Barbara Cassin, à son domicile parisien, en janvier 2017. Copyright Frédérique Plas/CNRS PHOTOTHEQUE
CNRS Le journal
Publié le 01 mars 2018
Par Louise Lis
Après avoir été commissaire de l’exposition « Après Babel, traduire » au Mucem, l’hiver 2016-2017, vous travaillez à la création de « Maisons de la sagesse ». Quel a été le cheminement de l’un à l’autre de ces projets ?
Barbara Cassin (1) : Ce qui s’est passé dans et autour de cette exposition sur la traduction m’a donné, et a donné à certains d’entre nous, l’envie, et même le besoin, de ne pas s’arrêter là. Une installation, « Les mots qui vous manquent », présentait dans l’exposition les réponses à la question que plusieurs associations sur le terrain posaient aux nouveaux arrivants, mais aussi à d’autres populations comme des détenus des Baumettes, par exemple : « Quel est le mot de votre langue maternelle qui vous manque le plus ? »
Nous avons obtenu une grande et belle cimaise de mots en langues, formant comme des constellations cartographiées sur un fond nocturne, qui expriment la famille, la marginalité, l’émotion, la communauté, la nostalgie, avec sur un support audio l’explication que les locuteurs en donnent. Telle femme sait dire d’un seul mot arabe – qui lui manque en français – « comment je l’aime ? » : « À-vouloir-mourir-avant-lui ».
Ce travail autour de l’exposition au Mucem en 2017 s’est poursuivi avec les élèves, les étudiants, les professeurs, l’inspection générale, les théâtres, les arts de la rue, les philosophes publics, en particulier au sein de classes plurilingues de primo-arrivants et une installation à la Friche Belle-de-Mai. « Merzi, écrit un jeune Albanais, ça veut dire quand quelqu’un te manque mais plus que ça. »
La question réciproque qui suit, c’est : « Et quel est le mot du français qui vous paraît le plus étrange ? » L’idée nous est venue de faire avec ces primo-arrivants et leurs parents, ceux que l’on accueille souvent si mal et que j’ai pu brièvement côtoyer à Calais, un « glossaire de la bureaucratie française ». Quels questionnaires ont-ils à remplir, et comment les questions, si bien traduites soient-elles d’ailleurs dans chacune de leur langue, sont-elles formulées ? Décliner son identité avec nom et prénom, donner son âge, ne vont pas toujours de soi. Quand nous demandons à une Tamoule qui débarque si elle est mariée, séparée, divorcée ou pacsée, que comprend-elle et que faisons-nous exactement ? Comment chaque formulaire est-il lié à notre histoire, aux représentations politiques et sociales qui ont fondé notre bureaucratie, aux valeurs de la République ? Poser la question est un premier pas vers l’« intégration » et nous permet en retour de réfléchir aux fondements de notre administration et à sa nécessaire évolution. Telle est la première des actions des Maisons de la sagesse que nous commençons à faire sortir de terre.
S’inspirant d’une prestigieuse institution née à Bagdad au IXe siècle, ces maisons, conçues avec mon amie Danièle Wozny, spécialiste du patrimoine et initiatrice du projet, constituent un réseau de lieux et d’actions centré autour de la traduction comme savoir-faire avec les différences. Elles ouvrent de nouveaux lieux ou/et mettent en synergie des lieux et des initiatives déjà existants. Elles sont pensées comme des espaces d’accueil, d’intégration et de recherche et proposent aujourd’hui déjà un certain nombre d’actions ciblées.
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Vue de l’exposition «Après Babel, traduire», qui a eu lieu de décembre 2016 à mars 2017 au Mucem, à Marseille, et dont Barbara Cassin était commissaire. Copyright : Agnès Mellon/MUCEM