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Jeudi 4 Avril 2013

"Reconstruire la pensée religieuse de l'Islam" de Mohammed Iqbal (Partie 3/3)



Nous vous proposons la derniere partie de la recension de l'ouvrage de Mohammed Iqbal "Reconstruire la pensée religieuse de l'Islam". Le lecteur trouvera la permiere partie de la recension ici  et la seconde partie ici.

L'esprit de la culture musulmane

Mohammed Iqbal veut à travers cette thématique exposer quelques uns des concepts dominants de la culture islamique afin d'entrevoir le processus d'idéation qui les sous-tend. Mais avant tout, Iqbal affirme qu'il est d'abord nécessaire de comprendre la finalité de l'institution de la prophétie.

D'après Mohammed Iqbal, l'homme est primitivement gouverné par deux forces : la passion et l'instinct. La raison inductive est celle qui rend l'homme maître de son milieu. Le monde antique a produit de grands systèmes philosophiques à une époque où l'homme était relativement primitif. Partant de ce postulat, Mohammed Iqbal ajoute que le prophète de l'islam semble se tenir entre l'Antiquité et le monde moderne : sa source de révélation appartient au monde antique et l'esprit de sa révélation appartient au monde moderne. Pour Iqbal, la naissance de l'islam est la naissance de l'intelligence inductive, la prophétie atteint sa perfection en découvrant la nécessité de sa propre abolition. Cette compréhension est possible par le fait que la vie ne peut être tenue à jamais en lisière et que pour atteindre une pleine conscience de soi, l'homme doit être livré à ses propres ressources.
Pour évoquer l'idée d'abolition, Mohammed Iqbal cite divers exemples : l'abolition de la prêtrise et de la royauté héréditaire en islam, l'appel à la raison et à l'expérience qui sont mentionnés dans le Coran.

Les signes de la révélation coranique sont présents dans la nature avec le soleil, la lune, l'alternance du jour et de la nuit. C'est un devoir pour chaque musulman que de prêter attention à ce genre de signe. Mohammed Iqbal précise que c'est justement à cause de cette injonction coranique que les penseurs musulmans qui au départ plaçaient toute leur confiance dans les penseurs grecs sont entrés en conflit par la suite avec leurs théories. La philosophie grecque était de nature spéculative, elle aimait la théorie au détriment des faits contrairement au Coran qui a un esprit concret. Selon Mohammed Iqbal, c'est de cette incompatibilité qu'est né le véritable esprit de la culture musulmane.

Pour illustrer cette nouvelle révolte intellectuelle à l'encontre de la philosophie grecque, Mohammed Iqbal évoque Al Ghazali avec sa Revivification des sciences de la religion, Ibn Taymiyya (m.1328) et sa Réfutation de la logique où il montre que l'induction est la seule forme de raisonnement à laquelle on puisse se fier. C'est de cette manière que la méthode de l'observation et l'expérimentation est née. Les travaux des penseurs comme Al Kindi (m. 873) et Al Biruni (m. 1052) sur le fait que la sensation est proportionnelle à l'excitation sur le plan psychologique amènent à penser Mohammed Iqbal qu'il serait faux de dire que la méthode expérimentale est une découverte européenne. Selon lui, l'Europe a été lente à reconnaître l'origine islamique de sa méthode scientifique.
 
Pour Mohammed Iqbal, le point le plus important concernant la culture musulmane est que pour des fins de connaissance, elle s'attache à ce qui est concret, fini. La naissance de la méthode d'expérimentation n'est pas le fruit d'une conciliation avec la pensée grecque mais bien au contraire due à une guerre intellectuelle contre les théories philosophiques des Grecs. Mohammed Iqbal insiste sur le fait que pour lui la pensée grecque n'a en rien déterminé le caractère de la culture musulmane. A travers ses conférences, Mohammed Iqbal nous rappelle qu'il s'est efforcé de montrer que l'esprit anticlassique de la pensée moderne est né de la Révolte de l'islam contre la pensée grecque. Mohammed Iqbal préconise aux nouvelles générations d'étudiants musulmans de chercher la signification culturelle de la doctrine de la finalité dans l'islam.


Le principe du mouvement dans la structure de l'Islam

L'Islam rejette l'idée d'un univers statique mais adhère à une vision de dynamisme. Pour parler de l'unité mondiale dans la culture islamique, Mohammed Iqbal évoque la notion de "Tawhîd" qui réclame la fidélité envers Dieu. C'est un facteur vivant dans la vie intellectuelle et émotionnelle de l'humanité. La fidélité en Dieu est dans le même temps la fidélité de l'homme envers sa propre nature idéale. Sur le plan politique, c'est un moyen pratique de faire de ce principe un levier galvaniseur dans la vie intellectuelle et émotionnelle de l'humanité. Une société se doit d'avoir des principes éternels pour agencer et réglementer sa vie collective. Mohammed Iqbal rappelle que l'islam n'est ni un nationalisme ni un impérialisme, le but de la religion étant de «spiritualiser» les cœurs et toucher l'âme humaine. Les principes éternels tendent à immobiliser tout ce qui est mobile dans la nature. Pour illustrer cet immobilisme, Mohammed Iqbal va faire une comparaison entre l'Europe et la civilisation islamique.

Selon lui, cet immobilisme s'est traduit en Europe par l'échec dans la science politique et sociale et durant les cinq derniers siècles concernant l'Islam. Le principe du mouvement dans la structure de l'islam est l'Ijtihad. Cela signifie littéralement «faire des efforts». C'est aussi l'effort d'interprétation intellectuel en vue de déterminer, de façon indépendante, un jugement sur une question légale dans la jurisprudence islamique. Mohammed Iqbal rappelle qu'en raison de l'expansion politique de l'Islam une pensée juridique systématisée était une nécessité absolue. Iqbal cite des tentatives de cette réforme à travers les exemples d'Ibn Taymiyya ou plus récemment celui de la Turquie au lendemain de la Première Guerre mondiale.

Encore une fois Mohammed Iqbal se pose en conseiller des nouvelles générations de musulmans en précisant que l'Islam devrait se mettre «courageusement» à la tâche de la reconstruction qui s'offre à lui. Mohammed Iqbal détermine trois besoins essentiels pour l'humanité : une interprétation spirituelle de l'univers, une émancipation spirituelle de l'individu et des principes de portée universelle orientant l'évolution de la société humaine sur une base spirituelle. Mohammed Iqbal poursuit sa comparaison avec l'Europe moderne en rappelant que cette dernière a construit des systèmes idéalistes mais que ceux-ci ont démontré par l'expérience que la vérité révélée par la raison pure est incapable d'ébranler l'être humain au même titre que la révélation personnelle et donc de la foi religieuse. Selon Iqbal, la pensée pure a peu influencé les hommes alors que la religion a élevé des individus et transformé des sociétés entières. Mohammed Iqbal ajoute une critique acerbe en précisant que l'idéalisme de l'Europe est le fruit d'un égo perverti qui à travers des systèmes démocratiques qui ont exploité les pauvres au profit des riches, ce qui constitue une entrave au progrès éthique de l'homme. Ce qui est aussi à l'encontre d'un musulman, selon lui, car il est en possession de ces idées ultimes qui se basent sur une révélation. Mohammed Iqbal poursuit par le biais d'un avis historique en affirmant que les premiers musulmans de l'Asie préislamique n'étaient pas en mesure de comprendre réellement la signification de cette idée qui selon lui est fondamentale. Cette fois ci, Mohammed Iqbal émet un souhait en précisant que le musulman d'aujourd'hui se doit d'apprécier sa position actuelle et qu'il doit construire sa vie sociale en se basant sur les sources islamiques en déterminant les principes ultimes car l'Islam est, selon lui, une démocratie spirituelle.

La religion est-elle possible ?

La vie religieuse peut se diviser, de manière générale, en trois période : la période de «foi», de « Pensée » et de « découverte ». La première période étant pour l'individu ou le peuple une période de soumission totale sans compréhension rationnelle du but de l'ordre religieux. La soumission à la discipline est suivie par une compréhension rationnelle de la source ultime de son autorité. Au cours de la troisième période, la question métaphysique est remplacée par la question psychologique, la vie religieuse a pour ambition de rentrer en contact avec la Réalité ultime. L'homme acquiert une personnalité libre, la religion lui conférant un sentiment d'assimilation personnelle et de puissance.
 
Mohammed Iqbal va commencé par étudier le terme de « religion » à la manière d'un soufi musulman : « Aucune compréhension du Livre saint n'est possible avant qu'il soit réellement révélé au croyant de la même façon qu'il a été révélé au Prophète ». A travers cet angle, Mohammed Iqbal rappelle que la religion est connue sous le nom « malheureux » de mysticisme. Iqbal utilise le terme de « malheureux » car selon lui l'esprit du mysticisme reviendrait à nier la vie terrestre, échappant ainsi à toute connaissance empirique. Ce qui est, selon lui, contraire à l'esprit de la religion car cette dernière est basée sur l'expérience. Mohammed Iqbal rappelle la question de Kant : « La métaphysique est-elle possible ? » en précisant que ce dernier y avait répondu par la négative. Mohammed Iqbal ajoute que l'homme se fond sur l'expérience religieuse pour capter la réalité qui doit toujours demeurer individuelle et incommunicable. Iqbal critique le conservatisme en affirmant qu'il constitue une entrave à la liberté créatrice de l'égo et de n'importe quel domaine de l'activité humaine. L'expérience religieuse n'est pas un concept mais un fait vital pour Mohammed Iqbal. C'est une transformation biologique interne qui ne peut être perçue par des catégories «logiques». Selon Iqbal, la méthode des concepts n'est pas une méthode sérieuse pour approcher la réalité religieuse. La science peut faire l'impasse sur la métaphysique mais l'expert religieux ne peut ignorer la découverte de sa condition personnelle dans la constitution des choses car c'est lui qui a le plus à perdre car cela concerne le devenir de son égo en tant que centre personnel. C'est pourquoi Mohammed Iqbal rappelle que la possibilité de la religion en tant que forme d'expérience supérieure est parfaitement légitime et de ce fait elle réclame une attention importante et sérieuse. L'expérience religieuse est parfaitement naturelle à l'instar de nos expériences normales. Mohammed Iqbal en veut pour preuve qu'elle possède, pour ceux qui l'éprouvent, une valeur cognitive.

Considérer ces expériences comme pathologiques ou mystiques ne décidera pas en définitive de leur signification ou de leur valeur. Pour étayer son propos, Mohammed Iqbal cite deux exemples de personnages historiques à commencer par l'anglais Georges Fox (m. 1691) qui a été qualifié de névrosé mais qui dans le même temps, précise Mohammed Iqbal, a une influence indéniable sur la purification de la vie religieuse dans l'Angleterre de son époque. Le deuxième personnage cité par Iqbal est le prophète de l'islam Muhammad (m. en 632) qui a été traité de psychopathe. Donc pour Iqbal, si cela s'avérait être exact pour une personne qui a su insuffler une dynamique révolutionnaire au cœur d'une société archaïque en lui donnant une nouvelle orientation, en libérant des esclaves de leur conditions, alors il est d'un haut intérêt psychologique de rechercher quelle a été son expérience originale. Il s'agit pour les profanes de trouver une méthode efficace de recherche sur l'origine et la signification de cette incroyable expérience.

Conclusion

A travers l'ouvrage "Reconstruire la pensée religieuse de l'islam", tout lecteur ne peut être qu'admiratif face à l'indéniable érudition que Mohammed Iqbal possédait. Dans le même temps, on mesure aisément le remarquable travail de traduction, de la langue persane au français, et de compréhension de la pensée philosophique de Mohammed Iqbal par Eva de Vitray-Meyerovitch. Cet ouvrage, outre le fait qu'il permet de découvrir la pensée de Mohammed Iqbal, a une vocation de communication, un pont entre la culture européenne et la civilisation musulmane. Toutefois ces conférences, par la citation de notions et de théories scientifiques assez complexes, la citation de nombre d'intellectuels et de personnages qui ont jalonné l'histoire, s'adressaient à un public averti et cet ouvrage s'avère donc difficile d'accès pour un lecteur ordinaire. L'éclectisme de Mohammed Iqbal, fruit de sa formation universitaire européenne, son souci de pragmatisme, notamment visible dans sa conférence sur l'expérience empirique de la religion, témoignaient de son aptitude pédagogique à l'égard de son auditoire mais également vis à vis des générations postérieures qui étudient sa pensée. Cette dernière, nous l'avons mentionné précédemment, est encore méconnue en Europe, du moins par le public francophone. L'oeuvre de Mohammed Iqbal ne s'est pas limitée à la seule dimension poétique. La poésie, comme l'a rappelé Mohammed Iqbal dans l'une de ces conférences, a une dimension symbolique au contraire de la religion qui permet au croyant de repousser ses limites en cherchant la signification de son existence par le biais de questions métaphysiques et par là même aspirer à des principes éternels que la science moderne ne peut percevoir ni expliquer rationnellement. Encore une fois, il faut souligner son aptitude pédagogique et sa didactique quant à faire comprendre qu'il est important d'étudier et de réformer quand cela s'avère nécessaire non pas l'islam mais la pensée religieuse de l'Islam, et comme il l'a précisé d'étudier les connaissances modernes et d'apprécier justement les enseignements de l'Islam à la lumière de ces connaissances. Il est impérieux et nécessaire de poursuivre le travail de découverte commencé par Eva de Vitray-Meyerovitch sur la pensée de Mohammed Iqbal à destination des générations actuelles et futures.



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