Samedi 20 Décembre 2014

Les arts en Islam. Rencontre avec Patrick Ringgenberg



" Ce qu’on appelle « art islamique » ou « arts de l’islam » est en fait une mosaïque d’œuvres et de créativités, appartenant à des vécus de l’islam, des populations, des groupes sociaux, des langues, des cultures et des histoires extrêmement variés, et qui s’épanouissent géographiquement de l’Espagne musulmane à l’Indonésie. "


Né en 1970 à Lausanne, Patrick Ringgenberg est diplômé de l’École Supérieure des Beaux-Arts de Genève (anciennement E.S.A.V.), diplômé en sciences religieuses de l’École Pratique des Hautes Études (Paris-Sorbonne), et Docteur en histoire de l’Université de Genève. Actuellement chercheur associé à l’ Institut Religions, Cultures, Modernité (Université de Lausanne), il est l’auteur de plusieurs ouvrages dans le domaine de l’histoire de l’art et des religions, notamment:

- L’Union du Ciel et de la Terre. La peinture de paysage en Chine et au Japon, Les Deux Océans, 2004 ;
- L’art chrétien de l’image. La ressemblance de Dieu, Les Deux Océans, 2005 ;
- La peinture persane, ou la vision paradisiaque, Les Deux Océans, 2006 ;
- Miroirs du Moyen Âge [Initiation à la lecture des romans du Graal — La musique chez Hildegarde de Bingen — La sagesse du Décaméron de Boccace], Les Deux Océans, 2006 ;
- Guide culturel de l’Iran, Rowzaneh, 2006 [édition revue et corrigée, 2009 ;
- Une introduction au Livre des Rois (Shâhnâmeh) de Ferdowsi : La gloire des rois et la sagesse de l'épopée, Paris, L’Harmattan, 2009 ;
- L'univers symbolique des arts islamiques, Paris, L’Harmattan, 2009;
- Diversité et unité des religions chez René Guénon et Frithjof Schuon, Paris, L’Harmattan, 2010;
- Les théories de l'art dans la pensée traditionnelle : Guénon, Coomaraswamy, Schuon, Burckhardt , Paris, L’Harmattan, 2011.

Son livre L’univers symbolique des arts islamiques a reçu en 2012 les deux récompenses les plus prestigieuses en Iran : le World Prize for the Book of the Year of the Islamic Republic of Iran et le Farabi International Award. Il publiera en 2015 L'ornement dans les arts d'Islam et Le sanctuaire de l'Imam Rezā à Mashhad.


Les Cahiers de l'Islam : Que désigne-t-on exactement par « Art Islamique » ou « Arts de l’Islam » ? Ces appellations sont-elles justifiées ?

Patrick Ringgenberg : Selon une acception courante, l’art islamique est l’art créé par des musulmans, pour des musulmans, dans un pays musulman. C’est une définition pratique, mais aussi problématique. Une mosquée, un coran calligraphié ou un tapis de prière sont de l’art islamique, car ils répondent aux exigences spirituelles, fonctionnelles et formelles d’une pratique religieuse, mais qu’en est-il des objets domestiques (tapis, céramiques, bijoux, etc.), des motifs ornementaux, des maisons ou des palais, qui échappent le plus souvent au domaine religieux, et dont les conceptions et les techniques s’enracinent volontiers dans un héritage préislamique ou sont empruntés à des civilisations non-musulmanes ? Par ailleurs, ce qu’on appelle « art islamique » ou « arts de l’islam » est en fait une mosaïque d’œuvres et de créativités, appartenant à des vécus de l’islam, des populations, des groupes sociaux, des langues, des cultures et des histoires extrêmement variés, et qui s’épanouissent géographiquement de l’Espagne musulmane à l’Indonésie. Enfin, à l’exception de quelques traités sur la calligraphie, la céramique ou la géométrie, de cahiers d’artisans, ou de textes (poèmes, chroniques, etc.) évocateurs de telle œuvre ou d’une théorie générale de la beauté, les auteurs musulmans prémodernes se sont très peu exprimés sur les arts ou l’esthétique visuelle, et en tous les cas d’une manière qui ne nous permet guère de nous faire une idée du sens et des intentions précis de que nous, modernes, appelons les « arts de l’islam ». Comme il faut néanmoins nommer les choses, l’appellation « art(s) islamique(s) » est utile, mais tout spécialiste a conscience de ses limites.


Les Cahiers de l'Islam : Selon vous, qu'est ce qui fonde l'unité de cet Art ? Quels sont les éléments principaux autour desquels il s'est structuré ?

Patrick Ringgenberg : C’est là le débat : ces arts ont-ils une unité ? Pendant longtemps, une vision essentialiste et unitariste s’est imposée, parallèle du reste à une vision monolithique, statique, et partant réductrice de l’islam. On pensait ainsi qu’il y avait un Art islamique, dont on pouvait dégager le caractère pour ainsi dire archétypique, et dont le caractère islamique était aussi évident. Aujourd’hui, à mesure que l’on explore la complexité des sociétés musulmanes passées ou présentes, on parle plus volontiers des arts de l’islam pour au moins rendre compte de la diversité structurelle et de l’interaction dynamique des créativités et des témoignages. Il est néanmoins un élément fondateur de l’islam qui est rapidement devenu une puissance unificatrice, à la fois religieuse, culturelle et visuelle : l’écriture. La langue arabe, qui s’est imposée dans le domaine religieux mais aussi dans les sciences, la culture ou les administrations, a largement déterminé la visualité des arts. Des inscriptions en arabe, mais aussi en persan ou en turc (langues qui ont adopté l’alphabet arabe), se trouvent sur des objets comme sur des édifices, et ce dans toute l’histoire musulmane. Si bien que cette présence de la parole calligraphiée constitue, dans les arts, une sorte de signature unifiante et structurante propre à la civilisation islamique. On peut aussi reconnaître un certain air de famille dans les arts en terres musulmanes, que donne par exemple le décor : l’entrecroisement dialectique de l’épigraphie, de la géométrie et des motifs végétaux, dans l’ornementation, fait se ressembler des monuments aussi dissemblables architecturalement que le palais de l’Alhambra et le Taj Mahal. Ce qui caractérise également des arts en terres d’islam est un certain nombre d’options. On peut en mentionner deux : d’une part, l’exclusion de la représentation figurative dans les arts à vocation rituelle ou spirituelle (corans, mosquées, madrasa, mausolées), et une présence très large et diversifiée des images figurées dans des arts dits profanes (objets quotidiens, art du livre, maisons et palais, etc.) ; d’autre part, un art spécifique du décor, avec une organisation spatiale (compartimentage, répétition, mise en scène géométrique, dialogue des échelles et des rythmes, etc.) et des modalités esthétiques ou thématiques (épuration stylistique, « abstraction », géométrisation, réinterprétation modale des motifs, jeux de luminosités, etc.) devenus caractéristiques de nombreux arts d’époque ou de contexte musulmans.


Les Cahiers de l'Islam : Doit-on considérer cet art comme un art uniquement religieux ?

Patrick Ringgenberg : Si les corans ou les mosquées correspondent à des besoins spirituels et rituels, de nombreux autres arts échappent, a priori, à la sphère religieuse, encore qu’il faille s’entendre sur ce qu’on entend par « religion » : autrement dit, quel secteur ou dimension du phénomène religieux (piété populaire, scolastique juridico-théologique, courants mystiques, traditions d’origine préislamique, synthèses spirituelles ou philosophiques, etc.) envisage-t-on lorsqu’on veut examiner le caractère « religieux » des arts des musulmans ? C’est là que l’expression « arts islamiques » peut être aussi trompeuse. En effet, si l’on comprend bien la spiritualité sous-jacente à la calligraphie du Coran, quel rapport existe-t-il entre un décor de fleurs et l’islam, en quoi la foi musulmane d’un artisan est-elle nécessaire à la construction d’un dôme ou d’un décor géométrique ? Nous savons que des non-musulmans pouvaient travailler dans des ateliers d’artisans, et que dans des mausolées qâdjârs d’Iran (XIXe siècle), par exemple, des peintures murales figuratives d’inspiration chiite ont été exécutées par des Arméniens. Les choses deviennent complexes si l’on considère que nombre d’expressions artistiques recourent à un symbolisme de type sacral ou à des thèmes mystiques, mais en se situant plus ou moins en dehors du langage visuel strictement religieux d’un coran ou d’une mosquée. Plusieurs palais (l’Alhambra de Grenade, les pavillons persans d’Ispahan, les palais moghols d’Agra ou de Delhi, par exemple) conjuguent ainsi des versets coraniques à un symbolisme cosmologique et royal d’origine préislamique. Des peintures sur livre persanes, illustrant des romans versifiés (Livre des rois de Ferdowsi, Khamseh de Nezâmi), sont constellées d’un symbolisme potentiellement royal, initiatique, cosmologique, et qui mêlent plusieurs thématiques et influences, islamiques ou non. Le décor, ou ce que nous appelons « décor », est aussi typique de ces problématiques. Apparemment, un décor d’étoiles ou d’arabesques n’a rien de spécifiquement religieux (on trouve des ornements islamiques dans des églises arméniennes), mais ses motifs comme son langage visuel peuvent néanmoins correspondre à des aspects d’une sensibilité musulmane, sans pour autant que l’on puisse le qualifier de spécifiquement « musulman » ou de « religieux » : les motifs floraux offrent par exemple un horizon herméneutique qui peut toujours rappeler le paradis, alors que l’embellissement apporté par le décor peut matérialiser ou éveiller une vision spirituelle et mystique (« Dieu est beau et il aime la beauté » dit un hadith).


Les Cahiers de l'Islam : En quoi pourrait-on le qualifier d’universel ?

Patrick Ringgenberg : La notion d’universalité est relative, et son interprétation est culturelle, mais l’on pourrait au moins évoquer l’universalité de la beauté. Si le Coran ou l’épigraphie coranique s’adressent spécifiquement aux musulmans – et bien que le Coran entende porter un message universel – , la beauté des architectures, des objets de cour ou l’art géométrique et floral du décor peuvent « parler » à tout un chacun, indépendamment des opinions et biographies individuelles. Les arts islamiques ont du reste été tôt et régulièrement présents dans la culture occidentale : de l’art mudéjar en Espagne à la vogue des décors et demeures orientalistes dans le XIXe siècle européen, en passant par les tapis représentés chez les peintres flamands. C’est la preuve, ou du moins le signe, que certains arts islamiques ont su plaire au dehors de leur lieu et de leur temps de création, que leur beauté possède une intelligibilité capable, non seulement de réjouir le cœur et de rafraîchir les yeux (comme l’ont écrit des savants musulmans), mais aussi d’élargir l’horizon des regards, de renouveler la perception, d’illuminer un autre aspect du génie humain.



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