Jérusalem 1900 constitue une très importante contribution à l’historiographie de Jérusalem, car ce livre parvient à restituer le temps de l’histoire pour une ville dont l’historiographie est trop souvent rétrospective et donc linéaire. [...] L’analyse de Jérusalem à la fin de l’époque ottomane d’un point de vue urbain, citadin et civique, et notamment la mise en valeur du rôle de la municipalité ottomane de la ville, rend ce livre incontournable pour tous ceux qui s’intéressent à l’histoire de la ville sainte.
Falestin Naïli
Editeur : Armand Colin (9 janvier 2013)
Langue : Français
ISBN-13: 978-2200350604
Sur l'auteur
Il dirige le projet Open Jerusalem qui consiste à échanger des documents d’archives et construire une base de données sur la ville dite «trois fois sainte».
Il a publié plusieurs livres dont notamment Jérusalem, histoire d’une ville-monde des origines à nos jours (Flammarion, 2016), Révolutions: Quand les peuples font l’histoire (Belin, 2017, avec Félix Chartreux, Maud Chirio, Mathilde Larrère, Eugénia Paleraki) et Au pied du mur. Vie et mort du quartier maghrébin de Jérusalem (1187-1967) (Seuil, 2022).
Le lecteur intéressé pourra visionner cette rencontre avec Vincent Lemire réalisée par l'IReMMO (Midi de l'iReMMO)du 22 avril 2024. Vincent Lemire présente son dernier ouvrage (Histoire de Jérusalem en bande dssinée) et revient plus largement sur l'occupation actuelle de Jérusalem à la lumière des événements récents en Palestine.
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Quatrième de couverture
Cette histoire a longtemps été oubliée et mérite à elle seule d’être racontée. On y croise un maire arabe polyglotte, un député ottoman franc-maçon, des Juifs levantins, mais aussi des archéologues occidentaux occupés à creuser le sous-sol pour faire ressurgir les lieux saints de la « Jérusalem biblique ». Vincent Lemire restitue cette période exceptionnelle en s’appuyant sur les recherches les plus récentes et sur de nombreuses sources inédites, notamment les archives de la municipalité ottomane de Jérusalem.
Alors que la ville sainte est aujourd’hui à un nouveau tournant de son histoire et que la question de son partage se pose une fois encore, il faut se souvenir de cet « âge des possibles » qui peut livrer quelques clés pour mieux comprendre le présent et envisager l’avenir.
Recension
Le titre de l’introduction donne à voir l’approche générale du livre : « la ville sainte à l’âge des possibles ». Il s’agit de cadrer l’histoire de Jérusalem entre les années 1880 et jusqu’au début des années 1920, avec des horizons de possibilités, au lieu de la cantonner dans les limites de fatalités supposées. Alors qu’il n’y voit ni « parenthèse enchantée », ni « âge d’or », V. Lemire insiste sur le fait que cette période était un moment où régnait un « certain équilibre » au sein de la communauté citadine de Jérusalem et où la vie urbaine connaît une « certaine sécularisation » (p. 8). Ce moment historique, qui s’annonçait avec la mise en place d’une institution municipale au milieu des années 1860, est une période marquée par « d’autres solidarités et d’autres conflictualités » que celles traditionnellement attribuées à ses habitants (p. 10). Si cette histoire de Jérusalem a été oubliée jusque-là, c’est d’une part parce que certaines archives ont été physiquement inaccessibles ou linguistiquement difficiles d’accès pour beaucoup de chercheurs jusqu’à récemment, d’autre part parce que Jérusalem a été approchée comme une « ville islamique » par certains géographes et historiens, approche essentialiste qui tend à figer les villes du monde musulman et à ignorer leurs dynamiques de développement. Mais c’est également à cause des historiographies nationalistes israéliennes et palestiniennes qui, pour des raisons différentes, ont rejeté la période ottomane comme une sombre époque.
Vincent Lemire consacre le premier chapitre à la cartographie de Jérusalem qui en dit long sur la façon dont des regards extérieurs ont forgé l’image de la ville et de sa société. En s’appuyant entre autres sur un article peu cité d’Adar Arnon, il montre que la quadripartition de la vieille ville (quartier musulman, chrétien, juif, arménien) de Jérusalem est une invention d’observateurs européens qui masque des réalités démographiques bien plus complexes. Les sources administratives locales, notamment les recensements ottomans de la population (nüfus defterleri), montrent en effet qu’il n’y avait pas d’organisation ethno-religieuse des quartiers, mais plutôt une organisation par origine géographique et situation socio-économique. Au tournant du xixe et du xxe siècle, la mixité et la porosité des catégories sont plus répandues que la séparation des communautés à Jérusalem. V. Lemire souligne que les confessions sont des catégories beaucoup moins utiles pour comprendre la société jérusalémite que les parentés linguistiques, les distinctions juridiques et socio-économiques et la différence entre les habitants intra-muros et extra-muros. En effet, le fait démographique majeur de la fin du xixe siècle est la construction massive en dehors des murs de la vieille ville et l’explosion démographique que connaît la ville pendant cette période. Au fur et à mesure que Jérusalem étend ses limites et se modernise, elle ressemble donc de moins en moins à la ville rêvée par les pèlerins et touristes européens à la recherche de la ville biblique.
La grande différence entre la ville vécue par ses habitants et celle imaginée par les visiteurs se trouve au centre du deuxième chapitre. En puisant dans les écrits de Chateaubriand et Pierre Loti, V. Lemire analyse le regard des pèlerins et voyageurs européens sur Jérusalem qui tend à transformer la ville en une scène pour l’imaginaire biblique et qui se détourne (généralement avec dégout) de la ville en cours de modernisation. Jérusalem paraît ainsi comme un champ de ruines et un agrégat de lieux saints et devient au cours du xixe siècle « une gigantesque fabrique patrimoniale ».
Le troisième chapitre est consacré à ce processus de patrimonialisation et « sanctification » de Jérusalem que V. Lemire étudie avec les outils offerts par Maurice Halbwachs dans La topographie légendaire des évangiles en Terre Sainte, et notamment en prêtant attention aux processus de localisation et d’assignation dans la fabrique des lieux saints. Ces derniers, au xixe siècle, sont encore incertains, comme V. Lemire le montre par l’exemple concret de la Tombe du Jardin, lieu saint « inventé » par les protestants entre 1860 et 1890. L’assignation confessionnelle, qui s’opère de plus en plus vers la fin du xixe siècle, va à l’encontre du syncrétisme des lieux saints que V. Lemire qualifie de « donnée essentielle, fondatrice qui permet de comprendre l’horizon commun à partir duquel se sont tissées les représentations de ses habitants » (97).
Après ces trois chapitres focalisés sur les perspectives exogènes, le quatrième chapitre replace Jérusalem dans son contexte contemporain du tournant du xixe et xxe siècle : ville convoitée par les hauts fonctionnaires ottomans pour son importance diplomatique et stratégique, Jérusalem est également une partie de l’Empire qui se développe très rapidement en termes d’infrastructures (réseau routier, ferroviaire et hydraulique) et en termes d’administration moderne. Jérusalem à la fin du xixe siècle était donc tout sauf une enclave provinciale à l’échelle de l’Empire ottoman : la ville était bien reliée au monde par le biais des moyens de transports et de communication de l’époque. Un chantier est particulièrement emblématique des actions menées par l’administration ottomane dans la ville sainte : l’installation d’une immense fontaine publique devant la Porte de Jaffa (Bab al Khalil), payée par les habitants de la ville et inaugurée au moment du jubilé impérial du sultan Abdülhamid. L’emplacement d’une fontaine d’eau potable à la porte qui relie vieille ville et nouvelle ville est une manifestation concrète des efforts de l’administration ottomane pour maintenir la pax ottomanica dans le contexte changeant de Jérusalem.
À Jérusalem, cette dernière était entretenue à la fois par la « superstructure impériale » et par l’« infrastructure municipale », au centre du cinquième chapitre. En effet, la ville sainte était une des premières à se doter d’une municipalité à l’échelle de l’Empire ottoman, dix ans avant la promulgation de la Loi sur les Municipalités en 1877. L’histoire de cette municipalité, avec un conseil municipal dans lequel siégeait des citoyens musulmans, chrétiens et juifs, constitue un enjeu « fondamental puisqu’il s’agit d’évaluer la capacité de cette institution à incarner une identité citadine propre, une certaine communauté d’intérêts et de destin, orientée vers l’éclosion d’une modernité partagée autour de ces années 1900 » (p. 137-8). Loin de l’image d’une ville rétrograde en déclin, l’action de la municipalité ottomane de Jérusalem montre la modernité et le dynamisme de cette autorité locale : ainsi, la municipalité était très fortement investie dans le domaine de la protection de la santé publique ainsi que dans la défense de l’espace public et la création d’espaces verts et de lieux publics de loisirs. Grâce à une fiscalité municipale « dynamique et redistributrice » (p. 161), la municipalité finance ainsi, dans les années 1890, la construction d’un hôpital municipal, d’une pharmacie municipale et d’un jardin municipal, tous localisés dans le nouveau et vibrant « quartier municipal » près du nouveau bâtiment de la municipalité, à l’extérieur de la Porte de Jaffa. Elle gère également l’extension de la ville extra-muros en termes d’infrastructures, services municipaux et contrôle du bâti, un défi formidable étant donné la rapidité de ce développement, la diversité des langues parlées par les immigrants juifs du tournant du siècle et la tendance à l’ingérence de certains consuls.
Dans le sixième chapitre, Vincent Lemire se tourne vers les « folles journées » de la révolution jeune-turque en 1908 à Jérusalem, comme « observatoire pertinent de la société urbaine de l’époque ». Il remet ces journées de célébrations populaires spontanées dans leur contexte plus large, et notamment dans l’évolution de l’espace public et de l’opinion publique dans la ville. Dans l’espace public, la Tour de l’Horloge installée à la Porte de Jaffa en 1907 (et détruite par les autorités britanniques en 1922) est le « premier monument ‘citadin’ de la ville sainte » (p. 172) qui indique l’heure « séculaire » au-delà des temporalités religieuses indiquées par le muezzin, le chofar et les cloches. Quant à l’opinion publique, après les multiples prises de parole publiques et les scènes de fraternisations d’août 1908, il y eut une augmentation soudaine du nombre de journaux à Jérusalem et des revendications sociales et économiques de plus en plus axées sur la question de l’« intérêt public ».
Après ce tour d’horizon de la société jérusalémite et de ce que Michelle Campos a appelé « civic Ottomanism » dans la ville sainte, V. Lemire consacre le septième et ultime chapitre de son livre à quelques destins individuels emblématiques ainsi qu’aux identités, relations et regards croisés des citadins de Jérusalem au moment de l’émergence des deux nationalismes sioniste et palestinien. Ce sont des parcours « atypiques » selon l’historiographie traditionnelle de la ville sainte et des positionnements parfois « importuns » pour les deux nationalismes à l’œuvre en Palestine au début du xxe siècle, mais qui sont tout à fait cohérents avec la « fluidité identitaire intrinsèque de la Palestine en général et de Jérusalem en particulier » (p. 201). Albert Antébi, directeur de l’école de l’Alliance israélite universelle de Jérusalem, surnommé le « consul des juifs », était un citadin levantin favorable à l’émancipation des juifs ottomans au sein de l’Empire qui voyait d’un mauvais œil les projets sionistes pour la Palestine. « Acteur de l’imbrication intercommunautaire », il faisait l’objet de critiques de plus en plus violentes au début du xxe siècle qui l’ont finalement amené à démissionner. Yussuf Ziya Al Khalidi, ancien maire de Jérusalem et député au parlement ottoman, dans sa fameuse lettre au Grand Rabbin de France, Zadoc Kahn, met en avant l’héritage de son rôle de maire ayant œuvré pour le bien de tous les citadins de Jérusalem pour légitimer son appel à l’arrêt du projet sioniste en Palestine, au lieu d’argumenter en termes religieux ou identitaires. Ce positionnement de l’ancien maire de la ville sainte montre, selon V. Lemire, qu’à Jérusalem au tournant du xixe et xxe siècle, il y avait bien une « identité citadine sinon commune, du moins partagée » (p. 210).
Dans la conclusion, V. Lemire rappelle l’importance de rendre « complexités et nuances » (p. 212) à la société citadine de Jérusalem, enfermée à tort dans des catégories rigides. En cohérence avec son « lieu de parole » énoncé au début du livre, V. Lemire exprime son espoir que l’histoire partagée racontée dans les pages de Jérusalem 1900 puisse « servir de point de repère commun et donc peut-être aussi de point de départ pour réfléchir à un possible avenir partagé de Jérusalem » (p. 217-8).
Jérusalem 1900 constitue une très importante contribution à l’historiographie de Jérusalem, car ce livre parvient à restituer le temps de l’histoire pour une ville dont l’historiographie est trop souvent rétrospective et donc linéaire. Les nombreux « arrêts sur image » dans les différents chapitres du livre (illustrés par des photographies rares) donnent à voir des aspects inconnus ou ignorés de la société locale et rappellent des moments historiques oubliés et pourtant de grande signification pour l’histoire citadine de Jérusalem. L’analyse de Jérusalem à la fin de l’époque ottomane d’un point de vue urbain, citadin et civique, et notamment la mise en valeur du rôle de la municipalité ottomane de la ville, rend ce livre incontournable pour tous ceux qui s’intéressent à l’histoire de la ville sainte.
Bibliographie
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Tamari Salim et al, 2003, Al-Quds al-‘uthmânîyya fi al-mudhakkirât al-jawharîyya: al-Kitâb al-awwal min mudhakkirât al-musîqî Wâsif Jawharîyya, 1904-1917, Beyrouth, Mu’assasat al-Dirasât al-Filastinîyya.