Samedi 15 Février 2014

Les Mondes chiites et l'Iran




Sabrina Mervin (sous la dir.), Les Mondes chiites et l'Iran,
Éditeur : Karthala–Ifpo
Année depublication : 2007
Nombre de pages : 484 p


Résumé : Cet ouvrage, publié sous la direction de Sabrina Mervin, met en évidence la diversité et la vitalité du chiisme aujourd'hui.

Depuis la Révolution islamique de 1979, l’Iran contribue largement à mettre en forme la perception du chiisme par l’opinion publique. Mais l’invasion de l’Irak et l’émergence politique du Hezbollah au Liban ont attiré l’attention du public sur cette minorité présente dans de nombreux autres pays, autrefois souvent opprimée ou tout simplement ignorée. La remarque du roi Abdallah II de Jordanie, en 2004, sur l’émergence supposée d’un croissant chiite, du Liban à l’Inde, susceptible de déstabiliser la région, montre l’intérêt renouvelé des gouvernants, mais aussi des chercheurs et des médias pour une identité chiite qui n’est plus exclusivement assimilée à l’Iran. Après Vali Nasr qui, en 2006, a mis en évidence avec un certain optimiste la "renaissance" des chiites du Moyen-Orient, Sabrina Mervin, spécialiste des courants intellectuels et religieux chiites, propose un ensemble d’études destinées à mettre en valeur les visages multiples du chiisme aujourd’hui et leurs relations avec l’Iran, qui demeure, avant la renaissance hypothétique des centres de Nadjaf et Kerbala en Irak, un pôle de référence à la fois politique et intellectuel.

Entre le modèle iranien et l’intégration nationale

La première partie, intitulée "Exportation de la révolution, intégrations nationales", met en évidence les tensions entre les ambitions initialement universelles de la Révolution islamique et les différents mouvements chiites nationaux, partagés entre le recours à un "grand frère" puissant mais parfois encombrant et l’intégration sur la scène nationale. Olivier Roy revient ainsi sur l’impact de la Révolution iranienne au Moyen-Orient. Il met en évidence la politique initialement très agressive de l’Iran, qui s’est notamment traduite par la création du Hezbollah au Liban. Les années 90 ont marqué une évolution vers une stratégie plus traditionnelle, fondée sur la recherche d’influence. L’accession à la présidence de Mahmoud Ahmadinejad a néanmoins entraîné une réactivation, au moins verbale, des ambitions régionales de l’Iran. Dans ce contexte, le Hezbollah jouera un rôle clé, qu’il s’insère dans le contexte national libanais ou revienne dans le giron iranien. Alexandro Monsutti s’intéresse ensuite aux Hazaras, principale minorité chiite d’Afghanistan. Il montre comment les Hazaras, d’origine turco-mongole, ont évolué d’un discours révolutionnaire et millénariste directement inspiré de la doctrine khomeiniste vers un discours "ethniciste" de défense de leurs droits au sein de l’Etat afghan. L’onde de choc de la révolution islamique est ensuite évaluée par Laurence Louër au sein des minorités chiites des pays du Golfe. Là encore, on constate une tension entre l’indispensable référence idéologique et l’inscription des revendications dans un cadre national. Le pays le plus affecté par la révolution islamique fut sans conteste le Liban, où la création du Hezbollah fut directement supervisée par les Gardiens de la Révolution iraniens. Joseph Alagha distingue trois phases dans l’histoire politique du parti: alors que les deux premières, entre 1978 et 1985 puis entre 1985 et 1992, sont dominées par un discours idéologique reposant sur l’établissement d’un Etat islamique, la troisième a été marquée par une participation constante aux élections. La référence khomeiniste semble donc davantage une position de principe idéologique qu’un programme politique, comme le montre l’amorce de dialogue avec les chrétiens libanais, concrétisée par la présence de plusieurs maronites sur les listes électorales. Pour conclure la première partie, Kinda Chaib propose une étude originale du langage graphique et symbolique des affiches électorales du Hezbollah.

La deuxième partie de l’ouvrage, intitulée "Chiismes en construction", est peut-être la plus remarquable en ce qu’elle apporte des éléments sur des populations mal connues et peu étudiées: les chiites de Turquie, d’Azerbaidjan (où ils sont majoritaires), d’Ouzbékistan et du Sénégal. Reposant sur des enquêtes de terrain approfondies, ces articles, respectivement écrits par Thierry Zarcone, Bayram Balci, Boris Pétric et Mara A. Leichtman, soulignent les aléas du processus de construction identitaire, quand souvent le chiisme est regardé avec méfiance par les autorités nationales. Dès lors, un jeu complexe s’instaure entre référence ethnique, religieuse et nationale, l’une ou l’autre dimension étant mise en avant en fonction de l’évolution du contexte politico-social et des représentations que les communautés se font d’elles-mêmes.

Plus directement politique, la troisième partie évalue la pertinence du "modèle iranien". Deux articles sont consacrés au mouvement de Moqtada al-Sadr, qui avec son Armée du Mahdi a mis en péril à la fois la politique des Etats-Unis et l’équilibre interne des forces chiites en Irak. Pierre-Jean Luizard revient sur les différentes étapes de la stratégie sadriste: confrontation avec les autorités religieuses de Nadjaf en 2003, soulèvement militaire en 2004, retour apparent, en 2005, dans le giron de la grande coalition chiite, l’Alliance irakienne unifiée. Appuyée sur les populations déshérités de l’immense bidonville de Sadr City, dotée d’une forte coloration millénariste, dirigée par un jeune mollah dépourvu de références religieuses mais portant un nom prestigieux associé à un certain charisme, la mouvance sadriste se trouve désormais à un carrefour, entre participation au processus politique et tentation contestataire. L’article de Peter Harling et Hamid Yassin Nasser complète cette analyse: les auteurs, revenant sur l’enracinement social du mouvement, insistent sur sa nature dynamique et l’absence d’un programme politique cohérent. Là encore, les relations avec l’Iran sont marquées par une certaine ambiguïté: nationaliste, Moqtada al-Sadr insiste sur l’arabité du mouvement. Réciproquement, le caractère millénariste et populiste du mouvement suscite une certaine méfiance dans les cercles iraniens. Le sadrisme s’inscrit donc dans le jeu complexe qui s’est instauré entre l’Iran, les Etats-Unis et les autorités irakiennes. Mariam Abou Zahab, dans son étude intitulée "Madrasas de femmes entre le Pakistan et Qom", met en évidence l’émergence d’un programme d’éducation plus moderne au Pakistan. De nombreuses jeunes filles pakistanaises, après des études dans les madrasas locales, rejoignent ensuite la Jami’at ul-Zahra de Qom, destinée à former des enseignantes de haut niveau et à "créer une élite chiite transnationale". Cette politique de soft power se substitue à la stratégie plus agressive d’exportation de la Révolution.

La vitalité renouvelée de la pensée religieuse

Pour clore ce chapitre, Sabrina Mervin dresse un tableau de la pensée religieuse chiite. Tissé de réseaux informels, de contacts oraux, le champ intellectuel est d’abord marqué par des références communes, au premier chef la pensée de l’ayatollah irakien Muhammad Baqir al-Sadr et les écrits des leaders iraniens Khomeini et Motahhari. Si la République islamique fait figure de référence dans son œuvre de réforme idéologique mais aussi dans la modernisation de l’enseignement islamique par le rapprochement avec les universités, un groupe de penseurs eux aussi issus de la Révolution propose des solutions alternatives à l’Etat islamique. Abdolkarim Soroush, Mohammad Mojtahed Shabestari, en prônant une individualisation du sentiment religieux, ont reçu un accueil très favorable dans les cercles chiites au Moyen-Orient et jusqu’en Europe. La "nouvelle théologie" a trouvé un relais dans la revue Qadâyâ, éditée par l’Irakien ‘Abd al-Jabbâr Rifâ’î. Celle-ci, qui ouvre ses pages à des penseurs issus d’horizons intellectuels et idéologiques très divers, témoigne du renouveau de la pensée chiite.

La dernière partie de l’ouvrage, la plus ardue et peut-être également la plus cohérente, est consacrée à l’actualité de la pensée religieuse iranienne. Elle contient plusieurs entretiens avec des figures de la pensée religieuse iranienne: Hasan Yusofi Eshkevâri, Mohsen Kadivar et Mostafâ Mâlekiân. Sara Shari’ati revient également sur l’itinéraire intellectuel de l’un des pères spirituels de la Révolution islamique, ‘Ali Shari’ati, dont l’héritage discuté contribue à la vitalité des débats sur la position de l’intellectuel à l’égard du religieux et la légitimité de l’Etat islamique. Mohsen Mottaghi consacre un long article à celui qui est peut-être la figure de proue de la pensée islamique aujourd’hui - Abdolkarim Soroush. Enfin, Ashk P. Dahlén éclaire les débats entourant la question essentielle du pluralisme religieux. Cette partie met en évidence la profonde diversité de la pensée religieuse en Iran, qui demeure toutefois étroitement corsetée par la censure sourcilleuse du régime. Mohsen Kadivar, Hasan Yusofi Eshkevâri ont été emprisonnés pour avoir mis en cause la doctrine de la wilâyat al-faqih. En dépit de ces contraintes, un penseur comme Soroush a pu mettre en évidence le caractère humain, donc relatif, du savoir religieux, à distinguer de l’expérience religieuse en elle-même. Echappant par définition à l’investigation rationnelle, cette expérience possède donc une égale validité dans le cadre des différentes religions monothéistes. L’individualisation de la foi, qui ne peut être imposée dans le cadre d’un Etat islamique, est un autre point crucial sur lequel Soroush et Kadivar se rejoignent.

En conclusion, Halla al-Najjar fait le point sur l’état des connaissances quant aux populations chiites dans les différents pays. Les estimations étant, d’une part, parfois très anciennes et d’autre part difficiles à établir, la prudence s’impose. Destiné avant tout à un public initié aux réalités sociales, politiques et philosophiques du chiisme, cet ouvrage n’en est pas moins d’un apport inestimable pour l’étude du Moyen-Orient. En effet, il éclaire d’un jour nouveau les pratiques de certaines populations encore très peu étudiées et met en avant la vitalité d’un débat intellectuel dont nombre d’implications revêtent une portée universelle. Le chiisme s’y dessine comme un ensemble de pratiques, de croyances, de traditions en constante recomposition, "en construction", dit l’un des auteurs. On peut tout au plus regretter un certain manque de cohérence dans certaines parties de l’ouvrage. Il demeure néanmoins que le sérieux des études réalisées et la diversité des domaines envisagés font de cet ouvrage une référence pour qui souhaite s’informer plus avant sur le chiisme.

En partenariat avec Non-Fiction.



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