Vendredi 26 Aout 2016

Peut-on lutter tout à la fois contre l’islamophobie et contre l’islamisme ? Réponse à Denis Collin, président de l’Université populaire d’Evreux


Il est souvent affirmé que la dénonciation de l'islamophobie et la lutte contre son développement, en particulier au cours des quinze dernières années en France (comme l'a rappelé, en ce mois d'août, ce qui est devenu "l'affaire du burkini"), mènerait nécessairement à une complicité avec les courants salafistes. Pour nombre d'hommes politiques et d'idéologues, de droite comme de gauche, cette thèse est devenue un lieu commun et constitue l'un des axes centraux du consensus islamophobe. Jean Batou montre dans cet article qu'elle ne repose sur rien et que "la lutte contre l’islam sectaire et l’islam politique réactionnaire ne passe pas par la multiplication des interdits" mais par une politique antiraciste conséquente et l'émergence d'une alternative anticapitaliste.



Jean Batou est Professeur des universités, membre honoraire de l'Institut d'études Politique de l'Université de Lausanne. Il est Professeur d'histoire contemporaine et rédacteur du bimensuel solidaritéS (Suisse). Il a entre autre publié Le développement inégal de l'Europe (1918-1939).

Homme musulman. Photo sous licence Creative Commons CC0 (Pixabay)
Article sous Licence creative Commons (CC BY-NC-ND 3.0 FR), issu du site Contretemps.


L’islamophobie est une forme de racisme qui considère les musulmans, voire les femmes et les hommes de culture musulmane, indépendamment de leurs croyances et de leur investissement religieux, comme porteurs de tares particulières: goût pour la violence, machisme, intolérance, irrationalité, soumission aveugle, etc. Elle revendique ainsi l’interdiction de leurs pratiques culturelles (alimentaires, vestimentaires, etc.) dans l’espace public, voire l’arrêt de l’immigration de leurs pays d’origine. De nombreux groupes d’extrême droite s’en revendiquent explicitement, à tel point qu’Enzo Traverso a pu écrire tout récemment que «compte tenu de cette culture xénophobe et de discrimination extrême, l’idée que les citoyens musulmans puissent être astreints à porter un croissant jaune sur leurs habits, comme les juifs une étoile jaune pendant la Seconde Guerre mondiale, ne paraît plus invraisemblable» (1).

Cette islamophobie s’inscrit certes dans la continuité du racisme de la période coloniale, qui discriminait l’indigène par rapport au citoyen en raison de l’incompatibilité présumée des coutumes et des institutions du premier (musulmanes, notamment) avec l’ordre social et les valeurs morales du second. Mais elle présente aussi des analogies avec l’antisémitisme de la première moitié du 20e siècle, en particulier dans l’aire germanique, qui entendait reformuler ‘l’identité nationale’ par opposition aux juifs. De la même façon, l’islam est utilisé aujourd’hui pour redéfinir une identité menacée par la mondialisation.

Tout cela n’empêche pas Denis Collin, professeur de philosophie dans un lycée d’Évreux et président de l’Université populaire de cette ville, de faire de la lutte contre l’islamophobie un cache-sexe du fondamentalisme musulman : «Partie des États islamistes les plus réactionnaires (Iran, Arabie Saoudite, Qatar) la ‘lutte contre l’islamophobie’, affirme-t-il dans un article publié en ligne le 12 juillet 2016, fait partie intégrante de la stratégie politique de conquête du pouvoir des diverses tendances de l’islam politique (…) » (2)

 
Salafistes et islamophobes

Tout d’abord, pourquoi D. Collin pense-t-il que la lutte contre l’islamophobie puisse amener la gauche internationaliste à renoncer à combattre l’islam salafiste et ses mentors sur les plans idéologique et politique ? Rappelons que l’islam sunnite n’a ni église ni clergé, ce qui a permis à la dynastie des Saoud, depuis la suppression du califat ottoman en 1924, grâce notamment au contrôle du pèlerinage, de se poser abusivement en gardienne de l’orthodoxie musulmane. Elle a ainsi exporté les conceptions étriquées de la secte wahhabite, pour qui les musulmans doivent revenir à l’islam des origines, dont elle présente d’ailleurs une image caricaturale (cf. Fred Donner www.youtube.com/watch?v=5RFK5u5lkhA). De plus, après la Seconde Guerre mondiale, le monopole de la rente pétrolière lui a permis de financer de nombreuses mosquées, centres islamiques, écoles coraniques, médias, etc. à l’échelle mondiale, avec le soutien des puissances occidentales qui voyaient en elle un rempart contre le « socialisme arabe ».

Pourtant, contrairement à ce qu’affirme Denis Collin, l’islamophobie n’est pas combattue par « les États islamistes les plus réactionnaires », puisqu’elle ne fait que confirmer l’impossibilité pour les musulmans de vivre « parmi les infidèles » et facilite le « gouvernement des corps et des esprits » par les salafistes. Pour cette raison, il est tout à fait légitime que la lutte contre l’islamophobie soit soutenue par la gauche laïque, anticolonialiste, antiraciste et féministe – du moins, celle qui n’a pas rompu avec le B.A-BA de la dialectique (lire à ce propos l’article de Daniel Bensaïd, « Etat de la pensée dialectique en France et dans le monde », septembre 2005, http://danielbensaid.org/Etat-de-la-pensee-dialectique-en). En effet, cette lutte est la condition d’un combat efficace contre le contrôle des populations issues de l’immigration postcoloniale par l’islam religieux sectaire et/ou par l’islam politique réactionnaire.

 
Question de classe et oppression postcoloniale

Denis Collin a raison de souligner que les musulmans ne sont pas assimilables aux organisations islamiques. Encore faut-il qu’une hostilité montante à leur égard ne les pousse pas dans les bras de celles-ci. Sur ce point, il est surprenant de lire sous sa plume, qu’en France, catholiques, protestants, orthodoxes, juifs, musulmans, agnostiques ou athées sont égaux devant la loi. Comme s’il n’existait pas d’autres sources de discriminations à l’égard de secteurs particulièrement défavorisés des classes populaires, stigmatisés de surcroît par leur statut postcolonial.

Or, aujourd’hui en France, un musulman ne peut pas être défini essentiellement comme quelqu’un «qui croit en totalité ou en partie ce que dit le Coran et en tire éventuellement quelques préceptes concernant sa propre vie». En réalité, sur le plan sociologique, c’est avant tout un travailleur ou une travailleuse mal payé, précaire, souvent chômeur, vivant dans des quartiers dégradés, victime au quotidien du racisme… C’est pourquoi, devant la faiblesse d’une gauche internationaliste, capable d’organiser la résistance de ceux et celles d’en bas, cet « islam populaire, bon enfant et qui ne pose aucun problème à quiconque » cède de plus en plus la place à la colère.

Denis Collin distingue « l’islam bon enfant » de la « la religion islamique », qu’il assimile à ses composantes religieuses ou politiques organisées. Si sa terminologie est un peu naïve, il comprend bien que l’islam sectaire (wahhabite, salafiste) et ses expressions politiques (Frères musulmans, etc.) ont effectivement mis la main sur « l’islam organisé ». Sur ce point, nous sommes en gros d’accord. Pourtant, ces courants ne se sont pas développés « en réaction aux tendances démocratiques et modernisatrices [de] l’empire ottoman au cours du 19e siècle », mais en réponse à la barbarie moderne de la Première Guerre mondiale. Comme son homologue européenne, la petite bourgeoisie musulmane a rejeté le discours révolutionnaire de l’Octobre russe, qui touchait de plein fouet l’islam, pour se tourner vers de nouvelles « utopies réactionnaires » que soutiendront effectivement les impérialistes britanniques et français (!!!) avant ceux des États-Unis.

 
Islams politiques réactionnaires et impérialismes

D. Collin ne fait pas dans la dentelle quand il évoque « l’accord historique entre Roosevelt et la dynastie Saoud signé sur le croiseur Quincy en 1945, [qui] va sceller l’alliance historique de l’impérialisme US et de l’islam fondamentaliste ». Les historiens auront raison de tousser… Mais il ne se trompe pas sur l’essentiel : depuis les années 1950, les États-Unis ont encouragé le wahhabisme, les Frères Musulmans et les ayatollahs conservateurs pour lutter contre les régimes progressistes de Mossadegh en Iran, de Nasser en Egypte, du Baath en Syrie et en Irak, etc. À ceci près que ces régimes n’avaient rien de laïc, contrairement à ce qu’il affirme… Il a raison aussi lorsqu’il évoque le soutien bien connu de la CIA aux Talibans, par le biais des services secrets pakistanais. Sans aucun doute, l’islam sectaire et l’islam politique réactionnaire sont partie intégrante du jeu des impérialismes à l’échelle mondiale. On pourrait ajouter que l’islam politique chiite table aujourd’hui habilement sur les rivalités inter-impérialistes en jouant la carte russe en Syrie et la carte US en Irak.

D’accord aussi avec D. Collin pour dire que l’islam politique est différencié, même si ses multiples courants partagent « une lecture plus ou moins littérale du Coran et qu’ils font de la soumission des femmes une question centrale de leur propagande ». D’accord aussi sur le fait qu’il représente « des forces politiques bourgeoises ». Pourtant, contrairement à ce qu’il affirme, leur hostilité « à la démocratie et à ses conséquences en matière de libertés individuelles » n’est pas une spécificité du monde musulman, mais une tendance générale du capitalisme dans le Sud Global. Présentent-elles « certains des caractères des organisations totalitaires » ? Oui, sans aucun doute, en encadrant les populations « par une propagande qui dispose de moyens importants » et en développant « un véritable gouvernement des corps et des esprits ». On en a vu cependant les limites en Egypte ou en Tunisie, où les deux expériences de pouvoir des Frères Musulmans et d’Ennahdha n’ont pas débouché sur l’installation de régimes totalitaires, mais sur d’imposantes mobilisations populaires d’opposition qui ont précipité leur discrédit.

En comparant le « capitalisme démocratique » occidental au « totalitarisme islamique », D. Collin ne voit pas que l’un domine les pays impérialistes, avec une tendance accrue à l’autoritarisme, tandis que l’autre contrôle quelques États du Sud, avec des difficultés croissantes, même en Arabie Saoudite… D’ailleurs, les Saoud ont préféré l’armée égyptienne « laïque » au gouvernement des Frères Musulmans pour faire face au peuple égyptien en colère.

 
Un ennemi en cache un autre

En Europe, D. Collin se trompe de cible lorsqu’il parle d’un « islamisme conquérant », alors que partout la droite et l’extrême droite raciste et islamophobe progressent de façon autrement inquiétante, lorsque la gauche ne présente pas une alternative antilibérale – pour ne pas dire anticapitaliste – forte. En même temps, il a raison de pointer le risque d’une conquête de la jeunesse précarisée d’origine musulmane par les réseaux salafistes, financés par l’argent du pétrole. Mais il se trompe sur la façon de la contrer.

La lutte contre l’islam sectaire et l’islam politique réactionnaire ne passe pas par la multiplication des interdits au nom d’une conception caricaturale de la laïcité, qui ne peut que leur donner une aura de victime. Il suppose avant tout  l’intégration des précaires, en particulier des jeunes, aux luttes sociales, et le refus de toute forme de racisme. Pour autant, cela ne signifie pas qu’il faille mettre en sourdine nos combats politiques et idéologiques pour les droits démocratiques, les droits des femmes, les droits des minorités sexuelles, etc. Au contraire, nous aurons d’autant plus de chances d’être écoutés que nous nous opposons sans réserve aux mesures discriminatoires à l’égard des musulmans.  

Pour D. Collin, «on doit, comme on le fait déjà aujourd’hui, continuer de garantir la liberté religieuse des musulmans comme celle de toutes les croyances. La foi est affaire de conscience et la liberté de conscience est un principe fondamental». Très bien. «Mais, ajoute-t-il, cette liberté de conscience n’autorise pas les croyants à régenter l’espace public en fonction de leurs croyances – dans les piscines comme dans les autres lieux publics, la mixité est la règle. De même, les enfants, quelles que soient leur religion, doivent être instruits des mêmes programmes fixés par les autorités politiques». Pas d’objection.

Cependant, quand il aborde la question du « voile », D. Collin commence à tout mélanger : d’abord il affirme que « les lieux institutionnels exigent souvent certaines règles de tenue » et que « dans de nombreux métiers, il existe une tenue réglementaire de travail ». Des arguments assez faibles, lorsqu’on comprend où il veut en venir. Il en déduit en effet, « qu’à l’école on se découvre devant le professeur », que « les fonctionnaires dans l’exercice de leurs fonctions ne doivent pas afficher leurs croyances religieuses (ou politiques d’ailleurs) », et que donc, « on ne voit pas pourquoi les islamistes seraient fondés à exiger que les femmes musulmanes puissent être soustraites à ces lois communes ». Mais il ne nous dit pas en quoi le fait de porter un foulard sur les cheveux empêcherait une enseignante de donner un cours sur l’évolution, ou à une élève de suivre le programme de l’école publique. Surtout, il ne se pose pas la question de la liberté de choix des femmes concernées, qui devrait pourtant être notre préoccupation essentielle.

 
Le venin est dans la queue

« Il est grand temps de donner un coup d’arrêt à l’islamisme », nous assène-t-il en conclusion. On aurait pu croire que c’était parce que l’islam sectaire et l’islam politique réactionnaire sont des forces rétrogrades. Mais non. C’est parce que ces organisations « heurtent de plein fouet les traditions nationales populaires (sic), agissant comme de puissants dissolvants des solidarités traditionnelles, et fournissent les instruments de division dont le patronat a besoin ». Pour ceux qui pouvaient croire naïvement, dans la tradition de Marx, que c’était le capitalisme lui-même qui agissait comme puissant dissolvant des solidarités traditionnelles et fournissait les instruments de division dont le patronat a besoin, voilà un autre ennemi, sans doute beaucoup moins impressionnant !

Mais ce serait oublier, explique D. Collin, que le problème numéro 1, du moins à en croire Laurent Bouvet, un politologue proche du PS français pour qui la vocation identitaire de la gauche est gage de sa réussite, c’est l’« insécurité culturelle ». Après avoir cité cette « autorité », il part littéralement en vrille, dénonçant « les fractions de la gauche radicale qui soutiennent l’islamisme » (sic) et qui « font ainsi, consciemment ou non, le jeu du Front National » (resic). Après un effort louable de discussion, que viennent donc faire de telles imprécations à la fin de son texte ? Le venin est dans la queue, disaient les Romains. Dont acte. Mais cette polémique n’est pas à l’honneur de son auteur et ne mérite évidemment aucune réponse.

(1). The Pluto Press Blog, 10 août 2016.
(2). Voir : http://la-sociale.viabloga.com/news/la-pretendue-islamophobie-et-la-fonction-politique-des-organisations-islamiques



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