s’appuyant sur des compétences linguistiques exceptionnelles.
Lorsque Rodinson a rencontré Harbi, sa position vis-à-vis du Parti communiste Français (PCF), qu’il allait quitter deux ans plus tard, était déjà critique. Avec son départ du PCF (1958), Rodinson a pris de plus en plus de distance avec le militantisme politique tout en restant fermement convaincu que le marxisme proposait la méthodologie la plus pertinente pour analyser les sociétés non européennes, notamment en ce qui concernait les analyses des pays colonisés ou anciennement colonisés. C’est cet aspect de la pensée politique de Rodinson qui nous intéressera ici : sa théorisation de l’anticolonialisme – et en particulier sa réflexion sur le rôle stratégique que peut jouer l’Islam en tant qu’instrument de mobilisation. Il semble, en effet, qu’au-delà de la question coloniale, cet aspect de la pensée de Rodinson permette de revenir sur ce qu’il nommait un « marxisme indépendant » – en réponse à une question du sociologue égyptien Ibrâhim Sa’d ad-dîn, lors d’une conférence au Caire, en 1969. Car si un marxisme indépendant ne peut se confondre avec une sorte de « neutralité universitaire », il est tout de même intéressant de se pencher non seulement sur ce que cette démarche apporte à l’analyse de Rodinson – notamment à travers des dialogues intellectuels avec des militants, comme Amar Ouzegane, ou des figures intellectuelles majeures, comme Edward Said – sans pour autant occulter les limites de cette « indépendance », qui allait de pair avec l’éloignement de Rodinson de tout engagement organisationnel, mais sans jamais tomber dans un neutralisme apolitique.
Érudit polyglotte de premier ordre, Rodinson a publié nombre de travaux faisant autorité bien au-delà du cercle des sciences sociales marxisantes. Ayant publié des traductions depuis l’arabe ou encore le turc, enseignant l’éthiopien et le sudarabique ancien, capable d’écrire sur la poésie de Nazim Hikmet tout comme sur la cuisine arabe, Rodinson a également publié des études approfondies en linguistique (sur l’incompatibilité de consonnes dans les racines sémitiques par exemple), sur l’émergence du capitalisme dans les pays musulmans (son livre Islam et capitalisme reste sans doute son œuvre la plus connue et discutée) ou encore sur l’évolution historique de l’antisémitisme ; sans compter ses nombreuses...
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