Mardi 31 Mars 2020

Quand "l'Homme parfait" est une femme

Par Nelly Amri,



Nelly Amri est historienne et Professeur à l’Université de la Manouba de Tunis. Ses nombreux travaux portent sur l’histoire du soufisme, de la sainteté, notamment féminine, de l’hagiographie et du sentiment religieux en islam, plus particulièrement en Ifrîqiya et au Maghreb médiéval, ainsi que sur la vénération du Prophète Muhammad. Parmi ses dernières publications  : Un «  manuel  » ifrîqiyen d’adab soufi. Paroles de sagesse de ‘Abd al-Wahhâb al-Mzûghî (m.  675/1276), compagnon de Shâdhilî, Tunis, Contraste Ed., 2013 ; Sîdî Abû Sa‘îd al-Bâjî (1156-1231), Tunis, Contraste Ed., 2015 ; Croire au Maghreb médiéval (xive -xve siècle). La sainteté en question, Paris, Cerf, 2019. Elle a, d’autre part, dirigé avec Rachida Chih et Denis Gril, Le prophète de l’islam, numéro thématique, Archives de sciences sociales des religions, 178, juil.-sept. EHESS, Paris, 2017. 

Le présent texte est tiré du dernier numéro de Revue Conscience Soufie , n°3, mars 2020, p. 37-44. Pour les notes de bas de page, lire la version PDF de le revue .

«Dieu me proposa l’or, l’argent et le rubis ; je Lui dis : « Seigneur, Ta Face est bien meilleure». ‘Â’isha al-Mannûbiyya [1]


Introduction

Jusque-là, on connaissait surtout les «  folles en Dieu  » des premiers siècles de l’islam en Orient, dont la mémoire nous a été conservée par les nombreux dictionnaires biographiques et dont la folie en Dieu était devenue un véritable marqueur d’identité : Rayhâna al-Majnûna («  la folle  »), Maymûna al-Sawdâ’ al-Majnûna al-‘Âqila («  la folle sage »), ou encore Zahrâ’ al-Wâliha (« l’éperdue d’amour ») [2] . Plus près de notre sainte se trouve Fâtima bt Abî l-Muthannâ, maître d’Ibn ‘Arabî (m. 1240) : « En la voyant, on aurait pu dire qu’elle était une demeurée (hamqâ’), à quoi elle répondait : « le demeuré est celui qui ne connaît pas son Seigneur » [3] . Les fous en Dieu sont un type spirituel majeur en islam comme dans d’autres traditions religieuses ; leur sainteté paradoxale, partout où elle s’est manifestée, n’a pas laissé leurs contemporains indifférents [4] . La réception de la sainteté de ‘Â’isha al-Mannûbiyya (m. 1267) par la société de son temps en est un bel exemple. Que peut nous dire aujourd’hui la figure de sainteté incarnée par cette soufie ifrîqiyenne [5] du xiiie siècle dont la sainteté est, à bien des égards, «  admirable » plutôt «  qu’imitable » ? De surcroît une « ravie en Dieu » ayant suscité dans le Tunis de l’époque, polémique et condamnations, avant de recevoir une consécration, aussi bien par le commun que par les élites, et de connaître, dès le siècle suivant, une notoriété, puis un culte, qui ne devaient plus se démentir jusqu’à nos jours. Ce culte, jadis focalisé sur sa tombe, aujourd’hui disparue, dans l’ancien cimetière al-Gorjani à Tunis, s’est reporté sur les deux sanctuaires qui lui sont dédiés et qui furent érigés au xixème siècle par les Beys Husseinites, l’un, à la Manouba (bourgade natale de la sainte, à quelques kilomètres à l’Ouest de Tunis), et l’autre, dans la capitale même, dans le quartier qui porte son nom (al-Sayyida – la Dame) sur les hauteurs de la ville, surplombant la Sebkha du Sijoumi à l’ouest, et le faubourg sud de la ville, à l’Est. La tradition shâdhilite [6] tunisoise tardive a faite sienne la Dame de Tunis, que sa légende présente comme une disciple directe de Shâdhilî  ; les pratiques cultuelles hebdomadaires, parrainées par le maqâm (mausolée) de ce dernier, dans les deux sanctuaires dédiés à la sainte, consacrent ce lien et le maintiennent vivant [7] . 

Un monument à la gloire de « Dame ‘Â’isha » : les Manâqib al-Sayyida

C’est grâce à une hagiographie (manâqib, littéralement «  qualités, vertus, actions louables  ») que nous connaissons cette sainte [8] . Ce texte, une des rares hagiographies consacrée à une sainte au Maghreb, fut rédigé en toute vraisemblance au xivème siècle, pratiquement au même moment où est fixée la Vie de Shâdhilî et où commence à se mettre en place la tradition hagiographique qui lui est liée ainsi qu’à ses disciples, une période qui connaît une intense production hagiographique. Un récit primitif des Titres de gloire de Dame ‘Â’isha «  composé de quarante cahiers  », d’où l’hagiographe aurait puisé les prodiges post-mortem attribués à la sainte, circulait, semble-t-il, déjà à l’époque de la rédaction. Nous ignorons l’identité de l’auteur, imâm de la Mosquée de la Manouba, qui, comme nombre d’auteurs d’ouvrages de manâqib, cumule sciences exotériques et ésotériques. Le recueil se divise, de manière plutôt factice, en cinq chapitres, de longueur variable, le cinquième étant de loin le plus long  ; on y trouve mêlés invariablement propos de jactance, prodiges, exhortations et sentences. Proche, par l’usage de certaines formes dialectales, de ses sources orales, le recueil, comme du reste le genre manâqib, n’appartient pas moins à la tradition écrite ; il montre, d’autre part, que l’hagiographie islamique, à côté d’autres productions de la littérature dévote, véhicule et diffuse des notions et des idées que l’on croirait, à tort, uniquement réservées aux traités doctrinaux ou encore aux cercles étroits de quelques initiés. Ce texte, qui a gardé à travers les siècles une certaine stabilité, n’a cessé, depuis le xivème siècle, d’être recopié, y compris de la main de juristes mâlikites [9] et de prédicateurs renommés. Par leur nombre, leur caractère soigné et souvent exclusif à la sainte et les actes de donation à la Grande Mosquée de la Zitouna dont plusieurs ont fait l’objet par les Beys de Tunis et les plus hauts dignitaires de l’Etat, les copies qui nous sont parvenues attestent de la grande vénération portée à la Sayyida [10];

Une sainte en son milieu

‘Âisha al-Mannûbiyya est, à l’image de ces saints « fous en Dieu », réfractaire à toute tentative de l’enfermer dans un récit biographique, dans une trajectoire linéaire et repérable de vie ; de surcroît, cette dernière se réduit à quelques bribes que l’hagiographe laisse parcimonieusement échapper. Née vers 1198-9, à la Manouba, village faisant partie de la ceinture de vergers et de jardins entourant la ville de Tunis, son plat-pays, de parents dont seule l’identité nominale nous est donnée, ‘Â’isha est contemporaine de la lutte que les Almohades, héritiers spirituels du Mahdî Ibn Tûmart, et ses descendants Mu’minides du Maroc, livrent, en Ifrîqiya, aux Banû Ghâniya, derniers représentants des Almoravides, réfugiés aux Iles Baléares. Son enfance et sa jeunesse sont ponctuées par les nombreuses disettes et famines que connaît le pays à l’époque, celle de 1220 ayant été particulièrement rigoureuse. La jeune femme assiste en 1229, à la naissance de l’Etat hafside et mourra dix ans avant la fin du règne d’al-Mustansir (r. 1249-1277) qui prit officiellement le titre califal et prolongea la période de paix, de sécurité et d’essor économique inaugurée par son père Abû Zakariyyâ’. Sur le plan religieux, soufisme et mâlikisme affirment de plus en plus leur présence. L’école spirituelle d’Abû Madyan (m. v. 1197-8) [11], cette figure emblématique du soufisme maghrébin et andalou, comptait de nombreux maîtres dans la capitale hafside où une solide culture soufie, dont on retrouve des traces dans l’hagiographie de la sainte, commençait à s’épanouir, nourrie du flux constant des hommes et des doctrines entre Orient et Occident musulmans.

Au récit de son hagiographe, ‘Âisha passe, très tôt, pour folle et s’attire les foudres et railleries de son entourage à la Manouba ; à l’âge de douze ans, elle reçoit la vision d’alKhadir (en qui l’on reconnaît généralement la figure coranique de la sourate 18 : 65-82, l’initiateur des saints et des prophètes), qui l’aborde sous les traits d’un jeune homme et lui annonce son intention de l’épouser : « Tu es inscrite sur mes registres depuis 3000 ans », lui dit-il. La fillette prend peur. Craignant pour sa fille et afin de couper court aux ragots, son père décide de la marier, selon la coutume de l’époque, à son cousin germain ; ‘Â’isha refuse. On ignore à quelle date et dans quelles circonstances elle quitte sa bourgade natale de la Manouba pour s’installer à Tunis, dans une sorte de caravansérail, à l’une des portes de la ville, Bâb al-Fallâq, dans le faubourg sud. C’est de ce côté-ci de la ville qu’Abû l-Hasan al-Shâdhilî (m. 1258), avait également élu domicile lors de son séjour tunisois, de même que nombre de ses compagnons dont certains sont cités dans l’hagiographie de la sainte, ainsi que des soufis de la voie d’Abû Madyan. L’hagiographie de ‘Âisha évoque ses retraites pieuses au Jabal Zaghouan (au Sud de Tunis sur la route la reliant à Kairouan) en compagnie notamment de son plus proche disciple ‘Uthmân al-Haddâd, ses errances parmi les tombes, ou encore sa fréquentation de la mosquée du Saule (masjid al-Safsâfa), l’un des hauts-lieux du soufisme tunisois de l’époque. ‘Â’isha nous est montrée vivant au milieu de ses contemporains et à l’écoute de leurs doléances. Elle ne semble pas avoir exercé d’activité économique dont on ne trouve guère de trace dans l’hagiographie et aurait vécu des dons de ses contemporains, dons qu’elle redistribuait en aumônes aux plus pauvres. Son ravissement en Dieu (jadhb) lui avait attiré de nombreux reproches de la part de juristes de la capitale ; parmi ces griefs, le célibat – statut peu recommandable même s’il n’était pas exceptionnel – et la fréquentation des hommes, n’étaient pas des moindres ; on tenta même de lui appliquer le châtiment de lapidation. Doit-on conclure à une insertion difficile voire longue que l’hagiographie laisse, malgré tout, deviner ? Quoi qu’il en soit, la reconnaissance de la sainte par le milieu dévot et savant de la ville, dont de nombreux représentants sont des rapporteurs d’anecdotes sur elle, ainsi que par le politique, finit par arriver et paraît avoir devancé celle des habitants de sa bourgade natale. Elle mourut septuagénaire en 1267 et fut enterrée à Tunis, dans le cimetière, disparu aujourd’hui, du Sharaf (ou encore d’al-Gurjânî), dans le faubourg de Bâb al-Manâra.
Mausolée de ‘Âisha al-Mannûbiyya

Legs marial et héritage prophétique

Dans l’hagiographie islamique, les saints « ravis » se voient attribuer des paroles paradoxales ainsi que des propos de jactance à travers lesquels se profile une expérience du divin ainsi qu’un modèle spirituel qui s’éclaire à l’aune de la doctrine de la sainteté en islam [12]. Dans les mufâkharât qui lui sont attribuées, ‘Â’isha se proclame « vicaire de Dieu », déclare tenir sa science directement de Lui, et s’enorgueillit d’avoir appris le Coran de Dieu lui-même ; dans la mystique musulmane de nombreux saints, tel Abû Yazîd al-Bistâmî (m. 874), voient le texte révélé « descendre » sur leur cœur, à l’image du Prophète, sans jamais l’avoir appris auprès d’un maître. Déjà se profile un type spirituel, celui du saint ummî (terme dont la polysémie dépasse la traduction minimaliste « d’illettré » à laquelle il est généralement réduit) [13]. Les dons et grâces qui lui viennent directement de Dieu, pur produit de l’amour divin, de la volonté et de l’élection divines, en font une autre Marie dont la figure coranique incarne le modèle par excellence de sainteté féminine en islam et dont ‘Â’isha revendique l’héritage  ; qu’il s’agisse de Hakîm Tirmidhî (m. v. 910), de ‘Attâr (m. 1221 ou 1230) ou encore d’Ibn ‘Arabî, les maîtres du soufisme, suivant en cela le Prophète qui attesta de la perfection de Maryam, ont reconnu en la mère de Jésus le prototype de la sainteté la plus haute, entièrement soumise à la volonté divine, vivant sous son ombre, le cœur totalement orienté vers Dieu. ‘Â’isha revendique un triple legs marial, de gratification, de purification et d’élection.

« Je suis la déléguée de Dieu sur Sa terre et dans Ses cieux
Moi je n’ai pas reçu la voie par héritage,
mais comme un don de mon Seigneur ;
mon Seigneur m’a vue, m’a visitée et m’a prodigué
Ses dons.
J’ai hérité de Marie – paix sur elle – trois traits : le premier, la parole divine : « Car Dieu gratifie qui Il veut sans compter » [14] ; le deuxième, cet autre verset : « Ô Marie, d’où cela te vient-il ? Cela vient de Dieu, dit-elle » [15] et le troisième ce propos de Dieu – exalté soit-Il – : « Lors les anges dirent : « Marie, Dieu t’a élue et t’a purifiée : Il t’a élue sur les femmes des univers » [16].
Moi aussi, j’ai reçu trois qualités : Dieu m’a gratifiée, m’a parlé, m’a soutenue, m’a élue et m’a purifiée [17].


La sainte déclare, toujours sur le mode de la jactance, avoir reçu de l’Archange Mikâ’îl (l’ange préposé à la subsistance des créatures) et de Khadir, cité plusieurs fois dans l’hagiographie, un breuvage paradisiaque grâce auquel lui sont octroyées neuf vertus  : science, longanimité, certitude, recueillement, humilité, bénédiction, tendresse du cœur, chasteté et préservation [du péché]. La sainte a également reçu, lors de visions, les vertus des quatre Compagnons et premiers Califes : la fidélité d’Abû Bakr (r. 632-634), l’équité de ‘Umar (r. 634-644), la pudeur et la perfection de ‘Uthmân (r. 644-656), la science, l’ascétisme, la gravité empreinte de longanimité (waqâr) et le courage de ‘Alî (r. 656-661)  ; il s’agit de vertus archétypales dont la tradition crédite généralement ces quatre figures.
Si la sainte nie avoir reçu la Voie par héritage spirituel, dans le sens ici d’initiation, – d’ailleurs on ne lui connaît pas de maître dans la voie  –, ses Manâqib la dotent, néanmoins, d’une généalogie spirituelle où figurent, côte à côte, les deux grands maîtres spirituels d’Iraq, Junayd (m. 910) et ‘Abd al-Qâdir al-Jîlânî (m. 1165), ainsi qu’Ibn al-Fârid, le célèbre poète soufi égyptien surnommé «  le  sultan des amoureux » (m. 1234-5) et al-Shâdhilî (m. 1258) ; autant de saints que ‘A’isha a « vus », chacun l’investissant, au cours de ces visions, de sa voie et lui en transmettant la direction. L’économie du récit, renvoyant à un motif courant dans l’hagiographie, ne permet pas d’en déduire une initiation à proprement parler de la sainte par Shâdhilî, si souvent invoquée, et dont aucune trace n’a été conservée dans les hagiographies du maître. Par contre, il n’est pas impossible que la sainte ait frayé avec des compagnons du cheikh, restés à Tunis après le départ définitif de celui-ci, vers 1244, pour l’Orient. 

Le « patrimoine de sainteté » de ‘Â’isha ne s’arrête pas là ; en effet, son hagiographe en fait aussi une héritière des prophètes : pour chaque prophète cité (Nûh – Noé–, Adam, Shît – Seth–, Ibrâhîm, Dâwûd, Sulaymân, Mûsâ, ‘Isâ – Jésus et Shu‘ayb), elle revendique « la totalité de son héritage », à l’image du prophète Muhammad qui contient la totalité des types prophétiques et intègre en sa personne « les vertus spécifiques de chacun d’eux  » (Chodkiewicz). La notion d’héritage prophétique n’est pas nouvelle à l’époque, on la retrouve dans un hadîth célèbre : « Les savants sont les héritiers des prophètes (al-‘ulamâ’ warathat al-anbiyâ’)  »  ; cependant, elle devient un trait marquant de l’hagiologie islamique au xiiie siècle. Selon l’herméneutique soufie, les saints, qui sont « les savants par Dieu », se considèrent les véritables héritiers de la prophétie  ; pour Shâdhilî «  Tout prophète et tout envoyé a dans cette communauté un héritier »  ; lui-même déclare avoir puisé «  de dix océans, cinq adamiques et cinq spirituels » ; les premiers étant le Prophète et ses Compagnons, Abû Bakr, ‘Umar, ‘Uthmân et ‘Alî. 
Quant à son héritage à proprement parler muhammadien, ‘Â’isha déclare, toujours sur le mode de la jactance, l’avoir reçu du Prophète lui-même, le Maître par excellence [18] :
J’ai vu l’Envoyé de Dieu – que Dieu répande sur lui la prière et la paix – vingt-cinq fois au début, vingt-cinq fois à la fin, vingt-cinq fois dans l’état de perfection et vingt-cinq fois dans l’état de parfaite béatitude ; il s’est entretenu avec moi, il m’a parlé et m’a abreuvée de sa main ; il m’a serré la main.
Je suis le Pôle des pôles [19].

La vision du Rasûl (l’Envoyé) prend ici une dimension véritablement initiatique au sens technique, voire ritualisé, du terme  : le verbe, le breuvage et la poignée de main étant trois modalités de transmission de la voie et de l’initiation du novice par le maître. Apparaît aussi l’idée d’un voyage spirituel dont l’archétype reste le voyage nocturne du Prophète, et son ascension (mi‘râj) qui le conduisit au-delà du Jujubier de la Limite (Sidrat al-muntahâ) «  où, parmi les signes de son Seigneur, il a vu les plus grandioses  » (Coran 53  :18). Un autre passage des Manâqib évoque également l’héritage prophétique de la sainte. La présence du Prophète, notamment de sa réalité intérieure ou encore spirituelle, est patente dès les premières expériences mystiques et chez de célèbres soufis des ixème et xème siècles, tels Bistâmî (m. 874), Tustarî (m. 896), Tirmidhî (m. v. 910) ou encore Hallâj (m. 922) [20]  ; néanmoins, c’est surtout à partir du xiiième siècle qu’on assiste à l’élaboration d’une hagiologie centrée autour du Prophète [21]. En tout cas, l’hagiographie de Dame ‘Â’isha et le modèle spirituel à l’œuvre dans ses Manâqib, celui du « pôle » (la plus haute dignité dans la hiérarchie ésotérique des saints en islam), témoignent de cette sainteté prophétocentrique. ‘Âisha se proclame, en effet, à plusieurs reprises « pôle des pôles » (qutbat al-aqtâb – on peut remarquer, au passage, la féminisation de ce vocable) et « vicaire de Dieu » (khalîfat Allâh) ou encore « sa déléguée » ; l’hagiographie nous livre même une scène d’intronisation à cette station de « pôle » au cours de laquelle Dame ‘Âisha reçoit d’une assemblée de saints un serment d’allégeance (bay‘a) et est investie de la «  direction spirituelle »  ; s’agissant d’une femme, la chose est loin d’être anodine. Or, chez Ibn al-Fârid, le Pôle des pôles, cet axis mundi autour duquel pivotent toutes les réalités existenciées et tous les pôles, et qui est envoyé comme miséricorde pour les univers, n’est autre que la Réalité muhammadienne ; la lieutenance est l’un des autres noms du qutb et l’une de ses fonctions essentielles. Certes, Ibn ‘Arabî avait affirmé sans ambiguïté  : «  Il n’y a pas de qualité spirituelle qui appartienne aux hommes sans que les femmes y aient également accès. Les hommes et les femmes ont leur part de tous les degrés, y compris celui de la fonction de pôle » (hattâ fî l-qutbiyya) »22 ; il n’en demeure pas moins que la reconnaissance à une femme de cette dignité, de la plume même d’un imâm, uléma et soufi, dans le Tunis du xivème siècle, est un signe fort. L’hagiographie islamique fait des «  fous en Dieu  », et au-delà, des saints, les véritables « hommes » (‘Â’isha est d’ailleurs qualifiée comme telle : fa’innahâ min al-rijâl) 23 ; il s’agit ici d’une virilité spirituelle transcendant le masculin et le féminin. On remarquera aussi la dimension eschatologique attachée à ce magistère spirituel et la fonction d’intercession et de miséricorde universelle revendiquée pour la sainte : 

« Dieu m’a aimée ; Il m’a choisie ; Il m’a élue.
Il m’a parée, abreuvée et soutenue.
Dieu a fait de moi la parure des saints, le Pôle des pôles.
Je suis la cavalière des frères [en Dieu] ; Je suis la barque des voyageurs, Dieu – exalté soit-Il – m’a donné l’arche du salut

« […]J’ai reçu un pacte de Dieu qu’aucun des gens de mon siècle n’entrera en Enfer, à Dieu ne plaise ;
pour celui d’entre eux qui aura mérité le Feu, je dirai à Dieu :
« prends-moi à sa place ; n’en déplaise à Dieu qu’Il me déçoive ;
Je suis le Pôle du temps.
[…] Dix mille saints m’ont accordé le magistère spirituel et m’ont reconnue comme étant leur pôle, me déclarant : « tu es notre pôle, nous t’agréons et te confions la direction, nous t’adressons notre serment d’allégeance. […]
Je suis la vicaire de Dieu sur terre [24]


 « Ils errent, rendus fous par l’amour ».

 Si l’on devait suivre la typologie des «  ravis » établie par al-Yâfi‘î (m. 1367) [25], ‘Â’isha ferait partie de ceux qui «  sont vaincus par l’ivresse, dans l’amour de la Beauté divine ainsi contemplée, et qui errent, rendus fous par l’amour, absents au monde (ghâba ‘an al-wujûd) » [26]. Ne confie-t-elle pas à son disciple le jour de sa mort : « Voilà soixante-dix ans que mon cœur est absent en Dieu » [27] ? Leur raison est voilée aux hommes par leur amour de Dieu. D’où la grande liberté qui caractérise leur relation à la fois à Dieu et aux hommes. Ils sont souvent désignés comme les muhaddathûn, les gens de la confidence avec Dieu, directement instruits par Lui ; ce sont des saints à la parole inspirée, prophétisant et invectivant, dévoilant le peu de foi de leurs contemporains ou la déficience de leur adoration ; de nombreuses anecdotes dont l’hagiographie de ‘Â’isha est émaillée, illustrent cette idée. On a souvent évoqué leur nudité, parfois simplement de la tête, et cet état d’enfance qui les signalent à leurs contemporains  ; notre sainte dont l’hagiographe évoque «  la beauté, l’éclat et la grâce, d’une excellence telle que si quelqu’un la regardait, il risquait de succomber » allaitelle parfois dans les rues sans voile  ? En tout cas, cette exaltation de la transfiguration de la sainte, rayonnant de beauté divine, est un thème cher à l’hagiographie ; on sait que pour Ibn ‘Arabî «  la femme révèle le secret du Dieu miséricordieux » [28]. Dans l’hagiologie islamique, les « ravis » en Dieu sont protégés par le voile de la folie (junûn) qui n’est que leur apparence extérieure. L’hagiographe n’écrit-il pas zâhiruhâ junûn wa bâtinuhâ […] funûn (« son apparence extérieure est folie, mais raffinement des états spirituels est sa réalité intérieure  »)  ? Dieu Se les réserve jalousement comme on se réserve un serviteur, aussi sont-ils, à l’image de ‘Â’isha, « ignorés parmi les créatures ».

Ivre je suis
Toute ma vie et dans ma mort.
Eperdue d’amour
Me trouveront les deux Anges
Dans la tombe
A la rencontre de mon Seigneur
Ivre je serai.
[…] A l’océan de l’amour je me suis abreuvée
Par la porte de la Proximité, je suis entrée J’ai vu le Royaume
En présence de l’Aimé anéantis étaient les amoureux
Puis l’Aimé m’apparut
A l’instant, comblée, je fus [29]


Ce dernier propos n’est pas sans rappeler un aphorisme attribué à Dhû l-Nûn al-Misrî (m. 860), ce grand maître égyptien, parlant des saints  : «  Ils sont allés s’abreuver à l’océan de Son amour et ils y ont puisé la boisson qui désaltère » [30]. C’est vers la vision béatifique que tout leur être est tendu, comme le suggère le propos attribué à ‘Â’isha, mis en exergue à cet article, et où se profile clairement le modèle prophétique qui, entre le prophète-roi et le prophète-serviteur, choisit ce dernier [31].

Plus près de Dieu, plus près des hommes

Pour les maîtres soufis, on l’a dit, la sainteté est l’expression la plus parfaite de l’héritage prophétique  : le Prophète, après avoir reçu la révélation, est envoyé «  vers la totalité des hommes » (Coran 34 : 28). A l’image du Prophète, qui n’a été suscité que comme « miséricorde pour les Univers », le saint, d’après un propos attribué à Shâdhilî, est une « miséricorde dans les mondes ». Les pouvoirs miraculeux attribués à Sayyida al-Manûbiyya sont entièrement au service des hommes  : son hagiographe relate quelques cinquante-deux prodiges in vita et post mortem au nombre desquels figurent  : guérisons, libération de captif, pluies bénéfiques, secours dans l’indigence matérielle, protection des voyageurs et des transfuges, prédictions, restitution des facultés mentales, etc. Elle est sollicitée par des gens de toutes conditions, y compris par des savants, des juristes ou de hauts fonctionnaires. La dimension sotériologique est également très présente dans cette sainteté, l’hagiographie exaltant les pouvoirs d’intercession de la sainte à qui Dieu « donna l’arche du salut ». 

Magistère et Enseignement spirituel

Les «  ravis » en Dieu peuvent être aussi des maîtres spirituels, et l’hagiographe attribue à ‘Â’isha des disciples dont plusieurs sont cités dans ses Manâqib, et plus particulièrement ‘Uthmân al-Haddâd, à qui la lie un rapport à la fois maternel et d’initiation spirituelle ; le même rôle est tenu par Fâtima bt Abî l-Muthannâ, la « mère spirituelle » d’Ibn ‘Arabî, auprès de ce dernier [32]. L’hagiographie de ‘Â’isha lui attribue un certain nombre de sentences et d’exhortations à l’adresse de son disciple ; dans l’une d’elles on peut lire : « Ô ‘Uthmân, ne sois pas fier, ni orgueilleux ; recherche les lieux inhabités (al-khalâ’) et la retraite (al-khalwa) car si le serviteur vide son cœur du souvenir des hommes, il le remplit par Dieu – exalté soit-Il – ; évite les assemblées de fuqarâ’ de nos jours, car leurs réunions sont mensonge, leurs cœurs sont dépourvus d’intimité [avec Dieu] (uns) et de leur dhikr tout sentiment est absent » [33]. 

Conclusion

Nous avons rapidement exploré ici la figure de sainteté de ‘Â’isha al-Mannûbiyya, telle qu’elle se laisse appréhender à partir de son hagiographie médiévale, si tant est que l’historien ne peut jamais saisir que des représentations du saint, y compris dans la couche primitive des témoignages [34]. Celui que nous avons présenté ici révèle la place éminente de la femme dans la sainteté en islam, malgré le caractère lacunaire et parcimonieux de la documentation la concernant, comparativement à celle consacrée aux saints hommes [35]. La légende de Sayyida al-Mannûbiyya n’a cessé depuis le xivème siècle de se nourrir des attentes de ses dévots, de leurs besoins les plus ordinaires et de leurs aspirations les plus hautes ; elle aussi dit la « vérité » de la sainte. La croyance en l’élection de Dame ‘Â’isha, en sa proximité de Dieu et en sa vertu de miséricorde, continue d’attirer vers elle visiteurs et porteurs de requêtes ; pour eux, elle reste cette échelle tendue entre ciel et terre, ce « lieu du regard de Dieu sur le monde ». La figure du «  ravi » en Dieu, pour paradoxale et «  admirable  » qu’elle puisse être, ne serait peut-être pas aussi « inimitable » qu’il y paraît ; celle dont le cœur est entièrement éteint à lui-même, éperdu dans la présence divine, ne nous livre-t-elle pas finalement le sens de toute quête mystique, le but de tout cheminement ? Et si c’était cela l’ultime message de son hagiographie ?



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