La question des rapports entre raison et religion est probablement l’une de celles qui ont le plus préoccupé les musulmans. Avant de l’aborder, il est nécessaire de préciser ce que l’on entend par « raison », ce terme étant utilisé en de multiples sens. Le premier désigne ce qui relève de la morale et du bon sens : la faculté qui distingue le bien du mal, le convenable de l’inconvenant, conformément aux critères de la morale et aux règles de la société. Il s’agit de la raison au sens de la sagesse. C’est ainsi que ce terme est souvent entendu par la majorité. Ce n’est pas de cette raison qu’il s’agit ici. La raison dans son sens moral ne pose problème ni à la religion ni à aucun autre système éthique puisque toute religion, selon ses adeptes, est sagesse.
Razika Adnani
Cet article a déjà fait l'objet d'une publication dans la revue le Monde des religions. Il est publié ici avec l'aimable autorisation de l'auteure.
Razika Adnani est écrivaine, philosophe et islamologue. Elle est membre du Conseil d’Orientation de la Fondation de l’Islam de France, membre du conseil scientifique du Centre Civique d’Étude du Fait Religieux (CCEFR), membre du groupe d’analyse de JFC Conseil et Présidente Fondatrice des Journées Internationales de Philosophie d’Alger.
Razika Adnani a abordé la question de la raison dans la pensée musulmane dans ses deux ouvrages : Islam : quel problème ? Les défis de la réforme , Upblisher, France, 2017 et Afrique Orient, Maroc, 2018 et Le blocage de la raison dans la pensée musulmane, Afrique Orient, Maroc, 2011.
Les mutazilites, courant rationaliste en islam
Toutefois, les adeptes du mutazilisme demeurent les représentants du rationalisme islamique. Ils ont marqué la pensée musulmane de la première période, c’est-à-dire celle qui se situe entre la date de la mort du Prophète, en 632, et celle de la mort d’Averroès, en 1198. Les mutazilites ont pris part aux débats épistémologiques concernant la question de la source de la connaissance. Pour eux, les textes sacrés sont certainement une source de savoir, mais les musulmans doivent également user de leur intelligence et de leur faculté de réflexion comme seconde source. Si la connaissance est révélée et transmise, elle ne peut pas n’être que cela et doit également être construite.
L’originalité des mutazilites vient du fait qu’ils ont introduit dans le débat épistémologique, au sein de la pensée musulmane, un nouvel élément : la raison, dans son sens aristotélicien. Autrement dit, comme une faculté rationnelle dont la fonction est de veiller à ce que la pensée ne commette pas d’erreurs de raisonnement. Ils justifient leur position par le fait qu’il ne suffit pas de réfléchir : il faut aussi bien réfléchir, c’est-à-dire le faire d’une manière correcte et exempte de contradictions.
Convaincus que la religion ne peut être bien réfléchie qu’avec une pensée rationnelle, les mutazilites ont plaidé pour l'usage de la raison. Ils ne se sont pas contentés, dans cette position, de la théorie ; ils ont pratiqué le raisonnement dans leur travail, que ce soit dans le domaine exégétique, juridique, ou encore théologique. Selon Ibn Khaldoun, les hanafites, qui ont pratiqué le raisonnement dans le domaine juridique, étaient influencés par les mutazilites.
Les mutazilites et leurs opposants
Se fier aux règles de la raison comme critères de vérité était, selon eux, encore plus dangereux pour la religion que la pensée elle-même. Ils ont accusé la raison d’être une menace pour la religion. Leur argument : la raison est une méthode pour la philosophie et non pour la religion – philosophie qui, elle aussi, a été accusée d’être étrangère à l’islam. Pour mettre fin à l’activité de la pensée – considérée comme une intrusion humaine dans le savoir divin –, les littéralistes ont mis en place deux principes. Le premier pour contrer la pensée créatrice : toute innovation est un égarement. Le second pour contrer la pensée rationnelle : la religion est une question de cœur et non de raison.
Les soufis ont eux aussi mis en place une théorie épistémologique se fondant sur l’idée que la vérité est révélée et dévoilée. Elle n’est donc ni du domaine de la pensée ni de celui de la raison, car une fois dévoilée, la vérité ne se démontre pas, elle se déguste. Ce qui place les soufis du côté des opposants des mutazilites. La théorie chiite de l’imamat s’inscrit dans la même position épistémologique que celle des soufis, étant donné qu’elle aussi considère que la vérité est dévoilée et inspirée à l’imam. Elle n’est donc pas du ressort des facultés intellectuelles des humains.
La fin du XIIe siècle signe la défaite du rationalisme islamique et la disparition des mutazilites. Cette défaite de la raison s’inscrit dans celle de la pensée rationnelle et créatrice, car la pensée magique et celle qui se contentait d’imiter le savoir des anciens et de le justifier ont continué au contraire à s’exprimer.
La raison dans la pensée musulmane contemporaine
À partir de ce moment, il n’y eut aucun ouvrage d’un musulman qui n’évoquait la question de la raison et ne faisait son éloge. Il existe désormais une forme de consensus général fondé sur l’idée que l’islam est une religion de raison, que l’exercice du raisonnement est une injonction divine, et qu’il n’y a pas d’antagonisme entre raison et islam.
Cependant, ce discours s’empresse d’ajouter que la raison ne doit pas outrepasser certaines limites. Ainsi, ce discours très flatteur à l’égard de la raison se termine systématiquement par des termes restrictifs, tels que « sauf », « à condition que ». Quel que soit le plaidoyer en faveur de la réflexion et de la critique rationnelle, le cadre qui limite ces activités intellectuelles est sans cesse rappelé. Très peu sont ceux qui dénoncent les limites tracées par les religieux empêchant la raison de s’exprimer librement, ce qui constitue un obstacle au renouvellement de la pensée musulmane.
Le double langage du discours religieux à l’égard de la raison
Ce double langage n’est pourtant pas une contradiction. Il s’agit plutôt d’un discours qui concerne deux sujets différents – quand bien même il utilise le même terme de « raison ». Lorsqu’il appelle à se méfier de la raison, lorsqu’il la déprécie et la discrédite, c’est en tant que faculté rationnelle qui distingue le juste du faux qu’il le fait. En revanche, lorsqu’il l’honore et la glorifie, c’est de la raison au sens moral, de sagesse et de bon sens qu’il s’agit. Ce double langage s’explique, d’une part, par l’image négative de la raison héritée de la guerre menée par les littéralistes et les conservateurs contre les mutazilites et les philosophes, et d’autre part par le fait que le Coran évoque le terme « raison » dans le sens de sagesse. C’est ainsi que les musulmans le comprennent et le défendent.
Il y a aussi le fait que le terme « raison » est souvent utilisé pour désigner simplement la pensée. Certains parlent aujourd’hui de « raison arabe » et de « raison islamique », alors que la raison est universelle et la singularité est le critère de la pensée. Selon Abdel Amir al-Assam, historien et philosophe irakien contemporain, ces expressions montrent une régression dans la compréhension du terme « raison » en comparaison avec ce qu’elle était dans la première période de la pensée musulmane.
Le blocage de la raison se poursuit tranquillement
Bibliographie
Razika Adnani, Islam : quel problème ? Les défis de la réforme, Upblisher, France, 2017 et Afrique Orient, Maroc, 2018
Razika Adnani, Le blocage de la raison dans la pensée musulmane, Afrique Orient, Maroc, 2011.