Vendredi 18 Septembre 2020

Najia Doutabaa-Charif, L’altérité comme pratique culturelle. Le cas des visiteurs de l’Institut du Monde Arabe



[...] l’IMA joue un rôle bien plus vaste qu’un centre artistique : « L’Institut du Monde Arabe est donc le médiateur, le transmetteur, jouant le rôle de relais, c’est-à-dire de mise en rapport entre une culture inconnue ou peu connue et un public, tout en répondant à des besoins tendant vers la création et la consolidation d’un lien social. »

Nuné Nikoghosyan
 
Publiée en partenariat avec " Liens socio ", Le portail francophone des sciences sociales.
 

 
Broché: 320 pages
Editeur :
Editions L'Harmattan (15 mars 2016))
Collection : Logique sociales
Langue : Français
ISBN-13:
978-1611176766

    Par Nuné Nikoghosyan
 
    Avec les débats enflammés qui entourent la crise migratoire actuelle, la parution d’un ouvrage qui analyse la construction de « l’autre » contre un « nous » en termes culturels ne peut être qu’opportune. Najia Doutabaa-Charif, docteure en sociologie de l’Université Paris Nanterre, analyse ici l’altérité à travers la pratique culturelle de la visite de l’Institut du Monde Arabe (IMA) à Paris. Dès les premières lignes, l’auteure nous rappelle que la quête de connaissance du monde arabe par la population française (et généralement non arabe) s’instaure déjà avec la première crise pétrolière (1971) et s’accentue avec la guerre de Golfe (1990) et les attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis. Aujourd’hui, s’ajoute à cela la crise migratoire, elle-même issue des conflits armés depuis 2001 dans de nombreux pays arabes, et des attentats plus récents à Paris et ailleurs. Comme dans d’autres cas, cette quête de connaissance et de compréhension d’une autre culture est en partie satisfaite par des instituts culturels, le but étant alors d’ouvrir un dialogue entre les deux cultures (d’origine et d’accueil), dans une perspective de diplomatie publique et culturelle. Cet ouvrage ouvre des portes de compréhension des représentations que les visiteurs d’un tel institut ont envers « l’autre » culture, celle des pays arabes.

     Ainsi, l’enquête menée par l’auteure nous apprend sur le pourquoi et comment des activités des visiteurs de l’IMA. Doutabaa-Charif défend l’hypothèse qui « considère l’intérêt pour la production culturelle et artistique arabe en France comme une demande de connaissance, une tentative de construction cognitive pour rendre l’autre signifiant (c’est-à-dire doué de sens et de valeur) plus qu’une recherche ou un partage de jouissance esthétique » (p. 259). Ceci, d’autant plus que cet institut présente une offre culturelle plus large que celle d’un « simple » musée, s’appuyant sur une bibliothèque, une librairie, des rencontres-débats, des conférences, des soirées de musique ou de danse arabe, etc.

     L’enquête par questionnaire de Doutabaa-Charif auprès d’environ 210 visiteurs de l’IMA révèle des caractéristiques intéressantes quant aux motivations de visite. Nous voyons que d’une manière générale la population des visiteurs de l’IMA est similaire à la population des visiteurs d’institutions culturelles en France, selon les enquêtes sur les pratiques culturelles [1]. Par exemple, deux tiers de l’échantillon des visiteurs de l’IMA sont des femmes et la majorité a un statut socioprofessionnel plutôt élevé, comme c’est généralement le cas des publics d’autres institutions culturelles. En revanche, l’effet d’âge est plus ambigu : bien que toutes les tranches d’âges soient présentes d’une manière presque égale, les visiteurs entre 20 et 39 ans (souvent des étudiants) préfèrent plutôt fréquenter la bibliothèque alors que les plus âgés se mobilisent davantage pour les expositions.

     Il y a aussi des différences marquées quant aux motivations entre les visiteurs arabophones, ceux qui ne connaissent pas la langue et ceux qui l’apprennent. L’IMA sert donc aussi aux arabophones qui souhaitent garder un lien avec leur pays d’origine à travers la culture, ou à des étudiants et universitaires qui viennent approfondir leurs connaissances sur la culture, la langue, etc. L’auteure nous présente davantage de résultats intéressants issus de croisements d’axes tels que, en sus de ceux déjà mentionnés, la connaissance ou non d’un pays arabe, la fréquence des visites (régulières, occasionnelles, première fois), l’adhésion ou non à l’IMA et (le degré de) l’intérêt général pour la culture.

     Nous voyons, aussi, que les expositions viennent en tête des choix d’activités parmi celles proposées par l’IMA : la moitié des visiteurs disent visiter l’IMA d’abord pour les expositions. Viennent ensuite la librairie (permettant surtout l’achat des catalogues d’expositions et d’autres souvenirs) et la bibliothèque (endroit préféré des étudiants de la langue arabe). L’analyse montre que les centres d’intérêt des visiteurs portent en priorité sur l’histoire, les traditions, l’art et la culture arabes plutôt que sur la religion et la politique, bien que l’offre de l’IMA couvre tous ces domaines.

      L’auteure construit ici une typologie des visiteurs de l’IMA sur la base de leur « logiques ethno-socio-culturelles » (p. 138). Ainsi, le « visiteur curieux » a une motivation culturelle moyenne et aucune connaissance de la langue arabe ; il suit une logique de découverte, de divertissement culturel. L’« arabophone moyen » (typiquement un homme maghrébin) a une motivation culturelle moyenne, mais connaît bien la langue et se trouve dans une logique identitaire, motivée par une certaine nostalgie pour son pays d’origine. L’« investi » a une motivation culturelle élevée, mais ne connaît pas l’arabe, se retrouvant dans une logique d’approfondissement des connaissances, surtout s’il a des liens personnels avec des personnes d’origines arabes (Français nés dans un pays arabe ou ayant épousé un-e Arabe, etc.). Enfin, le « connaisseur » a une connaissance de l’arabe et une motivation culturelle élevées, étant dans une logique de spécialisation et d’études, surtout universitaires.

      Cette typologie est ensuite complétée par une deuxième, cette fois-ci basée sur vingt entretiens approfondis semi-directifs. Nous voyons ainsi d’abord des « généralistes », et leurs motivations de visite à l’IMA, qui s’intéressent à la culture arabe comme à toute autre culture. Viennent ensuite les « intéressés » qui « sont plus investis […] [et] ne cherchent pas seulement à se cultiver, mais aussi à comprendre certains faits relatifs à la culturel arabe » (p. 154). Enfin, il y a les « passionnés », visiteurs réguliers qui entretiennent des liens personnels étroits avec le monde arabe et qui « tentent de nourrir leur passion par une valorisation excessive de cette culture » (p. 154). Les analyses de cette typologie soulèvent plusieurs points intéressants, notamment la place centrale et presque incontournable qu’occupe le sujet de l’immigration, plus particulièrement d’origine arabe vers la France. Les interviewés reviennent fréquemment sur cet enjeu, souvent comme un problème social, malgré ou surtout devant une enquêtrice d’origine marocaine. Et ce bien que le sujet principal de l’étude soit une institution culturelle et artistique et non la migration.

      En effet, pour une bonne part des visiteurs, l’IMA est bien plus qu’une institution artistique : c’est une fenêtre sur le monde arabe que l’on essaie de comprendre, avec ou contre ses préjugés autour, par exemple, de la position de la femme dans l’espace social et culturel arabe, de l’Islam et de l’extrémisme religieux, des nombreuses guerres et des conflits armés depuis quelques décennies, etc. Les propos des interviewés montrent « des représentations de la culture arabe comme étant celle du passé, [alors que] la culture “actuelle” est définie, pour certains enquêtés, par rapport à ce qui se passe actuellement dans le monde arabe, “les problèmes” » (p. 220).

       Ces analyses permettent à l’auteure de conclure, confirmant son hypothèse, que l’IMA joue un rôle bien plus vaste qu’un centre artistique : « L’Institut du Monde Arabe est donc le médiateur, le transmetteur, jouant le rôle de relais, c’est-à-dire de mise en rapport entre une culture inconnue ou peu connue et un public, tout en répondant à des besoins tendant vers la création et la consolidation d’un lien social » (p. 191).

       Je regrette seulement l’absence du point de vue de l’IMA dans l’étude. Un entretien avec la direction de l’institut aurait alimenté les analyses, à mon avis. L’auteure nous présente très, voire trop, brièvement l’IMA – en quelques mots d’introduction et une annexe de deux pages – mais nous apprenons dès les premières lignes que l’ouverture de l’Institut en 1987 a été la cause de polémiques et de débats intenses, dans un contexte socio-politique marqué par des enjeux problématiques, y compris l’immigration. Mais, cette introduction reste limitée et nous n’apprenons pas davantage sur, par exemple, les clivages politiques au sein de l’IMA entre les cultures des différents pays arabes, dont l’auteure évoque quelques éléments en passant – y a-t-il des pays ou cultures plus exposés que d’autres, par exemple, et pourquoi ? De même, les informations quant à l’Institut et son offre culturelle et événementielle restent plutôt limitées. Par exemple, l’auteure insiste à plusieurs reprises sur la centralité des expositions – pour à la fois les visiteurs qui s’y intéressent et ceux qui les ignorent, où ceux qui connaissent la culture arabe (traditionnelle et/ou moderne) et ceux qui ne s’y intéressent pas, etc. –, mais seul le titre d’une exposition est cité (« Le Maroc de Matisse »), en passant. Néanmoins, prenons ces points plus comme des considérations pour des études ultérieures et des pistes de recherche à approfondir. Il serait également intéressant de comparer les résultats de cette étude avec ceux sur d’autres instituts similaires, notamment la Maison du Japon ou la Maison de l’Amérique latine à Paris.

       Au final, l’ouvrage présente une étude approfondie d’une réalité sociale d’actualité. Il s’agit d’examiner la quête de connaissance et de compréhension d’une culture à la fois très proche et très lointaine, une altérité à découvrir et à apprivoiser, avec des enjeux parfois problématiques au cœur des analyses. Cet ouvrage intéressera sans doute des spécialistes de nombreuses disciplines : autant les sociologues que les géographes, les philosophes et toute personne s’intéressant non seulement à l’art et la culture, mais aussi et surtout à la migration.

Références

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[1] Donnat Olivier, Les Pratiques culturelles des Français. Enquête 1997, Paris, La Documentation française, 1998.




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