De ce point de vue, bien qu’isolée en son temps au sein de l’intelligentsia éclairée, la position de Bennabi manifeste son actualité et son efficace même si on peut diversement l’interpréter. La critique du progressisme marxiste, les réserves faites au sociologisme durkheimien incitent à voir dans la conception de Bennabi la première pierre des fondements d’une pensée qui réconcilie l’idée religieuse avec les données du siècle et se propose ouvertement de réconcilier la religion et la modernité à rebours du mouvement intellectuel européen qui tendait à ancrer solidement la sécularisation et n’accordait à la religion qu’un intérêt tout à fait mineur, en aucun cas un rôle prépondérant dans la construction du fait civilisationnel.
Omar MERZOUG
Docteur en Philosophie
(Paris-IV Sorbonne)
Broché: 331 pages
Editeur : Les éditions du Cerf (12 mars 2020)
Langue : Français
ISBN-13: 978-2204138321
Editeur : Les éditions du Cerf (12 mars 2020)
Langue : Français
ISBN-13: 978-2204138321
Par Omar Merzoug
Après avoir consacré deux essais [1] à Malek Bennabi (1905-1973), Jamel El Hamri, docteur en études arabes et titulaire d’un master d’islamologie de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes (Paris), publie cette année, aux éditions du Cerf, « La Vocation civilisationnelle de l’islam dans l’œuvre de Malek Bennabi » dans laquelle il approfondit son enquête et nous livre les fruits d’une recherche consistante.
Né avec le siècle, en 1905, Malek Bennabi n’a pas connu la gloire et la consécration espérées. Ce n’est pas la qualité de son œuvre qui est en cause. Elle est certes comme toutes les œuvres discutable et critiquable, mais plutôt la conjoncture, les circonstances politiques et sociales, la nature de sa personnalité et de son caractère. On lui a fait notamment grief de « sa plume trop indépendante ». Cependant il semble être davantage lu dans les autres pays musulmans confirmant ainsi le proverbe : « nul n’est prophète en son pays ». « Dans les milieux intellectuels de France et des sphères activistes où sont engagés beaucoup de militants français de confession musulmane, Bennabi est très peu mentionné » et Jamel EL Hamri de citer le récent travail de Tariq Ramadan [2] qui, consacrant tout un chapitre à Sayyid Qûtb, passe sous silence Bennabi ainsi que « Les Indigènes de la Répubique » qui, évoquant volontiers F Fanon et Aimé Césaire, négligent à dessein Bennabi. « Nous pensons, note EL Hamri, que ces oublis et cette ignorance de la vie et de la pensée de Bennabi ont poussé entre autres ses élèves à promouvoir sa pensée et à la transmettre à la postérité » bien que leurs écrits aient été, précise-t-il à visée apologétique. De plus, l’auteur déplore la paucité des travaux universitaires sur Bennabi en France, ce qui n’est pas étonnant, vu l’atmosphère délétère qui y règne touchant l’islam. C’est donc à réparer un certain manque et même une certaine injustice que s’attelle notre jeune chercheur.
Dans cet essai, dont le sérieux le dispute à la rigueur, l’auteur procède avec méthode et discernement. Il pose la grande question à laquelle tout son travail entreprend de répondre : « Comment la pensée de Malek Bennabi dans un contexte de libération nationale des pays du Tiers-monde, après 1945, fait du déploiement de l’idée religieuse au sein de la société musulmane une dynamique civilisationnelle ? ». Pour pouvoir y répondre, Jamel El Hamri procède à un long détour. Il campe le décor historique où se sont déroulées la vie et l’œuvre de Bennabi en marquant bien à chaque fois les jalons et mettant en exergue les enjeux. Bennabi est le témoin de la consolidation du colonialisme qui s’apprête en 1930 à fêter le centenaire de la « conquête » de l’Algérie. Il rappelle les principes politiques qui ont guidé la puissance française dans son entreprise de mainmise coloniale sur l’Algérie et les cadres juridiques qui ont enfermé dans un carcan inhumain la population algérienne d’origine arabe et berbère, notamment par le code de l’indigénat. Il marque les principales étapes de la genèse du sentiment national algérien, les formations politiques, culturelles ou cultuelles dans lesquelles il s’est incarné passant de la revendication assimilationniste à l’idée et au programme indépendantiste qui finira par éclore menant à la libération du territoire algérien de la colonisation française. Et puis logiquement, l’auteur passe à la présentation de l’itinéraire existentiel et intellectuel de Bennabi dont on comprend mieux l’enracinement concret. Après Jamal El Hamri aborde le cœur de la question, qui est l’ « idée religieuse » qu’il présente comme étant la clef de voûte du système de pensée de Bennabi et par ses implications. Enfin il dresse le bilan de la pensée de Bennabi, de son influence et de son héritage.
Dans ce dernier travail, Jamel El Hamri part d’un constat sur la base duquel il reconsidère la pensée de Bennabi. Ce constat est aussi celui d’une insuffisance : l’idée religieuse qui, lui semble-t-il, a joué un rôle fondamental comme matrice originaire de la pensée de Bennabi n’a pas bénéficié de toute l’attention requise par tous ceux qui se sont penchés sur l’œuvre et le parcours intellectuel du penseur algérien. Or c’est cette idée dynamique qui ordonne tous les aspects de la philosophie de Bennabi et lui donne tout son efficace dans la mesure où elle est productrice d’effets concrets et pratiques dans l’ordre de la civilisation. Cette idée est notamment le moteur de l’histoire pour reprendre une formule empruntée à la phraséologie marxiste, mais en l’inversant. L’idée religieuse joue, dans la pensée de Bennabi, à peu de chose près le même rôle que « la lutte des classes » dans la pensée de Marx. Elle est le moteur de l’histoire. C’est une idée qui, à l’époque où Bennabi a vécu, est presque sacrilège pour la gauche européenne et même pour les communistes algériens, à la remorque des penseurs européens. « L’idée religieuse, écrit Jamel El Hamri, est à la base de tout décollage des civilisations » (p. 141). Dans la jeunesse de Bennabi, on avait tendance à considérer, dans le sillage des idées popularisées par E. Renan, que l’islam était le facteur de stagnation et de sous-développement majeur du monde arabo-musulman. « Ce qui distingue essentiellement le musulman, c’est la haine de la science, c’est la persuasion que la recherche est inutile, frivole, presque impie » écrit Renan dans une envolée dont on ne saurait contester le ressentiment. Et Renan d’enfoncer le clou : « Toute personne un peu instruite des choses de notre temps voit clairement, ajoute-t-il, l’infériorité actuelle des pays musulmans, la décadence des Etats gouvernés par l’Islam, la nullité intellectuelle des races qui tiennent uniquement de cette religion leur culture et leur éducation. Tous ceux qui ont été en Orient ou en Afrique sont frappés de ce qu’a fatalement borné l’esprit d’un vrai croyant, de cette espèce de cercle de fer qui entoure sa tête, la rend absolument fermée à la science » [3]. Tout cela s’expliquerait, selon Renan, par le fait que l’islam en son essence est « à mille lieues de tout ce qui peut s’appeler rationalisme ou science ». En un mot, pour nombre de rationalistes européens et d’orientalistes occidentaux, l’islam est intellectuellement stérile et engendre naturellement la sclérose de l’intelligence au nom d’une foi imperméable à la rationalité. Si certains penseurs européens, comme Jean-Paul Charnay [4] par exemple, ne partagent pas cette opinion, elle reste très répandue, même si elle n’est pas toujours avouée, en Europe et en Occident [5] .
Or Jamel El Hamri note, dès le début de sa thèse, que Bennabi a réagi vigoureusement contre une pareille dénaturation de la conception de l’islam. Dans les années 1920, pendant les années de formation de Bennabi, L’islam étant « désigné comme le principal facteur de la stagnation de la civilisation musulmane, Bennabi va se servir de l’islam comme d’un levier pour offrir une voie nouvelle pour l’édification d’une société musulmane civilisée » à la condition expresse qu’elle aille « dans le sens de l’histoire d’une civilisation humaine ». Ce projet, précise El Hamri, n’a eu que peu d’échos.
Malek Bennabi n’a pas en Occident la réputation que ses travaux lui eussent permis d’espérer. Bennabi ne tient pas le discours attendu de la part d’un intellectuel musulman. Il ne s’inscrit pas dans le sillage des préjugés sur l’islam qu’on entreprend élégamment d’habiller et de parer des couleurs de la tolérance ou du compromis. Bennabi a soutenu des thèses qui ne pouvaient que lui attirer l’ire des orientalistes et même de certains de ses contribules musulmans. Il s’est insurgé contre cette mode qui voulait que les lettrés musulmans reçoivent leurs leçons de religion et de culture de la part d’érudits européens. Aux yeux de Bennabi, ce mimétisme revêt une gravité exceptionnelle, il est redoutablement pernicieux dans la mesure où il compromet la perspective d’une véritable renaissance qui ne serait pas polluée par l’orientalisme, viscéralement attaché à une certaine notion du monde musulman qui lui est propre. L’orientalisme n’est pas séparable du phénomène colonial, il en est l’un des aspects qui se présentant sous un jour scientifique est de nature à désarmer les oppositions et les résistances. Cette élite musulmane ne serait, à l’en croire, que « la poubelle dans laquelle le colonialisme dépose ses ordures ». C’est assez dire que l’œuvre de Bennabi a un aspect polémique qui n’est en rien accidentel, qui fait corps avec le reste, car Bennabi est un penseur engagé dans son siècle et son œuvre s’est faite dans une histoire mouvementée, convulsée même et ne saurait s’expliquer en dehors des circonstances sociales et historiques qui en expliquent la genèse même si, en préparant la renaissance, il tend à les dépasser. Dès ses premiers écrits, et notamment « Le Phénomène coranique », Malek Bennabi formule sa thèse à ce propos. Il s’agissait pour le penseur algérien de proposer une méthode visant un double objectif : « procurer aux jeunes Musulmans une occasion de méditer la religion et suggérer d’autre part « une réforme opportune dans l’esprit de l’exégèse classique ». Dans ce premier travail, Bennabi se livre à une critique de l’entreprise orientaliste et de ses effets pernicieux sur les lettrés arabes : « Beaucoup de jeunes Musulmans lettrés puisent aujourd’hui leur édification religieuse été parfois leur impulsion spirituelle même,à travers les écrits des spécialistes européens ». Ce fait paraît à Bennabi d’une portée gravissime : « Imagine-t-on, demande-t-il, la place que ce fait occupe dans le mouvement des idées modernes des pays musulmans ? L’œuvre de ces orientalistes a atteint en effet un rayonnement plus considérable qu’on ne pense et, nous n’en voudrions pour preuve que le fait pour l’Académie Royale [6] d’Egypte de compter parmi ses membres un savant français [7] » et c’est ainsi que « l’orientalisme pénètre profondément toute la vie intellectuelle des pays musulmans en déterminant à un degré important leur orientation historique »
Dès 1946, dans Le Phénomène coranique, Bennabi donne à la religion une place importante. Elle est, dit El Hamri, « un phénomène cosmique qui régit la pensée et la civilisation de l’homme ». Redonnant à la religion ce statut et en la propulsant à ce rang, Bennabi devait nécessairement se heurter à des idéologies et des philosophies rationnelles pour qui, d’une part, la religion n’était que « l’opium des peuples » et, de l’autre, un phénomène que les progrès de la science devaient sans faute accentuer son déclin jusqu’à sa disparition finale, accomplissant ainsi le programme cartésien et celui des penseurs des Diderot, des Voltaire, d’Holbach etc. d’une humanité enfin parvenue à une maitrise totale de la nature et de son destin.
L’idée religieuse selon Bennabi est à la source de l’essor des civilisations puisque de toute façon pour lui, et là on voit l’influence du sociologue Durkheim, il n’est pas possible qu’une société ne soit pas une société religieuse au sens où il est nécessaire de croire à des valeurs communes, d’avoir un socle de doctrine commun pour qu’une société puisse fonctionner. Pour Bennabi, l’être humaine est un homo religiosus, un homme religieux et contrairement à Marx, qui a fait de la lutte des classes le moteur de l’histoire, pour Bennabi, c’est l’idée religieuse qui est à l’origine de la dynamique historique. La religion, la foi ne sont pas des « superstructures », à quoi tend à les réduire Karl Marx et ses sectateurs, car si tel était le cas, elles auraient disparu depuis longtemps. Or la fin du XXe siècle a vu le naufrage de presque tous les dogmes marxistes, notamment cette idée que la religion étant une « survivance super-structurale » est vouée à disparaître. Or tout le monde peut constater le regain (الصحوة) vigoureux du religieux et notamment de la foi musulmane, qui n’est jamais si bien portée.
De ce point de vue, bien qu’isolée en son temps au sein de l’intelligentsia éclairée, la position de Bennabi manifeste son actualité et son efficace même si on peut diversement l’interpréter. La critique du progressisme marxiste, les réserves faites au sociologisme durkheimien incitent à voir dans la conception de Bennabi la première pierre des fondements d’une pensée qui réconcilie l’idée religieuse avec les données du siècle et se propose ouvertement de réconcilier la religion et la modernité à rebours du mouvement intellectuel européen qui tendait à ancrer solidement la sécularisation et n’accordait à la religion qu’un intérêt tout à fait mineur, en aucun cas un rôle prépondérant dans la construction du fait civilisationnel. Il faudra attendre en Occident les travaux de René Girard [8] (1923-2015) pour que la religion serve de matrice explicative à un certain nombre de phénomènes tenus auparavant pour des légendes et des mythes.
La religion ou plus exactement la croyance religieuse et la conception du monde qu’elle promouvait subissait depuis l’époque du siècle dit des Lumières une offensive convergente d’une rare pugnacité. Les penseurs français du XVIIIe siècle, ceux qu’on a nommé les Encyclopédistes ont estimé que leur siècle parvenait enfin à l’âge du rationalisme répudiant toute révélation divine et exigeant que la raison ait son mot à dire sur toute chose. Au siècle suivant, le scientisme rationaliste, la philosophie de Nietzsche, le positivisme de Comte, la sociologie de Durkheim, la pensée marxiste, tout conspirait à attester que la religion et la foi en un Dieu unique, fondement du monothéisme était en voie d’extinction. L’homme, armé de sa seule raison, allait enfin réaliser son émancipation, sa libération des chaînes de « l’aliénation religieuse ». Ce programme prométhéen, on sait aujourd’hui qu’il a fait faillite. L’homme n’est pas devenu dans la perspective cartésienne « maître et possesseur de la nature » pas plus le socialisme marxiste n’a débouché sur les paradis terrestres promis ou le scientisme n’a résolu les problèmes les plus poignants auxquels est affrontée l’humanité, l’actuelle épidémie montrant bien l’impuissance dans laquelle se débat la médecine la plus développée.
C’est en prenant le contre-pied de ces idéologies qui, à bien des égards, se sont repues de promesses que la réalité n’a pas ratifié, qu’elle a même infirmé, que la pensée Bennabi se présente comme une alternative aux idéologies séculières. L’intellectuel musulman n’a pas à se mettre à la remorque de systèmes de pensée allogènes, étrangères à son humus culturel. Les peuples trouvent des solutions à leurs problèmes à l’intérieur des principes de leur propre culture et non en se soumettant à un mimétisme (taqlîd) mortifère. Il doit se déprendre des idées véhiculées par les orientalistes et leurs émules. Il doit également et avec la même vigueur se défaire de la superstition et du charlatanisme dont l’un des vecteurs ont été les confréries religieuses, dites soufies, et dont pour certains en tout cas la subordination au colonialisme ne fait pas de doute. De ce point de vue, la position de Bennabi est on ne plus conforme à l’islam orthodoxe et à l’idée de l’islah. En ce sens comme le dit l’auteur, il prétend « symboliquement incarner l’être profond de la société musulmane ».
Après avoir consacré deux essais [1] à Malek Bennabi (1905-1973), Jamel El Hamri, docteur en études arabes et titulaire d’un master d’islamologie de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes (Paris), publie cette année, aux éditions du Cerf, « La Vocation civilisationnelle de l’islam dans l’œuvre de Malek Bennabi » dans laquelle il approfondit son enquête et nous livre les fruits d’une recherche consistante.
Né avec le siècle, en 1905, Malek Bennabi n’a pas connu la gloire et la consécration espérées. Ce n’est pas la qualité de son œuvre qui est en cause. Elle est certes comme toutes les œuvres discutable et critiquable, mais plutôt la conjoncture, les circonstances politiques et sociales, la nature de sa personnalité et de son caractère. On lui a fait notamment grief de « sa plume trop indépendante ». Cependant il semble être davantage lu dans les autres pays musulmans confirmant ainsi le proverbe : « nul n’est prophète en son pays ». « Dans les milieux intellectuels de France et des sphères activistes où sont engagés beaucoup de militants français de confession musulmane, Bennabi est très peu mentionné » et Jamel EL Hamri de citer le récent travail de Tariq Ramadan [2] qui, consacrant tout un chapitre à Sayyid Qûtb, passe sous silence Bennabi ainsi que « Les Indigènes de la Répubique » qui, évoquant volontiers F Fanon et Aimé Césaire, négligent à dessein Bennabi. « Nous pensons, note EL Hamri, que ces oublis et cette ignorance de la vie et de la pensée de Bennabi ont poussé entre autres ses élèves à promouvoir sa pensée et à la transmettre à la postérité » bien que leurs écrits aient été, précise-t-il à visée apologétique. De plus, l’auteur déplore la paucité des travaux universitaires sur Bennabi en France, ce qui n’est pas étonnant, vu l’atmosphère délétère qui y règne touchant l’islam. C’est donc à réparer un certain manque et même une certaine injustice que s’attelle notre jeune chercheur.
Dans cet essai, dont le sérieux le dispute à la rigueur, l’auteur procède avec méthode et discernement. Il pose la grande question à laquelle tout son travail entreprend de répondre : « Comment la pensée de Malek Bennabi dans un contexte de libération nationale des pays du Tiers-monde, après 1945, fait du déploiement de l’idée religieuse au sein de la société musulmane une dynamique civilisationnelle ? ». Pour pouvoir y répondre, Jamel El Hamri procède à un long détour. Il campe le décor historique où se sont déroulées la vie et l’œuvre de Bennabi en marquant bien à chaque fois les jalons et mettant en exergue les enjeux. Bennabi est le témoin de la consolidation du colonialisme qui s’apprête en 1930 à fêter le centenaire de la « conquête » de l’Algérie. Il rappelle les principes politiques qui ont guidé la puissance française dans son entreprise de mainmise coloniale sur l’Algérie et les cadres juridiques qui ont enfermé dans un carcan inhumain la population algérienne d’origine arabe et berbère, notamment par le code de l’indigénat. Il marque les principales étapes de la genèse du sentiment national algérien, les formations politiques, culturelles ou cultuelles dans lesquelles il s’est incarné passant de la revendication assimilationniste à l’idée et au programme indépendantiste qui finira par éclore menant à la libération du territoire algérien de la colonisation française. Et puis logiquement, l’auteur passe à la présentation de l’itinéraire existentiel et intellectuel de Bennabi dont on comprend mieux l’enracinement concret. Après Jamal El Hamri aborde le cœur de la question, qui est l’ « idée religieuse » qu’il présente comme étant la clef de voûte du système de pensée de Bennabi et par ses implications. Enfin il dresse le bilan de la pensée de Bennabi, de son influence et de son héritage.
Dans ce dernier travail, Jamel El Hamri part d’un constat sur la base duquel il reconsidère la pensée de Bennabi. Ce constat est aussi celui d’une insuffisance : l’idée religieuse qui, lui semble-t-il, a joué un rôle fondamental comme matrice originaire de la pensée de Bennabi n’a pas bénéficié de toute l’attention requise par tous ceux qui se sont penchés sur l’œuvre et le parcours intellectuel du penseur algérien. Or c’est cette idée dynamique qui ordonne tous les aspects de la philosophie de Bennabi et lui donne tout son efficace dans la mesure où elle est productrice d’effets concrets et pratiques dans l’ordre de la civilisation. Cette idée est notamment le moteur de l’histoire pour reprendre une formule empruntée à la phraséologie marxiste, mais en l’inversant. L’idée religieuse joue, dans la pensée de Bennabi, à peu de chose près le même rôle que « la lutte des classes » dans la pensée de Marx. Elle est le moteur de l’histoire. C’est une idée qui, à l’époque où Bennabi a vécu, est presque sacrilège pour la gauche européenne et même pour les communistes algériens, à la remorque des penseurs européens. « L’idée religieuse, écrit Jamel El Hamri, est à la base de tout décollage des civilisations » (p. 141). Dans la jeunesse de Bennabi, on avait tendance à considérer, dans le sillage des idées popularisées par E. Renan, que l’islam était le facteur de stagnation et de sous-développement majeur du monde arabo-musulman. « Ce qui distingue essentiellement le musulman, c’est la haine de la science, c’est la persuasion que la recherche est inutile, frivole, presque impie » écrit Renan dans une envolée dont on ne saurait contester le ressentiment. Et Renan d’enfoncer le clou : « Toute personne un peu instruite des choses de notre temps voit clairement, ajoute-t-il, l’infériorité actuelle des pays musulmans, la décadence des Etats gouvernés par l’Islam, la nullité intellectuelle des races qui tiennent uniquement de cette religion leur culture et leur éducation. Tous ceux qui ont été en Orient ou en Afrique sont frappés de ce qu’a fatalement borné l’esprit d’un vrai croyant, de cette espèce de cercle de fer qui entoure sa tête, la rend absolument fermée à la science » [3]. Tout cela s’expliquerait, selon Renan, par le fait que l’islam en son essence est « à mille lieues de tout ce qui peut s’appeler rationalisme ou science ». En un mot, pour nombre de rationalistes européens et d’orientalistes occidentaux, l’islam est intellectuellement stérile et engendre naturellement la sclérose de l’intelligence au nom d’une foi imperméable à la rationalité. Si certains penseurs européens, comme Jean-Paul Charnay [4] par exemple, ne partagent pas cette opinion, elle reste très répandue, même si elle n’est pas toujours avouée, en Europe et en Occident [5] .
Or Jamel El Hamri note, dès le début de sa thèse, que Bennabi a réagi vigoureusement contre une pareille dénaturation de la conception de l’islam. Dans les années 1920, pendant les années de formation de Bennabi, L’islam étant « désigné comme le principal facteur de la stagnation de la civilisation musulmane, Bennabi va se servir de l’islam comme d’un levier pour offrir une voie nouvelle pour l’édification d’une société musulmane civilisée » à la condition expresse qu’elle aille « dans le sens de l’histoire d’une civilisation humaine ». Ce projet, précise El Hamri, n’a eu que peu d’échos.
Malek Bennabi n’a pas en Occident la réputation que ses travaux lui eussent permis d’espérer. Bennabi ne tient pas le discours attendu de la part d’un intellectuel musulman. Il ne s’inscrit pas dans le sillage des préjugés sur l’islam qu’on entreprend élégamment d’habiller et de parer des couleurs de la tolérance ou du compromis. Bennabi a soutenu des thèses qui ne pouvaient que lui attirer l’ire des orientalistes et même de certains de ses contribules musulmans. Il s’est insurgé contre cette mode qui voulait que les lettrés musulmans reçoivent leurs leçons de religion et de culture de la part d’érudits européens. Aux yeux de Bennabi, ce mimétisme revêt une gravité exceptionnelle, il est redoutablement pernicieux dans la mesure où il compromet la perspective d’une véritable renaissance qui ne serait pas polluée par l’orientalisme, viscéralement attaché à une certaine notion du monde musulman qui lui est propre. L’orientalisme n’est pas séparable du phénomène colonial, il en est l’un des aspects qui se présentant sous un jour scientifique est de nature à désarmer les oppositions et les résistances. Cette élite musulmane ne serait, à l’en croire, que « la poubelle dans laquelle le colonialisme dépose ses ordures ». C’est assez dire que l’œuvre de Bennabi a un aspect polémique qui n’est en rien accidentel, qui fait corps avec le reste, car Bennabi est un penseur engagé dans son siècle et son œuvre s’est faite dans une histoire mouvementée, convulsée même et ne saurait s’expliquer en dehors des circonstances sociales et historiques qui en expliquent la genèse même si, en préparant la renaissance, il tend à les dépasser. Dès ses premiers écrits, et notamment « Le Phénomène coranique », Malek Bennabi formule sa thèse à ce propos. Il s’agissait pour le penseur algérien de proposer une méthode visant un double objectif : « procurer aux jeunes Musulmans une occasion de méditer la religion et suggérer d’autre part « une réforme opportune dans l’esprit de l’exégèse classique ». Dans ce premier travail, Bennabi se livre à une critique de l’entreprise orientaliste et de ses effets pernicieux sur les lettrés arabes : « Beaucoup de jeunes Musulmans lettrés puisent aujourd’hui leur édification religieuse été parfois leur impulsion spirituelle même,à travers les écrits des spécialistes européens ». Ce fait paraît à Bennabi d’une portée gravissime : « Imagine-t-on, demande-t-il, la place que ce fait occupe dans le mouvement des idées modernes des pays musulmans ? L’œuvre de ces orientalistes a atteint en effet un rayonnement plus considérable qu’on ne pense et, nous n’en voudrions pour preuve que le fait pour l’Académie Royale [6] d’Egypte de compter parmi ses membres un savant français [7] » et c’est ainsi que « l’orientalisme pénètre profondément toute la vie intellectuelle des pays musulmans en déterminant à un degré important leur orientation historique »
Dès 1946, dans Le Phénomène coranique, Bennabi donne à la religion une place importante. Elle est, dit El Hamri, « un phénomène cosmique qui régit la pensée et la civilisation de l’homme ». Redonnant à la religion ce statut et en la propulsant à ce rang, Bennabi devait nécessairement se heurter à des idéologies et des philosophies rationnelles pour qui, d’une part, la religion n’était que « l’opium des peuples » et, de l’autre, un phénomène que les progrès de la science devaient sans faute accentuer son déclin jusqu’à sa disparition finale, accomplissant ainsi le programme cartésien et celui des penseurs des Diderot, des Voltaire, d’Holbach etc. d’une humanité enfin parvenue à une maitrise totale de la nature et de son destin.
L’idée religieuse selon Bennabi est à la source de l’essor des civilisations puisque de toute façon pour lui, et là on voit l’influence du sociologue Durkheim, il n’est pas possible qu’une société ne soit pas une société religieuse au sens où il est nécessaire de croire à des valeurs communes, d’avoir un socle de doctrine commun pour qu’une société puisse fonctionner. Pour Bennabi, l’être humaine est un homo religiosus, un homme religieux et contrairement à Marx, qui a fait de la lutte des classes le moteur de l’histoire, pour Bennabi, c’est l’idée religieuse qui est à l’origine de la dynamique historique. La religion, la foi ne sont pas des « superstructures », à quoi tend à les réduire Karl Marx et ses sectateurs, car si tel était le cas, elles auraient disparu depuis longtemps. Or la fin du XXe siècle a vu le naufrage de presque tous les dogmes marxistes, notamment cette idée que la religion étant une « survivance super-structurale » est vouée à disparaître. Or tout le monde peut constater le regain (الصحوة) vigoureux du religieux et notamment de la foi musulmane, qui n’est jamais si bien portée.
De ce point de vue, bien qu’isolée en son temps au sein de l’intelligentsia éclairée, la position de Bennabi manifeste son actualité et son efficace même si on peut diversement l’interpréter. La critique du progressisme marxiste, les réserves faites au sociologisme durkheimien incitent à voir dans la conception de Bennabi la première pierre des fondements d’une pensée qui réconcilie l’idée religieuse avec les données du siècle et se propose ouvertement de réconcilier la religion et la modernité à rebours du mouvement intellectuel européen qui tendait à ancrer solidement la sécularisation et n’accordait à la religion qu’un intérêt tout à fait mineur, en aucun cas un rôle prépondérant dans la construction du fait civilisationnel. Il faudra attendre en Occident les travaux de René Girard [8] (1923-2015) pour que la religion serve de matrice explicative à un certain nombre de phénomènes tenus auparavant pour des légendes et des mythes.
La religion ou plus exactement la croyance religieuse et la conception du monde qu’elle promouvait subissait depuis l’époque du siècle dit des Lumières une offensive convergente d’une rare pugnacité. Les penseurs français du XVIIIe siècle, ceux qu’on a nommé les Encyclopédistes ont estimé que leur siècle parvenait enfin à l’âge du rationalisme répudiant toute révélation divine et exigeant que la raison ait son mot à dire sur toute chose. Au siècle suivant, le scientisme rationaliste, la philosophie de Nietzsche, le positivisme de Comte, la sociologie de Durkheim, la pensée marxiste, tout conspirait à attester que la religion et la foi en un Dieu unique, fondement du monothéisme était en voie d’extinction. L’homme, armé de sa seule raison, allait enfin réaliser son émancipation, sa libération des chaînes de « l’aliénation religieuse ». Ce programme prométhéen, on sait aujourd’hui qu’il a fait faillite. L’homme n’est pas devenu dans la perspective cartésienne « maître et possesseur de la nature » pas plus le socialisme marxiste n’a débouché sur les paradis terrestres promis ou le scientisme n’a résolu les problèmes les plus poignants auxquels est affrontée l’humanité, l’actuelle épidémie montrant bien l’impuissance dans laquelle se débat la médecine la plus développée.
C’est en prenant le contre-pied de ces idéologies qui, à bien des égards, se sont repues de promesses que la réalité n’a pas ratifié, qu’elle a même infirmé, que la pensée Bennabi se présente comme une alternative aux idéologies séculières. L’intellectuel musulman n’a pas à se mettre à la remorque de systèmes de pensée allogènes, étrangères à son humus culturel. Les peuples trouvent des solutions à leurs problèmes à l’intérieur des principes de leur propre culture et non en se soumettant à un mimétisme (taqlîd) mortifère. Il doit se déprendre des idées véhiculées par les orientalistes et leurs émules. Il doit également et avec la même vigueur se défaire de la superstition et du charlatanisme dont l’un des vecteurs ont été les confréries religieuses, dites soufies, et dont pour certains en tout cas la subordination au colonialisme ne fait pas de doute. De ce point de vue, la position de Bennabi est on ne plus conforme à l’islam orthodoxe et à l’idée de l’islah. En ce sens comme le dit l’auteur, il prétend « symboliquement incarner l’être profond de la société musulmane ».
Références
_____________________
[1] « Malek Bennabi, quand l’islam fait l’histoire » (éditions AFPI, 2016) et « Malek Bennabi, une vie au service d’une pensée », éditions al-Bouraq, Paris, 2017.
[2] Aux sources du renouveau musulman-d’Al-Afghânî à Hassan al-Banna, un siècle de réformisme islamique, Tawhid éditions, 2002
[3] L’islam, ajoute Renan, « en réalité a donc toujours persécuté la science et la philosophie. Il a fini par les étouffer » dans une conférence prononcée le 29 mars 1883 à la Sorbonne et publiée depuis aux éditions Calmann-Lévy.
[4] Spécialiste du monde arabe, disparu en 2013, auteur notamment de Les Contre-Orients ou comment penser l’Autre selon soi, Sindbad, 1980.
[5] Cette idée a subi le feu de la critique. Hichem Djaït note, dans son livre « L’Europe et l’Islam » (Seuil, 1979) que Renan confond certains théologiens musulmans avec l’islam et que, en tout état de cause, son « explication reste superficielle ».
[6] A l’époque où Bennabi écrit, l’Egypte était un royaume.
[7] Bennabi fait sans doute référence à Louis Massignon.
[8] Anthropologue et critique littéraire, auteur de « La violence et le sacré » (1961) et « Des choses cachées depuis la fondation du monde » (1978).
[1] « Malek Bennabi, quand l’islam fait l’histoire » (éditions AFPI, 2016) et « Malek Bennabi, une vie au service d’une pensée », éditions al-Bouraq, Paris, 2017.
[2] Aux sources du renouveau musulman-d’Al-Afghânî à Hassan al-Banna, un siècle de réformisme islamique, Tawhid éditions, 2002
[3] L’islam, ajoute Renan, « en réalité a donc toujours persécuté la science et la philosophie. Il a fini par les étouffer » dans une conférence prononcée le 29 mars 1883 à la Sorbonne et publiée depuis aux éditions Calmann-Lévy.
[4] Spécialiste du monde arabe, disparu en 2013, auteur notamment de Les Contre-Orients ou comment penser l’Autre selon soi, Sindbad, 1980.
[5] Cette idée a subi le feu de la critique. Hichem Djaït note, dans son livre « L’Europe et l’Islam » (Seuil, 1979) que Renan confond certains théologiens musulmans avec l’islam et que, en tout état de cause, son « explication reste superficielle ».
[6] A l’époque où Bennabi écrit, l’Egypte était un royaume.
[7] Bennabi fait sans doute référence à Louis Massignon.
[8] Anthropologue et critique littéraire, auteur de « La violence et le sacré » (1961) et « Des choses cachées depuis la fondation du monde » (1978).