Mercredi 1 Avril 2020

Michel Chodkiewicz (1929-2020) - Itinéraires

Par Geneviève Gobillot



Michel Chodkiewicz, spécialiste et fin connaisseur de l’œuvre d’Ibn ‘Arabî, vient de nous quitter ce mardi 31 mars 2020. Grâce à son œuvre immense et novateur, nous sommes plusieurs à avoir découvert les subtilités de la pensée religieuse d’Ibn ‘Arabî. Pour mesurer son apport considérable au renouveau des études akbariennes, nous publions ci-dessous un article de Geneviève Gobillot intitulé Michel Chodkiewicz : itinéraires. Publié dans Horizons Maghrébins - Le droit à la mémoire, en 1996 (p. 18-27), ce texte permet de saisir quelques idées-forces de l’œuvre de Michel Chodkiewicz.

Michel Chodkiewicz en1987/ © Dominique Souse

C'est de la Rahma que naît l'univers, c'est par elle qu'il subsiste et c'est à elle qu'il retourne...

Michel Chodkiewicz a découvert très tôt l'Islam en lisant le Coran pour la première fois, dans une traduction française, alors qu'il était âgé seulement de treize ans. Par la suite, plusieurs voyages effectués au Maghreb et au Proche Orient (Algérie, Egypte, Syrie), alors qu'il avait tout juste une vingtaine d'années, lui ont permis de prendre contact avec des personnes qui l'ont aidé à mieux le comprendre en profondeur.
Il a ensuite pris connaissance, il y a plus de quarante ans, de l'œuvre et de la spiritualité d'Ibn ‘Arabî, grâce à Michel Vâlsan (m. 1974), éminent spécialiste de ce domaine. Ses études et ses recherches ont été alors essentiellement centrées sur la mystique islamique et, en particulier sur la pensée du Shaykh al-Akbar, bien qu'il se soit intéressé aussi à d'autres personnalités.


Après avoir assumé, durant cinq ans, des fonctions de Directeur d’Études à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, Michel Chodkiewicz prend cette année sa retraite. Nous souhaitons tous : collègues, enseignants, étudiants et chercheurs, originaires du monde entier, lui exprimer ici notre amitié, notre respect et notre gratitude et, pour ce faire, parler un peu de lui en même temps que de tout ce qu’il nous a apporté, sa modestie dût-elle en souffrir, sa personne, son enseignement et ses travaux étant indissolublement liés.

C'est en tant que Chargé de Conférences, en particulier sur Ibn ‘Arabî (1982-1983, 1983-1984), que Michel Chodkiewicz a commencé à dispenser son enseignement à l’E.H.E.S.S. et ce durant plusieurs années pendant lesquelles il assumait la fonction de Président Directeur Général de la maison d'édition ‘‘Le Seuil’’ où il était entré en 1955 comme membre du comité de lecture, à la suite d’une rencontre fortuite. Nommé en 1965 Président d’une filiale, il a notamment fondé deux revues devenues prospères : La Recherche et L’Histoire. Devenu en 1977 Directeur général, il fut ensuite sollicité, en 1979, alors que les fondateurs prenaient leur retraite, pour assumer la plus haute responsabilité au sein de l’entreprise. Ayant accepté par reconnaissance envers une maison où il avait trouvé un milieu de travail amical et stimulant, il entreprit de redéfinir la vocation du Seuil dans les domaines intellectuel et éditorial, parvenant à préserver l’indépendance d’une maison plutôt non- conformiste et ne bénéficiant de l’appui d’aucun grand groupe.
En 1989, au bout de l’échéance de dix ans qu’il avait lui-même annoncée en prenant ses fonctions, il laissait un Seuil en bonne santé et pouvait enfin consacrer plus de temps à des recherches qu’'il n’avait jamais perdues de vue, puisqu'il les poursuivait en marge de sa vie d'éditeur dont il avait réduit au maximum les aspects mondains.
C'est à ce moment qu'il lui fut suggéré par Jacques le Goff et François Furet, anciens directeurs de l'École, de proposer sa candidature comme Directeur d'Études. Cette heureuse initiative a permis à un grand nombre d'étudiants et de chercheurs de bénéficier de sa présence, de son enseignement et de ses précieux conseils pendant quelques années.
Le thème général de son séminaire a été, durant cette période : ‘‘L'histoire de la sainteté dans les sociétés musulmanes arabophones’’. Ayant pris conscience que, dans ce domaine, les études n'avaient guère fait de progrès depuis plusieurs décennies, il s'est donné pour premier but de résoudre la plupart des questions relatives à la méthodologie, son principal souci étant de développer chez ses étudiants la mise en pratique d'une discipline scientifique rigoureuse, indispensable, contrairement à ce que certains s'imaginent encore, à l'étude d'un tel sujet. Pour ce faire il a, avec la participation régulière de vingt à vingt-cinq doctorants et collègues, dont la plupart étaient originaires de pays musulmans, entrepris la lecture et l'interrogation de textes à la fois normatifs et descriptifs : sources hagiographiques, historiques, récits de voyages. Il s'est ainsi efforcé d'établir les bases solides d'une réflexion sur la connaissance relative à la transmission de la véritable ‘‘amâna’’, le dépôt spirituel des saints et des mystiques, eux-mêmes habités d'une exigence intérieure qui ne peut laisser place à des interprétations vagues ou à des concepts a priori.

Cette rigueur et cette autorité scientifiques sont accompagnées, chez Michel Chodkiewicz, non seulement d'une extrême affabilité et d'une grande douceur dans les rapports humains, mais aussi d'une admirable disponibilité. Ne mesurant ni son temps ni ses efforts, il ne refuse jamais de répondre aux questions qui lui sont posées et se dépense sans compter pour venir en aide à ceux qui le sollicitent, même si les problèmes qu'ils lui soumettent l'entraînent loin de ses préoccupations du moment. Il n'est pas un étudiant, un collègue, une personne extérieure aux cadres universitaires qui se soit adressée à lui sans recevoir une réponse personnalisée et surtout un encouragement, un réconfort, le sentiment profond d'avoir été écouté et pris en considération par quelqu'un qui ne se contente pas d'exposer des principes et des systèmes de valeurs mais se soucie avant tout de les mettre en pratique.

Michel Chodkiewicz a découvert très tôt l'Islam en lisant le Coran pour la première fois, dans une traduction française, alors qu'il était âgé seulement de treize ans. Par la suite, plusieurs voyages effectués au Maghreb et au Proche Orient (Algérie, Egypte, Syrie), alors qu'il avait tout juste une vingtaine d'années, lui ont permis de prendre contact avec des personnes qui l'ont aidé à mieux le comprendre en profondeur.
Il a ensuite pris connaissance, il y a plus de quarante ans, de l'œuvre et de la spiritualité d'Ibn ‘Arabî, grâce à Michel Vâlsan (m. 1974), éminent spécialiste de ce domaine. Ses études et ses recherches ont été alors essentiellement centrées sur la mystique islamique et, en particulier sur la pensée du Shaykh al-Akbar, bien qu'il se soit intéressé aussi à d'autres personnalités.
 

En sus de la publication de nombreux articles, il a participé à plusieurs colloques internationaux dont : ‘‘Mystique, culture et société’’ (Groupe d'histoire comparée des religions, Paris-Sorbonne, 1983), ‘‘Modes de transmission de la culture religieuse en Islam’’ (Department of Near Eastern Studies, Princeton, 1989) ; ‘‘The Legacy of Persian Mediaeval Sufism’’ (School of Oriental and African Studies, Londres, 1990) ; ‘‘L'héritage mystique d'Ibn ‘Arabî’’ (Université d'Oran, 1990); ‘‘Congrès international pour le 750ème anniversaire de la mort d'Ibn 'Arabî’’ (Murcie, 1990) et ‘‘The Concept of Man in the Traditional Cultures of the Orient’’ (Institut de philosophie de l'Académie des sciences, Moscou, 1990). Mais il a surtout publié à ce jour cinq ouvrages essentiels à la découverte et à l'approfondissement de la pensée du grand mystique andalou, soit directement, par des analyses, des commentaires ou la présentation de textes traduits, soit à travers l'étude d'autres œuvres, comme celle d’‘Abd el- Kader el-Djeza'iri.
 

Michel Chodkiewicz s'est efforcé d'apporter une lumière nouvelle, d'une part en écartant un certain nombre de préjugés ou même d'erreurs tenaces parce que transmises depuis des générations et quelquefois même des siècles, d'autre part, en faisant profiter le lecteur de ses découvertes personnelles qui résultent d'une fréquentation intime et que l'on pourrait qualifier d’ ‘‘expérimentale’’ des textes.

Dégageant la pensée d'Ibn ‘Arabî de toutes les hypothèses relatives à son crypto-chiisme, voire à sa dépendance directe à la théologie chiite, il montre que le Shaykh al-Akbar n'a jamais été autre que ce qu'il prétendait lui-même être, sans détour ni ambiguïté. 

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Enfin, il s'attache à démontrer à quel point certains interprètes ont fait fausse route en considérant ce grand mystique comme un pur gnostique et philosophe, indifférent, sinon hostile au domaine de la ‘‘Loi’’ alors qu'il considérait en vérité le respect de la shari'a comme la seule vraie voie de la sainteté


Sans avoir la prétention de résumer en quelques pages les fruits d'un travail très vaste et très dense, il est possible, néanmoins, de signaler quelques points essentiels sur lesquels Michel Chodkiewicz s'est efforcé d'apporter une lumière nouvelle, d'une part en écartant un certain nombre de préjugés ou même d'erreurs tenaces parce que transmises depuis des générations et quelquefois même des siècles, d'autre part, en faisant profiter le lecteur de ses découvertes personnelles qui résultent d'une fréquentation intime et que l'on pourrait qualifier d’ ‘‘expérimentale’’ des textes.
Dégageant la pensée d'Ibn ‘Arabî de toutes les hypothèses relatives à son crypto-chiisme, voire à sa dépendance directe à la théologie chiite, il montre que le Shaykh al-Akbar n'a jamais été autre que ce qu'il prétendait lui-même être, sans détour ni ambiguïté. Il éclaircit par ailleurs le concept d’‘‘Unicité de l'être’’ (wahdat al-wujûd), formulation qui, non seulement lui a été indûment attribuée, mais encore interprétée à tort comme un panthéisme absolu qui est loin de rendre compte des nuances véritables de ses conceptions à ce sujet. Il se penche aussi sur la question, très subtile et tout à fait essentielle chez Ibn ‘Arabî, de la définition de la sainteté (walâya) et de son rapport à la prophétie pour réussir à exposer ensuite avec beaucoup de netteté, l'ensemble des points relatifs à l'identité du ‘‘Sceau des saints’’ (Khâtm al-awliyâ’). Enfin, il s'attache à démontrer à quel point certains interprètes ont fait fausse route en considérant ce grand mystique comme un pur gnostique et philosophe, indifférent, sinon hostile au domaine de la ‘‘Loi’’ alors qu'il considérait en vérité le respect de la shari'a comme la seule vraie voie de la sainteté. De plus, loin de se contenter d'une pure présentation théorique des idées, Michel Chodkiewicz s'attache à montrer à quel point Ibn ‘Arabî est ‘‘présent’’, non seulement au sein des voies mystiques (turuq), directement ou indirectement inspirées par sa doctrine, mais encore dans les esprits et les cœurs de tous ceux qui se sont trouvés et se trouvent encore de nos jours, en contact avec lui. Cet aspect ‘‘transhistorique’’ de la pensée et de l'expérience spirituelle du grand maître trouve une illustration remarquable dans la vie et l'œuvre d'Abd el-Kader, auquel il a consacré l'un de ses ouvrages.
 

Paru en 1982 aux éditions du Seuil, Paris, Emir Abd el-Kader Ecrits spirituels vient d'être réédité dans la collection Point-Sagesse. Il a été traduit en italien et publié en 1984 sous le titre : II libro delle soste, aux éditions Rusconi à Milan et une traduction américaine doit paraître aux Etats-Unis en 1995 par les soins de la State University of New-York Press. Il s'agit de la traduction d'un nombre important d'extraits du Kitâb al-Mawâqif (Le Livre des haltes) de l'Emir.
Une introduction très vivante et remarquablement documentée présente le personnage d'Abd el-Kader dans ses dimensions à la fois militaire et historique mais aussi humaine et mystique, en particulier à travers une réflexion sur son commentaire inspiré des Futûhât al- Makkiyya.
Ce n'est nullement un hasard si, en 1855 ou 1272 H, à son arrivée en exil à Damas, le gouverneur 'Izzet Pasha met à sa disposition la maison même où Ibn 'Arabî est mort en 1240/638 H. Il y mourra lui aussi dans la nuit du 25-26 mai 1883 (18 au 19 rajab 1300) et sera enterré auprès de la tombe du Shaykh al-Akbar, premier lieu de la ville auquel il avait tenu à se rendre vingt-sept ans plus tôt.
En effet, des documents inédits ont permis à Michel Chodkiewicz d'établir qu'Abd el-Kader avait reçu dans sa jeunesse, par son propre père, Muhyi l-din, l'investiture de la Khirqa akbariyya, le manteau, modalité de transmission de la Baraka, l'influence spirituelle du maître. Muhyi l-din lui- même avait été initié par le grand-père de l'émir, Sidi Mustafa, lequel avait été investi de la khirqa en Egypte par le sayyid Murtada al-Zabîdî (m. 1791/ 1205 h). Cet héritage familial seul ne suffit pas à rendre compte du parcours spirituel d'Abd el-Kader ni de sa ‘‘proximité’’ de la pensée et de la personne d'Ibn ‘Arabî. En vérité, il était lui-même, selon une classification spirituelle des ‘‘élus’’ établie depuis Hakim Tirmidhi (m. 930/318 H), un ‘‘ravi’’ (majdhûb), c'est- à- dire de ceux qui survolent d'un bond les étapes de la progression vers Dieu, que les autres saints franchissent une à une. C'est d'ailleurs grâce à cette disposition particulière dans la voie de la sainteté que l'émir a pu si bien concilier sa vie publique et sa vie intérieure. En effet, les saints ‘‘ravis’’ ne sont nullement gênés par une vie mondaine du fait que leur âme est totalement ‘‘saisie’’ par Dieu et que rien ne peut réussir à les détourner de leur réalisation spirituelle. Néanmoins, tenant compte des remarques d'Ibn ‘Arabî à ce sujet, il considéra que, pour être vraiment apte à guider les autres il lui fallait, à son tour, se faire apprenti et parcourir le chemin dont il connaissait déjà l'aboutissement. Il gravira donc les différentes étapes de la Voie sous la direction et l'assistance invisibles du Shaykh al-Akbar et parviendra au sommet de son ascension en 1863, dans la caverne Hira', celle où le Prophète reçut la première révélation.
Le Kitâb al-Mawâqif témoigne que non seulement il a expérimenté ces étapes mais encore qu'il a connu les ‘‘haltes’’, c'est-à-dire les arrêts entre deux stations spirituelles au cours desquels Dieu prépare son serviteur à l'accès à la station suivante. Or, Ibn ‘Arabî a précisé que celui qui expérimente les haltes emprunte la voie la plus pénible et la plus éprouvante mais aussi la plus fructueuse. En effet, selon lui, l'être qui passe directement d'une station à une autre, sans faire cette halte intermédiaire n'obtiendra, dans le maqâm auquel il accède qu'une connaissance globale, mais non une connaissance distinctive des sciences propres à cette nouvelle station. Cependant, chaque individu expérimente les stations de manière personnelle, ce qui explique que l'œuvre d’‘Abd el-Kader, à l'image de nombreux autres commentaires inspirés des Futûhât n'a rien d'une copie servile mais fait montre d'une réflexion et d'initiatives personnelles et originales. Ainsi, l'émir algérien s'inscrit-il dans la longue lignée de ceux qui, ayant bénéficié de l'enseignement et de l'aide spirituelle du Shaykh al-Akbar ont contribué à leur tour à les ‘‘actualiser’’ et à les transmettre. Michel Chodkiewicz conclut que son rôle a été particulièrement important dans le renouveau du mouvement akbarien à travers certaines branches de la Shâdhiliyya et de la Naqshbandiyya, qui elles-mêmes contribuent à la renaissance d'un Islam du silence et de l'indicible pouvant transcender les vicissitudes de l'histoire.

...le modèle par excellence du saint le plus parfait n'est autre pour lui que le malâmi, celui à qui s'attache le ‘‘blâme’’ car il refuse de s'affranchir des causes secondes, un homme si ‘‘ordinaire’’ par sa conformité consciente et volontaire à l'ordre divin des choses que nul, jamais ne le remarque. Quand il est présent, nul ne fait attention à lui, quand il se retire, nul ne prend garde à son absence, ‘‘il accomplit les cinq prières et attend la mort’’.


En 1982 est également paru aux éditions Sindbad L'Épître sur l'Unicité absolue d'Awhad al-din Balyani. Ce texte, par la fréquence de ses attributions erronées à Ibn ‘Arabî posait un double problème aux spécialistes de la mystique musulmane et aux historiens de la pensée. D'une part, il causait beaucoup de difficultés à ceux qui tentaient, tant bien que mal, de l'intégrer à des synthèses sur l'Unicité de l'être chez le Shaykh al-Akbar puisqu'il contient des éléments qui n'appartiennent pas à sa pensée ; d'autre part, chaque répétition de cette erreur contribuait à renforcer l'oubli et la méconnaissance entourant depuis des siècles son auteur véritable.
Celui-ci, Awhad al-din Balyani, est identifié, au terme d'une enquête précise et minutieuse, comme ‘‘un Shaykh de Shiraz’’, mort en 686/1288 et disciple d'Ibn Sab'in. Cette découverte permet à son auteur d'exposer avec clarté le concept d'Unicité de l'être chez le Shaykh al-Akbar en le différenciant des interprétations qui en ont été données par quelques-uns de ses disciples. En effet, si pour Ibn Sab'in : ‘‘Dieu est tout ce qui est’’, pour Ibn ‘Arabî : ‘‘Dieu est l'être de tout ce qui est’’, ce qui contient une nuance essentielle relativement à la réalité en tant que théophanie. Michel Chodkiewicz illustre cette opposition par l'image suivante : ‘‘Le Dieu d'Ibn ‘Arabî est la lumière des cieux et de la terre (Cor. 24 ; 35), celui d'Ibn Sab'in un soleil sans rayons, dont l'incandescence est à elle-même sa propre fin’’. La notion d'Unicité absolue, qui correspond assez à l'idée de ‘‘panthéisme’’ est donc bien spécifique d'Ibn Sab'in, de Shushtari et de Balyani, l'auteur de l'épître et ne peut en aucun cas être confondue avec celle d'Unicité de l'être ou ‘‘théophanie’’ (tajallî), propre à Ibn ‘Arabî.
De nombreuses erreurs d'interprétation sont également mises en évidence et rectifiées dans Le sceau des Saints, remarquable ouvrage de synthèse publié au Seuil en 1986 et en traduction anglaise en 1993 : Seal of the Saints, Islamic Texts Society, Cambridge. L'auteur y montre clairement à quel point la doctrine de la walâya est capitale chez Ibn ‘Arabî puisqu'elle constitue la clef de voûte de tout ce qui, chez lui, est d'ordre initiatique. De plus, son ‘‘système de la sainteté’’ se présente comme un événement dans l'histoire du soufisme puisqu'il n'a de précédent que trois siècles plus tôt, dans l'œuvre de Tirmidhi Hakim, l'auteur du célèbre Kitâb Khâtm al-awliyâ' (Le livre du sceau des saints). Entre eux s'étend une longue période, sinon de silence total, du moins de discrétion absolue sur ce sujet, aussi bien chez les théologiens que chez les mystiques. Ibn ‘Arabî a d'ailleurs eu tout à fait conscience de cette situation puisqu'il s'est employé à répondre, entre autres dans le chapitre LXXIII des Futûhât aux cent cinquante sept questions que le ‘‘Sage de Tirmidhi’’ avait proposées en défi à ceux qui ‘‘parlent comme des awliyâ' sans posséder les qualifications nécessaires’’.
En son temps, Tirmidhi s'était attiré la vindicte des docteurs de la Loi en affirmant qu'à la fin du monde les fonctions de prophète (nabi) et d'envoyé (rasûl) n'auront plus de raison d'être alors que la walâya, l'amitié divine ou proximité de Dieu subsistera éternellement. En effet, bien qu'il ait précisé que c'est en la personne même des envoyés et des prophètes que se manifeste cette supériorité de la walâya, il a été suspecté d'innovation d'autant plus qu'il a laissé planer un mystère sur l'identité et la nature exacte du ‘‘sceau de la sainteté’’, celui qui, à la fin des temps ‘‘sera pour les awliyâ' ce que Muhammad sera pour les envoyés’’. Ibn ‘Arabî reprend ces mêmes points en les explicitant et en les développant dans le cadre de sa propre méditation sur le texte révélé et de son itinéraire initiatique personnel.
Dans un premier temps il précise les rapports entre sainteté et prophétie en affirmant qu'il y a contiguïté entre les deux mais non pas confusion puisque les saints ne sont autres que les héritiers des prophètes. En effet, selon lui, chaque saint participerait du charisme d'un ou de plusieurs prophètes. S'appuyant sur cette première constatation, il conclut que Muhammad, totalisant la perfection de toute prophétie, celui qui hérite d'une science de Moïse ou de Jésus ou de tout autre prophète survenu entre eux n'hérite en vérité que d'une science muhammadienne. Par conséquent, le Prophète de l'Islam est à la fois l'origine et l'aboutissement de toute sainteté comme il a été l'origine et l'aboutissement de toute prophétie. Il s'appuie pour expliquer cela sur deux concepts : la réalité muhammadienne (haqîqa muhammadiyya) ou lumière de Muhammad (Nûr Muhammadi) et l'humain parfait (insân kâmil). Selon le premier, qui affirme l'antériorité de Muhammad par rapport à tout être en ce monde, les prophètes ont été ses substituts dans la sphère de la création alors que le Prophète de l'Islam était un pur esprit, conscient de cela, bien avant l'apparition de son corps de chair. Par ailleurs, Muhammad étant lui-même l'être parfait, il est le seul qui réalise totalement en acte ce en vue de quoi il a été créé. Cette perfection étant le but de toute vie spirituelle, la walâya de tout wali ne peut être que participation à la walâya du Prophète.
Cependant il existe des saints qui héritent directement de Muhammad alors que d'autres ne le font qu'indirectement, par l'intermédiaire d'autres prophètes. Ces derniers sont reconnaissables à la visibilité de leurs charismes, c'est à dire en raison de ce qui se manifeste sur leur personne de suspension des lois naturelles. Au contraire, l'héritier de Muhammad est ignoré du commun des mortels et n'est connu que de l'élite car chez lui la suspension des lois naturelles ne se manifeste que dans son cœur sous forme de sciences et d'états spirituels.
En ce qui concerne le sceau des saints, Ibn 'Arabî affirme qu'il ne s'agit pas du Mahdi et précise qu'il existe en fait deux sceaux : Jésus, qui sera le sceau de la sainteté universelle et dont la venue marquera l'approche de la fin des temps et le sceau de la sainteté muhammadienne. Celui-ci est le sceau spécial de la sainteté propre à la communauté qui est celle de Muhammad en mode apparent, puisqu'au fond, toutes les communautés se réclamant des révélations successives sont muhammadiennes, conformément à la haqîqa muhammadiyya. Jésus sera placé sous l'autorité de la fonction de ce sceau, étant scellé lui-même par ce sceau muhammadien. Ibn ‘Arabî précise qu'il ne faut pas interpréter ce sceau en un sens chronologique mais qu'il sera désigné par le fait qu'il réalise exhaustivement la station de la vision directe (maqâm al-iyân). Son identité est connue, puisqu'il s'agit du Shaykh al-Akbar lui-même. Michel Chodkiewicz cite à l'appui de cette affirmation plusieurs textes des Futûhât et des Fusûs al-hikam en précisant qu'en réalité, ce sceau de la sainteté muhammadienne est défini comme ‘‘l'une des perfections du sceau des envoyés, Muhammad’’. Il n'est donc lui-même qu'un substitut, support de la manifestation en mode sensible de la khatmiyya qui n'appartient, depuis toujours et à jamais, qu'à la seule réalité muhammadienne.
Ainsi, c'est Muhammad extérieurement sceau des prophètes, qui est intérieurement le sceau de la sainteté, universelle et muhammadienne. Ibn ‘Arabî résout par là le problème de la supériorité de la walâya sur la nubuwwa soulevé par Tirmidhi qui avait lui aussi remarqué que, si d'un certain point de vue, le sceau des saints est inférieur au sceau des envoyés, d'un autre point de vue il lui est supérieur. En effet, c'est à l'intérieur de la réalité muhammadienne qu'il y a subordination de la face visible à la face cachée de la prophétie qui est un attribut de la créature et qui a un terme, à la sainteté qui est un attribut divin et qui subsistera éternellement.
Si l'on examine cette situation d'un point de vue chronologique, il en résulte qu'Ibn ‘Arabî a scellé la sainteté muhammadienne et donc qu'après lui, il n'y aura plus de saint qui soit sur le cœur de Muhammad mais seulement des héritiers d'Abraham, de Moïse, de Jésus ou des autres prophètes et ce, jusqu'au retour de Jésus sur la terre. A ce moment-là, plus personne n'accédera au degré des afrâd, c'est à dire les solitaires, ceux qui reconnaissent Dieu en toute forme en laquelle II s'épiphanise, même s'il ne s'agit pas de la forme de sa croyance personnelle. Les autres degrés de la sainteté resteront ouverts jusqu'à l'avènement du sceau des enfants, qui est à la fois le dernier-né de l'espèce humaine et le dernier des saints, et qui sera le dépositaire ultime de l'héritage de Seth.
De plus, Ibn ‘Arabî, en tant que sceau de la sainteté muhammadienne se déclare investi d'une mission : ‘‘j'ai été suscité pour aider la religion d'Allah’’. Il s'agit à la fois de garder le dépôt spirituel, mis en péril par les fractures internes du monde musulman comme par les dangers venus du dehors, et de transmettre la baraka, l'influx spirituel qui, à toutes les époques, lorsque les circonstances le requièrent, vient vivifier les individus et les groupes, rétablir les voies de la sainteté et restaurer ce qui peut l'être de l'ordre traditionnel islamique. En effet, le modèle par excellence du saint le plus parfait n'est autre pour lui que le malâmi, celui à qui s'attache le ‘‘blâme’’ car il refuse de s'affranchir des causes secondes, un homme si ‘‘ordinaire’’ par sa conformité consciente et volontaire à l'ordre divin des choses que nul, jamais ne le remarque. Quand il est présent, nul ne fait attention à lui, quand il se retire, nul ne prend garde à son absence, ‘‘il accomplit les cinq prières et attend la mort’’.

Ainsi, paradoxalement, le chemin de la perfection aboutit à la pure et simple conformité à la Loi. Cette catégorie de saints dont le chef suprême est Muhammad, l'Envoyé de Dieu est celle des ‘‘serviteurs purs’’, totalement dépourvus de libre arbitre, qui accomplissent leur destinée spirituelle par la seule pratique des farâ'id, les obligations légales. Connus de Dieu seul, ils accèdent à la qualité ‘‘minérale’’ qui, selon Ibn ‘Arabî, est la plus élevée en l'homme, celle qui lui permet d'accéder au véritable état de ‘‘servitude’’ (‘ubudiyya) qui est aussi la réalisation la plus parfaite de la sainteté. Le malâmi est un caillou dans la main de Dieu.
Les deux derniers ouvrages publiés par Michel Chodkiewicz mettent tout à fait en évidence cet attachement d'Ibn ‘Arabî à la pratique fidèle et scrupuleuse de la Loi. Le premier, Les illuminations de la Mecque, paru aux éditions Sindbad en 1988 est une anthologie des Futûhât al-Makkiyya publiée sous sa direction avec le concours de William C. Chittick, - l'un de ses fils - Cyrille Chodkiewicz, Denis Gril et James W. Morris.
On trouve dans l'introduction une présentation de la manière dont sont ordonnés et structurés en six sections les cinq cent soixante chapitres des Futûhât, ainsi que l'exposé de quelques points essentiels de la doctrine du Shaykh al-Akbar comme la question de la science des lettres, science christique qui a pour principe que l'univers est un Livre, un grand Coran tout comme le Livre est un univers et que parler de l'un, c'est parler de l'autre. Il y est question également de la notion de thubût, mode de présence des ‘‘possibles’’ dans la science divine. L'existence du monde après son inexistence désigne la conscience que les a'yân thâbita, les haeccéités éternelles, obtiennent d'elles-mêmes et de leurs états et le fait qu'elles deviennent les lieux de manifestation de l'Etre vrai (al-wujûd al- haqq), car elles n'acquièrent pas l'être mais seulement la fonction de lieux théophaniques. Cette précision apporte un complément à la notion d'unicité de l'être évoquée plus haut tout en donnant un fondement métaphysique à la description de l'état idéal du saint qui est de reconnaître qu'il n'y a en lui de véritable ‘‘présence’’ que celle de Dieu. C'est de cette manière que s'accomplit le constat de la nécessité du retour à la Loi et l'affirmation que la Voie commence par la shari'a et finit par elle. Les plus parfaits des saints découvrent que la shari'a n'est autre que la haqîqa, la Réalité suprême. Ils vivent ‘‘enfermés dans la tente des actes ordinaires et des dévotions usuelles’’. Pur serviteur, celui qui ne revendique plus ni savoir ni être, n'accomplit désormais aucun mouvement qui ne lui soit prescrit ; et c'est en cela même que réside sa perfection.

Enfin, Michel Chodkiewicz juge bon de rappeler une affirmation capitale chez Ibn 'Arabî : le triomphe de la Miséricorde (rahma) qu'il préfère traduire par le terme d’‘‘amour’’. Selon le Shaykh al-Akbar, Dieu n'a donné l'existence à l'univers qu'en faisant prévaloir une possibilité sur une autre et c'est la Grâce qui l'emporte sur la Justice et non l'inverse. C'est de la Rahma que naît l'univers, c'est par elle qu'il subsiste et c'est à elle qu'il retourne. Ceci entraîne deux conséquences essentielles, d'une part l'invitation à rechercher en toute idée, en toute croyance, en toute réalité existante sa ‘‘positivité’’, sa raison d'être, son point d'appui in divinis qui ne peut être, en vérité, que perfection et beauté. Ainsi, l'homme de la Voie a pour caractéristique de ne rien rejeter de ce que les autres affirment et de se revêtir de toutes les formes existantes en ce monde, de même que Dieu ne s'épiphanise jamais de la même manière à deux êtres différents. L'une des illustrations les plus remarquables de ce type de pensée se trouve dans sa célèbre interprétation du mot kâfir, compris habituellement comme ‘‘mécréant’’ et dont la racine signifie à la fois cacher et semer : les kâfirûn sont ceux qui, tels les malâmiyya, cachent leur station spirituelle. Ce sont les semeurs qui cachent leur semence dans la terre.
D'autre part, ce triomphe final de la Miséricorde ne peut laisser de place à l'éternité du châtiment. Ainsi, le Jour où seule la Miséricorde aura autorité sur toutes choses et où les Anges du Châtiment eux-mêmes intercéderont, l'état des Gens du Feu sera changé. Ils parviendront eux aussi à la Proximité : l'éloignement (illusoire) cessera et cessera aussi pour eux ce qu'on désigne par géhenne ; ce qui était nommé par ce nom, à savoir un abîme, un lieu d'exil, aura changé de nature.
Tous ces thèmes, ainsi que d'autres, sont explorés et développés dans Un océan sans rivage, publié en 1992 au Seuil et en traduction américaine : an océan without shore, State University of New- York Press, 1993.
Le sous-titre : Ibn 'Arabî, le Livre et la Loi, indique que la pensée du Shaykh al-Akbar est envisagée ici selon la double perspective de son rapport au Coran et à la shari'a. L'auteur montre que loin de se présenter comme un batinite (ésotériste) au plein sens du terme, le grand mystique andalou invite clairement à tenir compte du zahir, de la lettre, l'un de ses principaux soucis étant la fidélité au texte. Dans cette perspective, il porte donc une attention scrupuleuse à la forme de la parole de Dieu, à partir de laquelle la multiplicité des sens jaillit sur celui qui lit le Coran avec son cœur. Ainsi, sa définition du ummî (habituellement saisi dans le sens d'illettré) est l'état d'enfance qui consiste à renoncer à user de la spéculation et du jugement de la raison pour faire sortir les significations et les secrets. Pour lui le vrai sens du Coran n'est pas à choisir à l'issue d'un processus mental, c'est celui qui surgit, dans la nudité de l'esprit, de la lettre même du discours divin. C'est pourquoi, à propos de ses propres réflexions, Ibn 'Arabî ne parle pas de tafsir, commentaire, mais d'allusions (ishârât). Ceci ne l'empêche pas de pratiquer avant tout l’ijtihâd, effort d'interprétation personnelle des textes et, en ce sens, dans le domaine du droit, il est le fondateur d'une école juridique, la plus irénique et la plus conciliatrice de toutes celles que l'Islam a connues. Son attitude consiste, lorsqu'il examine une question légale, à mentionner toutes les réponses rapportées par les différentes écoles et, s'il indique celle qui a sa préférence, il les valide toutes sans exception.
Si pour lui, comme on l'a vu, la Loi est la haqîqa, la vérité même s'impose au gnostique comme au commun des croyants, il insiste toujours sur le fait que le Dieu qui dit la Loi est celui qui a dit : ‘‘Ma Miséricorde embrasse toute chose’’. Ainsi, le fiqh, l'élaboration humaine de la shari'a doit inclure et non exclure, ouvrir et non fermer. Car pour lui la parole de Dieu est à la fois la Voie, la Vérité et la Vie et en elle s'accomplit le parcours qui reconduit l'homme à son statut originel, à sa similitude divine. C'est ainsi qu'il considère l'aboutissement de la Loi comme un retour à la réalité de la condition humaine : la ‘ubuda, statut indélébile de la créature afin que ‘‘disparaisse ce qui n'a jamais été et subsiste ce qui n'a jamais cessé d'être’’. Dans la prière parfaite, Dieu est seul, l'orant s'absente, Lui laissant toute la place.
De ce fait, charismes, sciences et épiphanies, tous les signes et tous les accomplissements sont rattachés aux farâ'id (obligations légales) et donc à la Loi. En ce sens, la doctrine akbarienne n'est pas simplement une méditation sur le Coran, elle lui est si organiquement liée qu'elle en est véritablement inséparable.
S'appuyant sur ce constat, Michel Chodkiewicz nous fait découvrir que la structure des textes d'Ibn ‘Arabî est déterminée par celle du Coran lui-même. Pour ce faire il montre, entre autres, comment les cent quatorze chapitres du fasl al- manâzil des Futûhât sont organisés de manière à ce que le premier d'entre eux corresponde à la dernière sourate du Coran et le dernier à la première (fâtiha)., en vertu du principe selon lequel le parcours de l'homme est ascendant et va en sens inverse de la Révélation. Donnant à l'aide de cette méthode, un certain nombre de ‘‘clefs’’ indispensables à la lecture des œuvres du Shaykh al-Akbar, il précise que ces détails, qui n'ont jamais été donnés par ses commentateurs ne pouvaient cependant pas leur être étrangers et en conclut qu'une certaine discrétion a été conservée volontairement dans le but que seuls comprennent vraiment ceux qui ont avec lui une certaine ‘‘convenance spirituelle’’.
Pourtant, en dépit de la difficulté de cette œuvre et de toutes les oppositions qu'elle a pu rencontrer, en particulier de la part des docteurs de la loi, son rayonnement a été et reste immense. C'est surtout au sein des confréries initiatiques que l'on peut reconnaître son influence, qu'elle se manifeste de manière officielle ou reste voilée pour diverses raisons relatives aux circonstances du moment. Cependant, ces confréries ne sont que l'une des formes historiques du soufisme qui a existé avant elles et continuera à vivre après elles. Pour cette raison, même si la plupart des turuq, qui ont résisté victorieusement au régime communiste et à d'autres types de répression dans le monde, semblent à présent menacées de tomber dans un rigorisme légaliste pour se maintenir devant la concurrence de groupes islamistes, la mystique pourra toujours vivre et renaître au sein de petits cercles anonymes qui sauront réinventer le modèle originel de la ‘‘famille spirituelle’’. C'est ce que constate Michel Chodkiewicz dans son article intitulé ‘‘Le soufisme au XXIème siècle’’, chapitre d'un ouvrage collectif à paraître chez Fayard.
Il remarque, en effet, qu'Ibn ‘Arabî ne s'est pas adressé seulement aux hommes de son époque, ni à ses successeurs immédiats, ni même aux habitants du Dâr al-islâm selon ses frontières traditionnelles, mais a lancé un message destiné à traverser à la fois le temps et l'espace.
C'est pourquoi il déplore que ‘‘l'histoire de la réception du soufisme par l'Occident soit l'histoire d'une occasion manquée’’ (‘‘La réception du soufisme par l'Occident : conjectures et certitudes’’ in : The introduction of arable phibsophy into Europe ; E.J Brill, 1994, pp. 136-149). Cependant, il tient à souligner dans le même article qu'en ce qui concerne le Moyen Age, même s'il n'y a pas eu transmission repérable de textes, les contacts directs entre Musulmans et Chrétiens, ne serait-ce que sur les champs de bataille, n'ont pu manquer d'engendrer des contacts spirituels, les divisions communautaires étant impuissantes à empêcher le commerce des esprits, le partage des sagesses et la reconnaissance mutuelle des âmes saintes. C'est d'ailleurs dans une semblable perspective, par l'intermédiaire de rencontres d'hommes de prière et loin des débats théologiques, qu'il nous a dit concevoir aussi bien le dialogue islamo-chrétien que tout dialogue inter-religieux, par l'échange et la transmission, dans l'amour, de ce qui, au cœur des religions, transcende toutes les différences.
C'est dans cette perspective d'une universalité englobant la pluralité qu'il convient de comprendre le titre choisi pour cette courte présentation : itinéraires. Michel Chodkiewicz, en aidant à mieux connaître la spiritualité des soufis et, en particulier celle du grand maître andalou, présente effectivement plusieurs ‘‘itinéraires’’ à ses lecteurs et à ses auditeurs et leur transmet en même temps le message du Shaykh al-Akbar selon lequel, en dépit de la diversité et des réelles différences qui caractérisent les chemins de ce monde, le but est unique pour ceux qui les empruntent, chacun ayant à suivre, précisément, un itinéraire qui lui est personnel. Nous lui exprimons pour cela une fois encore notre gratitude, en l'accompagnant de tous nos vœux et de nos meilleures pensées dans cette retraite qui, loin d'occasionner une coupure, lui laissera plus de temps, ainsi qu'il nous l'a confié, pour la composition de nouveaux ouvrages qui seront toujours accueillis avec bonheur.



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