Cet entretien est publié avec l'aimable autorisation de l'auteur.
Les mouvements d’opposition syriens viennent de se réunir au Qatar. Quel est le poids de l’émirat dans la résolution du conflit ?
C’est un poids grandissant. Le Qatar joue un rôle de plus en plus important dans le cadre du conflit syrien et cette nouvelle stature illustre les ambitions des dirigeants de l’émirat de s’ériger en pivot du monde arabe. C’est à Doha que s’est réunie l’opposition et où a été formée la nouvelle coalition. Cette dernière a d’abord été reconnue par le Qatar puis par les pays du Conseil de coopération du Golfe et enfin par la Ligue Arabe comme le représentant légitime du peuple syrien. Le Qatar a, quasiment depuis le départ, pris fait et cause pour le mouvement populaire syrien et s’est rendu incontournable en multipliant les initiatives diplomatiques destinées à mettre un terme au conflit. En ce sens, il n’a fait que poursuivre et continuer l’engagement qu’il avait eu pour les révoltes des autres pays car dès l’irruption du « Printemps arabe », le Qatar s’est prononcé en faveur des processus révolutionnaires notamment par le biais de sa chaîne Al-Jazeera. Ce fut vrai en Tunisie, en Egypte et ce soutien s’est même transformé en participation militaire à l’offensive de l’OTAN en Lybie. Le poids de l’émirat est donc croissant et le sera davantage car Doha a fait de la cause syrienne l’axe central de sa diplomatie régionale en se muant en chef de file des pays arabes dans la lutte contre le régime de Bachar al-Assad. C’est là une attitude politique et diplomatique « adoubée » d’une couverture religieuse. En effet, le mufti « officieux » du Qatar, le cheikh Al Qardawi a toujours été proche de la révolution et a constamment incité le Qatar, comme les autres pays arabes, à rompre les relations avec Damas et à soutenir la rébellion par tous les moyens.
Je suis très sceptique sur ce soutien. Un scepticisme qui s’accompagne de faits tangibles : après une enquête menée sur place, la DGSE a rédigé un rapport il y a quelques jours exonérant le Qatar de toute implication physique dans le Nord du Mali. Le deuxième élément est que je ne vois pas quel serait l’intérêt stratégique du Qatar d’intervenir dans le guêpier malien. Il faut rappeler que le Qatar est extrêmement riche (3e réserve mondiale de gaz, un million de barils de pétrole produit par jour) et qu’il n’ a donc pas besoin d’aller chercher ailleurs des intérêts économiques ou financiers. Le troisième élément tient dans la relation de plus en plus étroite entre la France et le Qatar qui ne plaide pas pour une intervention du pays en tant qu’Etat dans le Nord-Mali car elle serait contradictoire avec cette volonté affichée de densifier l’axe Paris-Doha. Il y a peut-être un certain nombre d’organisations non-gouvernementales ou d’associations caritatives (comme le Croissant Rouge qatari ou la Qatar Charity) qui se sont engagées dans cette région ou qui caressent l’idée de le faire. Ces dernières ont d’ailleurs l’habitude d’intervenir dans les endroits de crise du monde musulman tels la Corne de l’Afrique où au Bangladesh pour venir en aide aux réfugiés de Birmanie. Mais de là à passer la ligne de l’implication humanitaire stricto sensu à une incursion militaire ou à une participation effective aux côtés de forces islamistes de type salafiste ne relève pas de la réalité.
Il faut tout simplement scinder et distinguer l’intérêt du Qatar à l’égard du monde arabe et plus largement de la sphère musulmane des relations qu’il peut nouer et tisser avec l’Occident. Quand il discute dans le bassin qui lui est naturel, à savoir les pays du Golfe et le reste du monde arabe, le Qatar a une posture qui est différente de celle qu’il peut avoir avec la France et l’Occident en général. Le Qatar, depuis maintenant une quinzaine d’années, a toujours soutenu indirectement les mouvements de l’islam politique. Beaucoup ont trouvé refuge au Qatar : c’est le cas par exemple du soudanais Hassan al-Tourabi qui a souvent été invité, du tunisien Rached Ghannouchi qui a régulièrement pris la parole sur Al-Jazeera ou même de l’ancien leader du FIS Abassi Madani qui vit à Doha depuis quelques années. La chaîne a d’ailleurs servi de tribune aux mouvements de l’islam politique qui étaient réprimés par les régimes autocratiques. Donc ce n’est que la continuation d’une politique dont on percevait déjà les prémices avant même l’avènement du Printemps arabe. Ce mouvement n’a fait que catalyser et amplifier une ligne idéologique et une posture politique déjà engagées. Le Qatar a voulu se situer du bon côté de l’Histoire : il a parrainé la révolution en Tunisie, il a soutenu les Frères musulmans dans le mouvement post-Hosni Moubarak et aujourd’hui, il soutient clairement les insurgés en Syrie. C’est aussi le cas en Palestine : le Qatar est venu en aide au Hamas qu’il considère comme le représentant légitime de la Palestine, le mouvement ayant gagné les élections de janvier 2006. Donc on a là une convergence idéologique et religieuse doublée d’un intérêt politique à accompagner les nouveaux régimes qui, d’après le Qatar, sont destinés à rester aux commandes du pouvoir pour longtemps. En effet, en toile de fond - et c’est vérifiable au lendemain des révolutions arabes -, le référentiel islamique devient le premier carburant électoral pour les formations qui se présentent aux élections. On l’a vu dès 1992 en Algérie, puis en 2006 en Palestine et aujourd’hui dans le reste du monde arabe. Doha a donc parié sur cette mouvance pour engranger des dividendes politiques et servir ses intérêts sur le long terme.
Le bloc sunnite est de plus en plus une réalité. A la faveur de la crise syrienne, on a, de mon point de vue, une vision du monde et des représentations qui se font de plus en plus selon le clivage confessionnel. Cela s’est vérifié lors de la guerre civile en Irak et, aujourd’hui, en Syrie, l’opposition sunnite-chiite -avec l’apparition d’un bloc sunnite autour du Qatar et de l’Arabie Saoudite-, semble parvenir à sa pleine expression. Malheureusement, ce glissement s’opère de plus en plus dans le vocabulaire exprimé par les acteurs et cette polarisation s’accroit à mesure que s’intensifie la répression. C’est désormais le cœur de l’appareil répressif syrien (largement dominé par les Alaouites) soutenu par un certain nombre d’éléments iraniens voire même du Hezbollah libanais qui luttent contre une Armée syrienne libre dont l’essentiel des effectifs est de tradition sunnite. L’accroissement des tensions au Liban selon cette grille confessionnelle est un autre élément qui corrobore cette lecture du conflit. Quand on élargit la perspective, on constate qu’on a clairement un bloc chiite qui va de l’Iran au Sud-Liban et où la Syrie de Bachar El-Assad constitue un élément-clé qui s’oppose à un front sunnite où l’on retrouve aux côtés des insurgés syriens la minorité sunnite libanaise, le Hamas palestinien et les autres pays sunnites de la région qui gravitent autour du triumvirat Qatar-Arabie Saoudite-Turquie.
En ce qui concerne les dissensions entre l’Arabie Saoudite et le Qatar il y en a mais elles ont nettement baissé d’intensité. Nous ne sommes plus dans l’époque de la confrontation permanente voire obsessionnelle qui a caractérisé une grande partie du règne de Cheikh Hamad. Ce réchauffement s’est illustré par une visite du prince héritier saoudien en 2008 à Doha où on a assisté à une forme de réconciliation entre les deux pays à la faveur, encore une fois, de la convergence d’intérêts autour de la prégnance d’un « péril » qui devient de plus en plus menaçant. Prenons par exemple le cas du Bahreïn : avant même le cas syrien, on a là une collusion flagrante entre le Qatar, l’Arabie Saoudite et l’ensemble des pétromonarchies qui font bloc derrière le roi Khalifa pour contenir une insurrection à vocation démocratique mais qui a été perçue et dénigrée sous le prisme confessionnel.
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En complement, le lecteur pourra regarder l'émission "C dans l'air" du 22 Octobre 2012, sur le même sujet. Celle-ci fournie quelques clés de lecture et aborde les liens entre le Qatar et la France.